Une fine analyse des permanences et mutations de la gauche française depuis la fin du XIXe siècle, sans oublier son actualité incertaine.

La formule de François Mitterrand est célèbre : « le centre n’est ni de gauche, ni de gauche ». Aujourd’hui, si le centre n’est pas à gauche, où la gauche se situe-t-elle ? Au travers de l’Histoire, quelles sont ses controverses, ses divisions, ses points communs ? A présent, sur quelle analyse rétrospective peut-elle compter pour se redéfinir, se réinventer, être en phase avec les enjeux prioritaires du présent et du futur proche ?

Dans son ouvrage Pourquoi la gauche, Gilles Candar retrace plus de 150 ans de traversée de la gauche en France, de la Commune à nos jours. Spécialiste des mouvements de gauche, biographe de Jean Jaurès ou Marcel Cachin, l’auteur dirige depuis 2005 la Société d’études jaurésiennes et enseigne en classes préparatoires au Mans et à Nantes. Son principal mérite, et l’intérêt central de son ouvrage, réside dans l’analyse des continuités et ruptures dans l’histoire de la gauche française, ses contradictions et ses succès.

De la proclamation de la République en 1870 à la fin dans la douleur du quinquennat Hollande en 2017, la gauche hexagonale s’est retrouvée à de nombreuses reprises en tension entre les partisans de la réforme et ceux de la rupture, les progressistes et les révolutionnaires, tout en s’efforçant de garder comme boussole ses valeurs fondatrices.

La République sociale, une ébauche contrariée (1871-1914)

La première partie, la plus classique de l’ouvrage, permet de mettre en perspective l’invention d’une « culture de gauche », son arrimage à la République après un XIXème siècle marqué par une grande variété de régimes politiques (Empire, Monarchie, République), autant que les oppositions qui la traversent. Rappelant Combes, Clemenceau, Briand, Guesde, Vaillant et bien entendu Jaurès, l’auteur restitue le contexte de l’époque en ce qu’il apparaît de manière constante et heurtée comme un champ d’affrontement, de recherche d’équilibre entre l’idéal et le réel.

Plutôt que de paraphraser celui qui fut assassiné à l’aube de la Grande Guerre, rappelons ici ses mots : « il faut que le socialisme soit supérieur à la société d’aujourd’hui, non seulement par la supériorité du but qu’il propose, mais par la supériorité des moyens qu’il emploie […]. A force de vertu, de travail, de fidélité à la parole, de solidarité agissante, de culture de la pensée et de la volonté. »

La gauche, la paix et les guerres (1914-1962)

La chapitre suivant semble plus original, plus précis, plus acéré, en ce qu’il réussit à rendre compte de la difficulté du fait guerrier pour une gauche depuis toujours attachée dans ses valeurs à la paix.

Gilles Candar résume ainsi la situation : « La guerre a marqué le XXème siècle bien davantage encore que le siècle précédent, avec ses deux guerres mondiales particulièrement dévastatrices et le grand nombre de conflits localisés, souvent liés à la décolonisation ou à ses suites. Les gauches n’ont donc pas pu faire autrement que de se confronter à cette dure réalité. »  

Evoquant les travaux de Jean-Jacques Becker, Madeleine Rebérioux ou Vincent Duclert, il démontre avec brio comment pacifisme et activisme, internationalisme et colonialisme (les passages sur la Guerre du Rif au Maroc sont remarquablement mis en perspective), collaboration et résistance ont tenaillé les gauches tout au long de la première moitié du XXème siècle.

Pour un Préfet radical-socialiste, héros face à la barbarie nazie comme Jean Moulin, combien de maires comme Adrien Marquet à Bordeaux, pourtant ministre de la IIIème République, ou Léon Betoulle à Limoges, maire sans discontinuer de 1912 à 1956 (excepté à la fin du régime de Vichy et à la Libération), qui se sont compromis avec l’occupant nazi, par le biais d’alliance avérée ou objective avec ceux qui les ont pourtant toujours et si durement combattus à l’époque de Léon Blum et du Front Populaire ?

La période de la décolonisation, l’essor du communisme et les ambivalences de la IVème République sont décrites avec le soin d’un entomologiste, rappelant l’honneur de Pierre Mendès-France, le déshonneur de Guy Mollet, les oscillations successives de Maurice Thorez. Dans un contexte de Guerre Froide et de dynamique démographique du pays, la gauche a toujours oscillé dans ses moyens d’action, l’auteur rappelant à juste titre qu’il « serait vain de chercher dans un passé mythifié une belle unité qui n’a évidemment jamais existé ».

