Le sociologue Stéphane Dufoix examine la fécondité de la notion de décolonial, forgée en Amérique latine, pour interroger les postulats d'universalisme et de neutralité des sciences sociales.

Stéphane Dufoix, professeur de sociologie à l'Université Paris-Nanterre, vient de publier, chez Anamosa, dans la collection Le mot est faible, un petit livre sur le décolonial. Cet ouvrage constitue une brillante introduction à cette thématique et invite à écarter des polémiques assez vaines pour recentrer le débat sur ses enjeux scientifiques, à commencer par l'ouverture des sciences humaines et sociales aux productions intellectuelles issues des autres régions du monde. Il a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter son livre.

 

Nonfiction : Dans ce petit livre, vous faites les histoires parallèles du décolonialisme, un terme péjoratif, et du décolonial. La première relève essentiellement, montrez-vous, d’un néo-républicanisme propre à la France, dont il n’est qu’une nouvelle manifestation, quand la seconde renvoie à la question de l’absence de visibilité des sciences sociales non occidentales et à la contestation de cette situation. Seriez-vous d’accord avec cette présentation ?

Oui, elle me paraît tout à fait sensée, mais il faudrait préciser un point. Si le décolonialisme relève du discours néo-républicain, c’est parce que ce dernier tend à ultra-politiser – et donc à rendre moins ou pas du tout scientifique – toute notion ou théorie qui viendrait mettre en cause l’universalisme. L’émergence de plusieurs pensées critiques en Amérique latine, dans les pays arabes, en Afrique subsaharienne et en Asie – et ceci bien avant la montée en puissance des études postcoloniales dans les années 1980 et du mouvement décolonial dans les années 1990 – représente une tentative de mettre au défi ou de repenser l’universel tel qu’il avait été promu – et qui l’est encore – par la grande majorité des auteurs occidentaux. Initialement élaborées par quelques auteurs et autrices dans leur propre pays ou leur propre région du monde, ces perspectives critiques, qui défendent en réalité la possibilité d’un universalisme « autre » – non-occidental – plus qu’un anti-universalisme ou un anti-occidentalisme, n’ont guère réussi à se rendre visibles sur le plan international avant le milieu des années 1980 en raison même des structures intellectuelles, linguistiques et économiques qui pesaient sur l’organisation des sciences sociales à l’échelle mondiale.   

Vous vous employez dans ce petit livre à donner quelques repères pour situer le décolonial. Vous montrez en particulier qu’il s’agit d’un mouvement d’origine latino-américaine (ce qui le distingue du woke ou de l’intersectionnalité donc, avec lesquels il entretient des liens), même s’il est très largement partie prenante d’une mondialisation des sciences humaines. Peut-être pourriez-vous expliciter ce point ?

Le mouvement décolonial, qui remonte à la mise en place du collectif Modernité/Colonialité au cours de la seconde moitié des années 1990, présente en effet une particularité par rapport à d’autres mouvements à la fois académiques et militants contemporains. Majoritairement porté par des auteurs et des autrices nés en Amérique latine, comme Aníbal Quijano, Enrique Dussel et Walter Mignolo, il se développe surtout grâce au fait que ses membres sont très souvent en poste dans certaines universités états-uniennes, bénéficient du soutien du Centre Fernand Braudel dirigé par le sociologue Immanuel Wallerstein à l’université de Binghamton, et ont accès à de grandes maisons d’éditions comme Duke University Press. Par ailleurs, leur trajectoire étudiante et académique est caractérisée par une forte circulation entre plusieurs pays latino-américains (Argentine, Venezuela, Colombie, Mexique) et des pays occidentaux comme la France, l’Allemagne ou les États-Unis. Cependant, il est important de noter que ce type de circulation Sud-Nord – tant au niveau des étudiants et étudiantes que des enseignants et enseignantes – est loin d’être récente. Au cours de la première moitié du XXème siècle, elle était déjà très prégnante entre des pays comme l’Egypte et l’Angleterre ou la France, entre l’Inde et l’Angleterre, entre la Chine et les Etats-Unis. Elle s’est ensuite étendue, notamment entre les pays nouvellement indépendants et les anciennes métropoles. 

