Au début du XIXe siècle, l’Etat encourage la profession nouvelle des « officiers de santé » pour améliorer l'offre de soins dans les territoires où les médecins manquent.

Dans la France du XIXe siècle, les officiers de santé, ces « médecins de second ordre », se répandent, le plus souvent dans des territoires reculés où l'offre de soins est limitée. A les étudier, on peut être tenté de dresser un parallèle avec la situation contemporaine. Le livre de l’historien Olivier Faure ne se l'interdit pas, dès le titre de son ouvrage, avant de préciser son propos : les autorités alors, de manière assez comparable à aujourd'hui, font face à une forte demande de la population, et apportent une réponse plutôt pragmatique et adaptée, que l'historien tend à comparer favorablement aux politiques timides de ces dernières années.

Ce n'est pas la première fois qu'Olivier Faure se penche sur ceux qui, « aux marges de la médecine », prennent en charge la santé des autres. Dans un précédent ouvrage (Aux marges de la médecine. Santé et souci de soi. France XIXe siècle, PU de Provence, 2015), il traitait à la fois de professions voisines - pharmaciens, sages-femmes - et de pratiques alternatives, comme le thermalisme ou l'homéopathie. Dans ce livre, il entendait déjà interroger des hiérarchies à ses yeux trop solidement établies. On ne s'étonnera donc pas de sa tendance à revaloriser, dans ce nouveau livre, l'action des officiers de santé, jugeant que leurs compétences ont été injustement déconsidérées par une partie des chercheurs qui l'ont précédé.

Un tableau riche et vivant d'une profession mal connue

L'historien commence par présenter les profils de ceux qui, à partir de 1803, quand le statut est instauré, exercent cette activité. Il s'appuie pour cela sur les procès-verbaux des examens qui conditionnaient l'entrée dans la profession. Ces archives administratives offrent des indications précieuses sur la scolarité et la formation des personnes concernées. Les portraits qu'il livre, savoureux, donnent à voir de grandes disparités entre des individus qui ont suivi au départ un enseignement classique, mais qu'un manque d'argent a empêché d'aller jusqu'au doctorat, et des aventuriers, voire des imposteurs avérés. Entre les deux, on constate bien des trajectoires d’officiers de santé, qui se sont formés auprès de praticiens ou dans l'armée. On y trouve notamment des réfugiés étrangers, ou des Corses munis d'un diplôme italien non reconnu, forcés de passer l'examen.

Dans la majorité des cas, nous avons affaire à des ruraux, issus de villages plus souvent que de bourgs. De telles origines sont-elles le signe que la profession attire des individus au bagage relativement fruste, ou au contraire que les campagnes françaises connaissent alors un réel dynamisme ? L'historien penche vers la seconde explication. Affinant la description de ses officiers de santé, il montre que ceux-ci sont issus, pour certains, des élites villageoises. Mais tous ne le sont pas. On trouve aussi des fils de cultivateurs, de laboureurs, de « familles dynamiques » de manière générale ; ou encore des « individus déterminés » ayant pu connaître une première carrière dans l'enseignement ou sous les armes, avant d’éprouver le besoin de trouver un nouveau métier et une nouvelle vocation.

L'accès à la profession d’officiers de santé constitue-t-elle une ascension sociale ? Olivier Faure tend à le penser, tout en nuançant cette affirmation. Il souligne qu'il s'agit à bien des égards, pour reprendre le titre du chapitre consacré à l'installation et à la pratique quotidienne de ces officiers de santé, d'une « vie difficile » : la recherche d'une clientèle solvable est ardue, les rivalités et même les dénonciations sont fréquentes dans des régions où la concurrence est vive. Changer de département implique en principe (des dispenses pouvant être accordées) de repasser l'examen, et donc d’acquitter le paiement de droits non négligeables. Les revenus annuels sont compris entre 600 et 1500 francs, soit l'écart entre une existence globalement chiche et un début de notabilité.

Quelles formations, compétences, pratiques ? Une contribution à l'histoire de la santé

Quelles étaient les connaissances scientifiques et médicales d'un officier de santé dans la première moitié du XIXe siècle ? La réponse reste forcément pointilliste, du fait du caractère lacunaire des sources mobilisables. Elle n'en témoigne pas moins de la volonté d'Olivier Faure de ne pas en rester à un aperçu d'histoire sociale, et de s'intéresser aussi à ce que savaient les soignants, ou à comment ils soignaient. D'où le recours privilégié aux procès-verbaux des examens signalés plus haut. L'historien commence par décrire le déroulement matériel de leur recrutement (la tournée des départements par les jurys, jugée « rude » et « peu gratifiée »), avant d'aborder la nature des épreuves, et de poser la question du degré de sévérité des évaluations, récusant pour l'essentiel la vision selon laquelle les jurys faisaient en général preuve d'une grande indulgence.