Tantôt bloc, tantôt cartel, tantôt front, les gauches ont toujours hésité sur les bonnes stratégies, malgré une constante indéniable : divisées, elles perdent ; unies, elles peuvent gagner. Aidée par l’émergence des partis et l’esprit de conciliation de ses dirigeants en dépit des désaccords, la gauche n’en a pas moins péché tout au long de la période par ce que Gérard Grunberg nomma en 1992 « le long remords du pouvoir ». Le poids de l’extrême gauche, l’influence parfois modératrice ou radicalisée des forces syndicales ou associatives et les oppositions résolues entre une mouvance socialiste solidement arrimée à l’ouest, quand la mouvance communiste regardait vers l’est, ont longtemps été un frein à une union qui seule rendait l’accession au pouvoir envisageable et son maintien dans la durée possible. 

La gauche au contemporain (1958-2021)

En dépit de cela, les grandes figures de la seconde moitié du XXème siècle ont acté le fait que l’union est un combat. De François Mitterrand à Georges Marchais, de Michel Rocard à Pierre Mauroy, de Jean-Pierre Chevènement à Edith Cresson, de Lionel Jospin à Laurent Fabius, de Martine Aubry à Ségolène Royal, tous ces leaders se sont efforcés de faire de l’unité un talisman, dans un contexte où la droite au pouvoir, gaullienne et gaulliste d’abord, giscardienne et chiraquienne ensuite, sarkozyste enfin, a au total gouverné plus longtemps qu’elle au gré d’alternances qui ont entériné, jusqu’au 21 avril 2002, la maturité démocratique de la vie politique du pays.

Sans entrer dans les détails, arrêtons-nous sur les deux septennats de François Mitterrand, pour voir dans quelle mesure ils ont à la fois marqué l’histoire de la gauche et celle de la France. Plutôt que d’insister sur les bien connues abolition de la peine de mort ou cinquième semaine de congés payés, il faut se rappeler ce qu’était la France d’avant 1981 et d’avant 1995 pour les plus jeunes d’entre nous : un pays où jamais une femme n’avait été nommée Première Ministre ; un pays ultra-centralisé où tout procédait d’un Etat central à la fois puissant et souvent impécunieux ; un pays où l’IVG n’était pas remboursée et où les homosexuels étaient fichés par la police ; un pays où les droits des locataires dans les immeubles et des travailleurs dans les entreprises étaient peu protégés, sans oublier les bases jetées d’un revenu de subsistance (RMI en 1988) ou une ambitieuse politique culturelle sous l’égide de l’emblématique ministre Jack Lang.

Face à cette œuvre considérable et structurante, comment expliquer avec le recul les défaites, les échecs, les égarements ? Le suicide de l’ouvrier devenu Premier Ministre Pierre Bérégovoy le 1er mai 1993, jour de la fête du travail, résume à lui seul la grandeur et la gravité des questions posées à la gauche, politiquement, moralement, presque éthiquement. A l’aspect moral de l’engagement, répondent avec difficulté le rapport au pouvoir, les rivalités d’ambitions, les scandales politico-financiers ou l’écart parfois substantiel entre les espoirs suscités et les déceptions générées.

Pendant quelques années, de 1997 à 2002, la gauche plurielle parviendra toutefois à donner l’impression de conjurer le sort, installer le « réformisme radical » dans la durée, avec des personnalités socialistes de premier ordre au gouvernement (Elisabeth Guigou, Hubert Védrine, Alain Richard, y compris les plus contemporains, Jean-Luc Mélenchon ou Dominique Strauss-Kahn), la participation de l’allié communiste (époque Robert Hue et Marie-George Buffet) et l’entrée pour la première fois dans un gouvernement d’une ministre écologiste en la personne de Dominique Voynet. Des mesures emblématiques sont entrées en vigueur grâce à Martine Aubry (35 heures, Couverture Maladie Universelle, Aide Médicale d’Etat), Jean-Claude Gayssot (loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite SRU), Elisabeth Guigou (PACS), Ségolène Royal (allocation de rentrée scolaire, congé paternité), Marylise Lebranchu (parité entre femmes et hommes dans les fonctions électives…) ou la députée Christiane Taubira, qui donne son nom à la loi de 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité. Un tel bilan, remarquable par l’alliance entre des résultats économiques meilleurs que ses voisins, une politique sociale ambitieuse et des réformes sociétales majeures, se solde pourtant par le désastre pour la gauche d’un second tour de l’élection présidentielle opposant le candidat sortant de droite Jacques Chirac à celui de l’extrême droite Jean-Marie Le Pen.