Vous insistez sur le fait que les œuvres décoloniales sont loin de présenter toutes des positions identiques, que la diversité y est importante et que la part de ce que l’on pourrait identifier comme du militantisme politique est également très variable. On a cependant spontanément tendance (mais c’est peut-être un effet de l’ignorance ou une projection des débats qui agitent la sociologie française) à les ranger dans un ensemble d’œuvres relevant d’une critique (radicale ?) de la domination. Cela vous paraît-il correct et quelles distinctions conviendrait-il de faire entre elles sur ce point ?

Vous touchez ici un point fondamental. Il est nécessaire à mon sens de faire la différence entre un militantisme politique se manifestant avant tout par l’appartenance ou la participation à des organisations ou des associations politiques, et un engagement académique qui prend son sens soit au sein même des travaux publiés, soit par l’intervention dans le débat public en s’appuyant notamment sur la force des institutions universitaires auxquelles ils ou elles appartiennent, ainsi que sur leur réputation nationale ou internationale. Si effectivement, dans tous les cas, l’emploi des termes colonialité ou décolonialité a un contenu politique qui vise différentes formes de domination (de genre, de classe, de race, d’ethnicité, de religion, de langue, etc.), ce dernier est plus complexe lorsqu’il s’exprime dans un cadre académique, car il s’attaque également aux formes mêmes de la domination dans le domaine des savoirs. Le rejet d’un universalisme scientifique jugé biaisé en raison de ses liens avec une forme particulière de construction de la science et de ses enjeux, et donc d’un universalisme qui ne serait pas universel mais le résultat de l’universalisation d’une catégorisation particulière, doit obligatoirement passer par une lecture à la fois académique et politique, et donc par une forme de remise en cause de la fameuse « neutralité » de la science, et notamment des sciences humaines et sociales.

Vous suggérez en conclusion que, à la fois, la nécessité d’ouvrir le canon des sciences humaines pour prendre en compte des œuvres de toutes origines et également le fait que ce mouvement soit en marche dictent les perspectives selon lesquelles ces œuvres devraient être prises en compte, au moins à l’université. Pourriez-vous encore en dire un mot ? 

Écrire que ce mouvement d’ouverture est en marche ne signifie absolument pas qu’il soit sur le point de faire changer les choses. D’une part, la situation est très différente selon les pays. Les réflexions sur la « décolonisation des savoirs » sont bien plus poussées en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis – pour ne citer ici que des pays occidentaux car elles sont très fortes, ce qui ne veut pas dire dominantes, en Afrique du sud, à Singapour ou encore au Brésil – qu’elles ne le sont en France en raison du cadre néo-républicain venant rendre difficile toute critique de l’universalisme.

D’autre part, deux processus différents sont en cours. L’un est lié aux critiques des catégories naturalisantes comme le sexe ou la race. Les études de genre, la théorie critique de la race ou encore les études intersectionnelles ont progressivement – et à des degrés divers – trouvé une place dans les enseignements de droit, de sociologie, de science politique, d’anthropologie etc. Mais le fait que ces mouvements académiques aient été majoritairement institutionnalisés aux Etats-Unis – ce qui ne signifie pas que leurs origines s’y trouvent obligatoirement – nous amène vers le second mouvement, bien plus lent que le premier, qui est celui de la prise en compte des dimensions mondiales des sciences humaines et sociales, non seulement aujourd’hui mais également par le passé. Une véritable ouverture en direction de ce que j’appelle la « décolonie » passera obligatoirement par une relecture plus large – dans le temps et dans l’espace – de l’histoire des disciplines pour saisir tout à la fois le caractère pluriel de leurs émergences et la forme hégémonique de leurs mises en récit.