Ce numéro de La Revue Documentaires a pour objet les multiples articulations possibles entre pratiques documentaires et création sonore.

Codirigé par Fanny Dujardin et Alix Tulipe, ce numéro 32 de La Revue Documentaires est consacré à la création sonore documentaire, soit un domaine en pleine effervescence, comme le montre par exemple l’engouement populaire actuel pour le format du balado (podcast en anglais).

Notons pour débuter la très grande richesse et complémentarité des textes qui composent le dossier. Cette diversité se retrouve dans la longueur, le ton, le format — en plus des classiques articles scientifiques, plusieurs entretiens et conversations sont publiés — et, surtout, la posture des auteur.rice.s. En effet, si certains textes proposent des réflexions théoriques sur un corpus clairement délimité, d’autres reviennent sur leur propre pratique ou partagent leurs réflexions sur des projets qui relèvent de la recherche-création.

Ce qui fait la cohérence du numéro, par-delà la pluralité des approches, c’est l’objet d’étude mis en partage. Ce dernier est présenté dès l’introduction par les deux codirectrices sous la forme d’un questionnement commun : « Que donnent à entendre les œuvres documentaires ? Comment les écritures sonores contemporaines se saisissent-elles du réel ? »   . Ici, la notion de « documentaire » ne doit pas être comprise comme s’inscrivant seulement dans le domaine du cinéma. Il est plutôt question d’un rapport au monde qui se construit tout à la fois lors de l’enregistrement du « réel » à la prise de son et lors de la conception sonore en postproduction (sound design en anglais). Or, ce rapport n’est pas propre à un média. Il peut aussi bien se retrouver dans les films que dans des créations sonores diffusées à la radio ou sur le web, des pièces de théâtre, ou encore des installations d’art contemporain.

Ceci étant précisé, plusieurs textes portent sur des films documentaires contemporains, tels que Is it a True Story Telling ? (Clio Simon, 2018), La vida en común (Ezequiel Yanco, 2019), Inner Lines (Pierre-Yves Venderweerd, 2022), Pourquoi la mer rit-elle ? (Aude Fournel, 2019), Shelter, Farewell to Eden (Enrico Masi, 2019) ou encore The Sound Drifts (Stefano Canapa, 2019). Dans ces études de cas, qui portent tantôt sur un film en particulier et tantôt sur un corpus lié à un.e cinéaste, la parole est tout autant donnée à ces dernier.ère.s qu’aux sound designers et aux monteurs/monteuses, ce qui rend bien compte de la pluriauctorialité de la création sonore au cinéma.

Il faut aussi ajouter que le numéro ne s’intéresse pas uniquement aux pratiques désignées comme étant artistiques ou liées au cinéma documentaire de création. Certaines personnes dont le travail est évoqué, soit par elles-mêmes soit par leurs exégètes, revendiquent une démarche d’ordre plutôt journalistique ou artisanal. La coprésence de ces différents registres, tout comme l’indétermination qui existe dans le choix des termes utilisés pour désigner telle ou telle pratique est, en soi, quelque chose de remarquable. Elles rendent compte du foisonnement du domaine considéré et du fait que les manières de faire du son n’y sont pas institutionnalisées dans des cadres professionnels clairement définis. Certains textes visent d’ailleurs à réfléchir aux modalités d’une telle reconnaissance par les institutions françaises en mesure de valoriser et de financer de manière durable la création sonore (DRAC, ministère, musées, etc.).

Dans l’ensemble des textes, il est entendu que l’enregistrement sonore n’est pas considéré seulement comme support pour l’enregistrement d’un message à transmettre ; il est avant tout pensé comme étant le lieu d’une inscription sensible, d’une présence au monde qui opère sur un autre mode que la seule visibilité. Cela revient à s’interroger sur la médiativité du son, au sens où ce dernier permet de documenter des choses qui sont en dehors du domaine du visible et/ou qu’il permet de saisir différemment. Le temps passé dans l’environnement dont il s’agit de s’imprégner est, dès lors, interprété comme un élément central du processus de création sonore. Insistant sur la nécessité de « faire entendre l’invisible », Jonathan Larcher explique ainsi que c’est le « lien étroit entre un milieu de vie et de savoir acoustique [qui] a abouti à la formation du concept d’acoustémologie »   . Le choix des termes de « milieu » et d’« environnement » pour désigner l’objet à enregistrer n’est d’ailleurs pas neutre. Il rend compte d’une volonté de s’éloigner d’une perspective strictement anthropocentrée.

Pour aller plus loin dans cette direction, il est possible de formuler l’hypothèse que c’est la matérialité du son qui est placée au cœur de l’investigation. Ainsi, la question tout à la fois anthropologique et historique du témoignage oral (ou du témoignage oral filmé) n’est pas centrale. Et quand le rôle de la parole est abordé, c’est plus pour insister sur sa tessiture et le rythme de la diction que sur le contenu verbal transmis.

Benoît Bories explique ainsi que pour le documentaire sonore Bouilleur de cru (2021), il a adopté une certaine « méthode de manière à ce que les propos du personnage soient au service du voyage sonore, et non l’inverse » : «  J’écris vraiment avec le son, non à partir d’un texte ou d’un script. C’est la musicalité des sons qui rythme la narration et non la musique qui vient illustrer le propos. »    L’artiste sonore Félix Blum indique quant à lui : « Je m’intéresse surtout à ce qu’elle raconte par son timbre, son débit, sa hauteur, son rythme. J’ai confiance dans la dimension sonore de la voix alors que je me méfie des mots. »  

De même, à l’exception d’un article de Richard Bégin en partie consacré au mouvement du cinéma direct, il est peu question, dans le numéro, du son synchrone. Au contraire, les auteur.rice.s insistent sur le potentiel heuristique et créatif de la désynchronisation, voire d’un travail mené sur la création de sons uniquement lors de la postproduction.

Pierre-Yves Venderweerd explique ainsi :

« À l’inverse de l’idée qu’il faudrait récolter le son synchrone à tout prix et uniquement dans une conception réaliste, ou se tourner vers des banques sonores clés en main, il s’agit d’inventer des sonorités de manière performative, de les laisser advenir par des processus de transformation complètement empiriques. »  

Le rôle du son n’est donc pas restreint à une dimension réaliste ou naturaliste. Ce qui est valorisé relève plutôt de la création d’un imaginaire sonore. Le son est ainsi conçu comme une manière singulière d’être au monde, ayant une forme d’autonomie vis-à-vis de l’image, plutôt que comme un auxiliaire forcément subordonné au visuel.

Un tel constat conduit à considérer, pour conclure, la dimension politique du numéro. Cette dernière est annoncée dès l’introduction, Dujardin et Tulipe indiquant que « ce numéro est consacré à des pratiques qui, à rebours des usages hégémoniques du son, tentent d’en explorer la puissance critique pour saisir ce que les images oblitèrent, ce qui d’ordinaire nous échappe ou murmure trop bas »   . Il s'agit d'insister sur le fait que le politique ne réside pas tant dans l’exposition du sujet abordé dans les créations étudiées que dans l’attention portée au format médiatique lui-même. En ce sens, la liberté de création — en dehors des formats-cadres imposés par les industries culturelles — est un élément revendiqué dans la plupart des textes.

Il ressort ainsi de la lecture de cette publication collective que ce qui est partagé, c’est moins une certaine représentation du politique via la prise de son qu’une attention à une « politique de la représentation » ouverte aux enjeux liés à la création sonore ; plus que le sujet en lui-même, la forme sensible qu’on lui confère par le son.