Pour expliquer ce phénomène, beaucoup de raisons ont été avancées. Celles mises en exergue par l’auteur semblent également pertinentes : dépolitisation ou modalités différentes de socialisation politique des Français, sentiment d’éloignement des classes moyennes et des couches populaires, inversion du calendrier électoral entre scrutin législatif et présidentiel. On pourrait également ajouter ici l’essor d’un individualisme exacerbé, la montée des tentations xénophobes ou populistes et la capacité des autres camps politiques à « surfer » sur les frustrations ou impensés d’une certaine gauche dans sa conception ou son exercice du pouvoir (verticalité, misogynie…).

Avant de terminer son ouvrage, Gilles Candar consacre des pages étayées et nuancées au « mandat difficile de François Hollande »   , après les 16% obtenus par Lionel Jospin au premier tour en 2002 et les 47% obtenus par Ségolène Royal au second tour en 2007. Mettant en valeur les différences réelles entre les différentes mouvances de la gauche sur l’Europe, l’impact durable du référendum de 2005, le poids croissant des préoccupations environnementales ou le rapport aux évolutions sociologiques du pays, il qualifie l’évolution de la gauche en général et du PS en particulier de « chaotique ». Comment ne pas lui donner raison quand on constate, à la fin du quinquennat de François Hollande, la déroute électorale et l’érosion régulière lors des scrutins intermédiaires ?

Pourtant, là aussi, le mandat de François Hollande est marqué par d’importantes réformes et progrès sociaux, moments politiques qui font date dans un pays fracturé et traversé par des tensions sociales et territoriales renouvelées : accord de Paris sur le climat (Laurent Fabius), mesures fiscales portant sur les plus hauts revenus ou patrimoines (Michel Sapin), loi ALUR (Cécile Duflot), droits des consommateurs et essor de l’économie sociale et solidaire (Benoît Hamon), transition écologique et développement des énergies renouvelables (Ségolène Royal), mariage pour tous (Christiane Taubira et Dominique Bertinotti), réforme des rythmes scolaires (Vincent Peillon), renouveau de la politique industrielle (Arnaud Montebourg), pour n’en citer que quelques-uns des plus emblématiques.

Mais les fractures à gauche, accentuées par la posture martiale d’un Premier Ministre nommé alors qu’il n’avait pourtant récolté que 5% lors de la primaire de 2011, insistant sur l’existence d’hypothétiques gauches irréconciliables (Manuel Valls) à la différence de son prédécesseur loyal et rassembleur (Jean-Marc Ayrault), se transforment peu à peu en frontières apparemment infranchissables. Les multiples attentats terroristes qui ont ensanglanté le pays, l’essor des chaînes d’information en continu et le poids croissant des réseaux sociaux contribuent à brouiller l’image et, in fine, à couper le son. Un discours politique parfois inadéquat ou trop communiquant, un pouvoir médiatique souvent hostile, des erreurs ou fautes politiques (l'affaire Leonarda, le projet de déchéance de nationalité, la politique migratoire crispée qui refuse d’affronter frontalement la vision xénophobe de l’extrême droite et sécuritaire de la droite), le ralliement plus ou moins tacite d’une partie de l’intellegentsia de gauche à une « vision atlantiste et libérale »   ont pu susciter autant de sentiments de trahison de la part d’une partie de l’électorat, ou d’impressions de reniements pour une autre partie de la gauche, qui avait pourtant contribué à l’accession à l’Elysée du Président de la République François Hollande pour éviter un second mandat de Nicolas Sarkozy.

Cet « archipel dispersé » conduit, pour la première fois de la Vème République, un Président à se trouver dans l’impossibilité de se représenter, du fait de la trahison méthodique de son ancien Premier Ministre et du parcours fulgurant de son ancien ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique. Issu du centre gauche, Emmanuel Macron, avec une maestria réelle et une réponse apportée au besoin de renouvellement, parvient à devancer en 2017 non seulement tous les candidats de gauche (Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon), mais également celui de la droite empêtré dans des affaires (François Fillon) et d’extrême droite (Marine Le Pen, pour le Front National devenu Rassemblement National).