Ce reproche, les contemporains l'adressaient déjà. L'anatomiste Georges Cuvier, en 1826, décrivait ainsi la procédure. Un professeur de faculté siège avec deux autres médecins. Le candidat arrive, on ne sait pas qui il est, d'où il vient, et le voici gratifié d'un droit de vie et de mort sur ses concitoyens. Les épreuves – se déroulant sur trois jours, faites d'écrits et d'oraux – paraissent pourtant à l'historien d'aujourd'hui d'un niveau très correct. Certes, il est difficile de savoir ce qui était demandé précisément au cours des oraux : l'anatomie semble tenir une place importante, ainsi que des questions portant sur des blessures et autres situations réclamant des soins en urgence (apoplexie, anévrisme), au détriment de maladies pouvant être graves (phtisie, cancers) mais à évolution moins rapide.

Quant aux copies des candidats, l'historien qui a pu les consulter estime que le niveau dont elles témoignent n’est pas nul, loin de là. Rarement courtes (moins de trois pages), elles témoignent souvent de connaissances historiques. Un certain élitisme s'observe sur le plan de l'orthographe : il s'agit pour les examinateurs de garantir la réputation dont jouiront les nommés. Plus fondamentalement, concernant la formation des candidats, des critères rigoureux sont posés : sont requis, soit trois ans dans une école secondaire de médecine - la voie royale -, soit cinq ans de travail dans un hôpital, ou six auprès d'un praticien docteur. Dans ce dernier cas, déterminer les missions que le médecin attribuait à son aide, les tâches qu'il lui déléguait, faisait vraisemblablement partie des objectifs des examinateurs.

Des politiques pragmatiques, dirigeants concernés

L'ouvrage participe aussi d'une histoire des politiques publiques depuis deux siècles. Olivier Faure souligne d'abord que les populations, moins méfiantes à l'égard du corps médical et versées dans des remèdes et prescriptions immémoriales qu'on n'aurait pu l'imaginer, appréciaient la présence à des distances accessibles de professionnels de santé, des officiers nouvellement formés pouvant pallier la rareté des médecins. Il n'est pas rare que des individus saisissent les édiles ou les préfets, au moyen de pétitions, et obtiennent satisfaction. La jurisprudence administrative, « au-delà du fatras des décisions individuelles », se révèle dans l'ensemble favorable à un encadrement médical rural. Les officiers de santé souhaitant changer de département sans repasser l'examen obtiennent des dispenses dans un nombre important de cas. Au sein de la division des sciences (qui, au cours du siècle, passe du ministère de l'intérieur à celui de l'instruction publique), on semble considérer que « la loi peut souffrir des exceptions ». Il est vrai que la Cour de cassation et le ministère de la justice se montrent en général plus sourcilleux, ce qui n'est pas sans entraîner des passes d'armes entre ces différents acteurs.

Il faut en effet arbitrer entre plusieurs impératifs : la nécessité d'assurer une offre de soins suffisante, mais aussi de contrôler un minimum l'activité des praticiens. Il est possible que ce deuxième souci aille grandissant au cours de la seconde moitié du siècle, ce qui expliquerait le durcissement des conditions d'accès décidé en 1854 et la baisse du nombre d'officiers de santé qui en découle : de 7 500 en 1847 à 4 600 en 1872. Le lobbyisme des médecins, jaloux de leurs prérogatives, a aussi pu jouer un rôle, ajoute Olivier Faure. Finalement, la loi de 1892 met fin à l'officiat – sans caractère rétroactif, les nommés d'hier continuent d'exercer. Cependant, même en tenant compte de cette évolution, les administrations font preuve aux yeux de l'historien d'un réel pragmatisme, tant au niveau national que local. A ce niveau, des maires vont notamment aller voir des officiers de santé pour les convaincre de s'installer, considérant de plus en plus comme un droit l'existence d'une médecine de proximité.

Concernant la politique nationale (car l'accès aux soins est une question politique, comme le claironne le chapitre final), l'exemple le plus frappant est sans doute la circulaire de 1828, par laquelle l'administration centrale interroge les préfets sur la répartition du personnel médical sur le territoire. Les réponses, juge l'historien, sont « inégales mais moins mauvaises [qu'on] ne l'a dit » : tel préfet exprime sa confiance dans le marché, tel autre se contente de lister les praticiens, laissant le ministère tirer les conclusions. Un troisième évoque en termes généraux les besoins en matière de formation, un autre encore la situation difficile d'une commune en particulier. Il est remarquable que la circulaire posait la question de l'opportunité d'avoir des médecins salariés par la commune. Globalement, les esprits et les finances ne sont pas prêts : c'est la teneur des réponses des préfets, à quelques hardis près (par exemple dans les Hautes-Alpes).

Contre les déserts médicaux comprend donc à la fois la peinture d'une profession et des individus qui l'exercent dans leur vie quotidienne, une tentative elliptique mais évocatrice de détermination de leurs connaissances et pratiques, et une description de l’action par laquelle celle qu'on n'appelle pas encore la puissance publique a peu à peu endossé une responsabilité nouvelle : l'offre de soins à destination de populations plus demandeuses qu'on ne croyait. L'historien salue à l'arrivée l'action du Consulat et de la Monarchie censitaire – régimes politiques qui, tient-il à préciser, n'avaient pas initialement sa sympathie.