De l'expérience poétique du sublime à la critique écologique de la croissance, Ralph Waldo Emerson et Christian Arnsperger interrogent les rapports finis de l'humanité avec la nature.

La publication simultanée de deux ouvrages écrits à près de deux siècles d’intervalle est l’occasion pour les lecteurs français de croiser deux réflexions sur un même objet : les rapports problématiques de l’humanité avec la nature. Le premier ouvrage a été écrit par Ralph Waldo Emerson en 1836 et s’intitule sobrement La Nature. Le second, tout juste paru sous le titre L’Existence écologique, est de la main de l’économiste Christian Arnsperger.

Par-delà leur distance temporelle et théorique, ces deux auteurs envisagent les conditions d’une réconciliation des humains avec une nature qu’ils ont négligée, exploitée et passablement détruite. Emerson est contemporain des débuts de l’ère industrielle. Son propos consiste à anticiper et prévenir les dérives de l’industrie. Arnsperger, pour sa part, assiste à l’emballement de l’anthropocène. Il s’efforce de critiquer le culte de la croissance qui s’est imposé en économie. Le premier adresse au lecteur une réflexion lyrique et poétique, le second un essai scientifique, mais tous deux nous invitent à transformer radicalement notre attitude vis-à-vis de la nature.

Emerson et l’éternelle beauté du monde

Ralph Waldo Emerson (1803-1882), essayiste, philosophe et poète américain, est sans doute moins célèbre que son disciple Henry David Thoreau. C’est pourtant son essai La Nature, publié anonymement en 1836, qui a inspiré à ce dernier les principes de Walden ou la Vie dans les bois (1854). Elle-même nourrie par la littérature et la philosophie européennes qu’il a rencontrées lors de ses voyages en Italie, en France ou encore au Royaume-Uni, l'œuvre d'Emerson fait aujourd'hui l'objet de nouvelles éditions et s’impose désormais comme une référence centrale de la pensée moderne.

Rapportée à la catégorie de « transcendantalisme », cette pensée considère qu’on trouve dans la nature, et par exemple dans les forêts sauvages, quelque chose de fondamentalement bon et inspirant, que l’on ne retrouvera jamais dans les villes ou les espaces dits civilisés. Et c'est ce renoncement à la ville, teinté de romantisme, qui ouvre la voie à la construction d'un nouveau rapport entre soi et la nature.

Mais cela ne se réduit pas à un parti-pris théorique. Emerson en a acquis l’intime conviction au cours de promenades dans les bois ou de traversées de marais, qui lui ont rendu tout à fait concrète l’idée selon laquelle la nature était capable de réparer toutes les erreurs humaines et d’apaiser la vie intérieure. Grâce à elle, toute forme d’égoïsme s’évanouit et l’individu fait l’expérience de la circulation, à l’intérieur de lui-même, de l’Être universel. Ainsi, Emerson se sent « l’amant d’une beauté expansive et immortelle ».

Dans cette perspective, Emerson redéfinit l’horizon de la sagesse pour son époque : le sage n’est pas celui qui se lance dans le circuit de l’argent ou qui se laisse porter par le flot des marchandises ; le véritable flux qui doit le transporter n’est autre que celui de la nature, que l’on peut suivre d’un regard méditatif en se promenant le long d’une rivière.

En d’autres termes, le philosophe se fait poète, dont les sens s’affinent et se développent au gré des changements de la nature. Ainsi inspiré, il découvre une langue magnifique qui lui fournit des images à profusion et un support sans cesse changeant pour l’activité de son esprit.

Le texte d’Emerson se double enfin d’une profondeur mystique lorsqu’il affirme que la contemplation de la nature suscite en lui un sentiment d’admiration quasi-religieux, de l'ordre du sublime. C’est en effet la nature qui le conduit à rencontrer Dieu, cet Être Suprême qui ne se contente pas de maintenir la nature autour de nous, mais qui la fait pénétrer en nous. L’humain est, en ce sens, planté dans le sein de Dieu comme un arbre l’est dans la terre. De là nait le sentiment de l’unité de toutes choses.

Arnsperger et les limites de la croissance

Le ton employé par l'économiste Christian Arnsperger dans son essai est tout autre. Néanmoins, c'est dans une perspective existentielle qu'il formule sa critique de la croissance économie, s'intéressant aux manières d’être et aux formes d'habitation concrètes qui façonnent notre rapport à la nature.

Inspiré par les travaux d’Ivan Illich, d’André Gorz, et plus récemment de Serge Latouche et de Dominique Bourg, avec qui il a travaillé, l’auteur s’attache à élaborer une anthropologie de l’« après-croissance », destinée à éclairer d’un jour nouveau les rapports possibles des humains et de la nature.

Mais l’originalité de son propos tient à l’articulation qu’il propose de la notion d’économie avec celle d’existence. Il remarque en effet que la première est traversée d’enjeux proprement existentiels tels que l’angoisse de la mort, la hantise du manque, la peur de la souffrance et la fragilité humaine. C’est d’ailleurs autour de la notion de finitude (finitude des ressources, de l’être humain, du corps ou encore de la santé) que l’auteur structure son ouvrage — comme l’ont fait avant lui certains économistes classiques, à commencer par Smith, Ricardo ou Marx. Arnsperger accentue ce trait en affirmant que nos interactions (avec la nature et avec les autres) sont tout autant le produit que la cause des angoisses suscitées par cette finitude.

Le point de départ de ces analyses est la remise en question d’une idée centrale de l’orthodoxie économique, à savoir la croyance en une croissance infinie, qui laisse penser que la logique économique coïncide avec le bonheur de l’humanité. Or, la mise au point opérée par l’économiste est d’autant plus opportune que la consommation représente pour beaucoup d’individu un moyen d’accès effectif au bien être, et ce malgré leur conscience des limites de l’exploitation de la nature.

Selon Arnsperger, le premier travail à faire concerne la définition même de la « nature » : il importe de se débarrasser de nombreuses représentations fausses de la nature, à commencer par celle de « nature humaine », supposée fixe et immuable, afin de lui substituer l’idée d’une « condition » humaine, construite historiquement et socialement. C’est à cette condition que l’on sortira de l’aliénation dans laquelle nous plonge le système économique actuel et que l’on saura renouer avec certaines potentialités humaines telles que la gratuité ou la solidarité, exclues de la logique de la croissance.

En somme, ce sont les fondations du système économique actuel que l’auteur s’attèle à ébranler dans son ouvrage. Pour autant, ce n’est pas en revenant à des critiques anciennes (et notamment marxiste) du capitalisme qu’il le fait, mais en mettant au jour les enjeux proprement existentiels d’une telle organisation du monde : le capitalisme apparaît comme une manière défectueuse de gérer la finitude sous toutes ses formes.

Une telle approche permet de concevoir l'anthropocène comme une crise à la fois environnementale, économique et anthropologique, dans laquelle la finitude de l’humain et celle de la biosphère se rejoignent. L’appel à la transformation du regard que les humains portent sur la nature et à la recomposition de leurs rapports, déjà formulé par Emerson, ne s’en trouve que renforcé.