Le seul courant qui semble, jusque-là, tirer son épingle du jeu, est celui des « insoumis », dans le sillage de leur charismatique leader, qui parvient à la fois à regagner en partie la confiance des classes moyennes et populaires, tout en conservant une part substantielle de l’approbation ou le vote des classes supérieures et professions intellectuelles. Il est parvenu, face à des socialistes et écologistes parfois englués dans l’autocritique permanente, l’absence de recul et les vaines querelles, à imposer ses thèmes et à assurer une hégémonie provisoire à gauche, grâce à un véritable travail de fond et une confrontation assumée avec l’extrême droite et le centre droit libéral, personnifié aujourd’hui par le Président Emmanuel Macron, demain peut-être par Edouard Philippe ou Bruno Le Maire.

A l’heure des derniers rapports alarmistes du GIEC, de l’accroissement des inégalités et de la montée en puissance sociologique et politique des écologistes (victoire aux élections municipales de 2020 à Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Grenoble, Poitiers ou Annecy), si le PS est parvenu à conserver Paris, Nantes, Rennes et Lille, et à gagner Marseille, Nancy ou Saint-Denis, dans des configurations variables alliant selon les cas centre gauche, gauche et « société civile », les grands partis de gauche apparaissent pourtant bien faibles.  40 000 adhérents au Parti Socialiste, 30 000 au Parti Communiste, 15 000 pour Europe Ecologie Les Verts, quand la France Insoumise/Union Populaire revendique environ 500 000 sympathisants actifs et mobilisés sur les principaux enjeux du pays… Cela semble bien peu face aux scores cumulés de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour, qui ont réuni sur leurs noms plus de 10 millions de voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2022.

Gramsci écrivait à son époque que « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Si ni Marine Le Pen, ni Eric Zemmour n’en sont, la polarisation de la société et les inquiétudes ou désespérances dont ils témoignent imposent à la gauche de relire son histoire à l’aune de la France d’aujourd’hui, si elle ne souhaite pas qu’au social-libéralisme d’Emmanuel Macron succède la victoire idéologique d’abord, politique ensuite, électorale enfin, des successeurs de Maurras, Pétain et Mégret.

Pour ne pas conclure…

En définitive, en refermant cet ouvrage, on se dit que par-delà ses échecs et ses réussites, au fil des décennies, la spécificité de la gauche française tient à sa quête perpétuelle d’une République sociale qui a constitué et demeure encore sa raison d’espérer. Face aux difficultés structurelles et épreuves conjoncturelles qu’elle rencontre, l’auteur appelle la gauche à sortir du simplisme opposant radicalité et réformisme, pour trouver la voie d’un renouveau à même de lui permettre, sans se renier, de continuer à écrire les pages de l’Histoire.

Les autres forces politiques, conservatrices, libérales ou centristes, sont tout autant contestées, questionnées par la puissance impérieuse de l’urgence climatique, tenaillées entre la nécessité d’ouverture et les tentations de fermeture. Gilles Candar estime   qu’il n’est pas « déraisonnable d’envisager un redressement de la gauche, à plus ou moins brève échéance ». On serait tenté de lui répondre qu’au vu de l’exigence environnementale de la jeunesse, de la solidarité dont les Français ont fait preuve durant la crise sanitaire ou de la lente mais continue marche vers l’égalité réelle femmes-hommes, cette échéance ne doit pas être trop longue.

En s’inspirant du manifeste écosocialiste de Paul Magnette La vie large, en capitalisant sur l’opposition actuelle et unitaire contre la réforme des retraites promue par la Première Ministre Elisabeth Borne, en faisant fructifier la clarté retrouvée du PS d’Olivier Faure suite au congrès de Marseille, dans le cadre de la Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale, aux côtés de La France Insoumise de Manuel Bompard et d’Europe Ecologie Les Verts de Marine Tondelier, la gauche française se rapprochera sans doute davantage de l’habile Gambetta que de l’intransigeant Blanqui.

Défense des libertés, conquête de nouveaux droits sociaux, promotion de la laïcité, valorisation d’un vivre ensemble métissé et féministe, réponses ambitieuses et pragmatiques aux bouleversements climatiques, ancrage territorial et vision internationale, convergence des combats à défaut de convergence des gauches : tels sont peut-être quelques-uns des jalons salvateurs, malgré ou du fait de l’instabilité des rapports de force et du recul apparent des formes traditionnelles d’organisation ou d’expression du militantisme.

Face à l’impression d’impuissance du politique et aux menaces sur la paix civile que ferait peser l’accession au pouvoir d’une extrême droite ripolinée, tout en étant fidèle à ses visions déclinistes et xénophobes… Après tout, François Mitterrand n’avait-il pas raison quand il écrivait que « pour dire oui, il faut pouvoir dire non » et estimait que malgré les obstacles, « il y a toujours un avenir pour ceux qui pensent à l’avenir » ?