Un anthropologue et un dessinateur de bandes dessinées explorent les conséquences politiques du dualisme entre nature et culture et proposent différentes voie pour s'en défaire.

Cet ouvrage est le fruit d’une rencontre entre Philippe Descola, ethnologue spécialiste des Achuar et professeur émérite au Collège de France, et Alessandro Pignocchi, dessinateur de bandes dessinées, parmi lesquelles on peut mentionner les trois tomes du Petit traité d’écologie sauvage (2017) et La cosmologie du futur (2018). Les deux auteurs ont en commun un intérêt marqué pour les questions environnementales et pour les débats plus théoriques concernant le rapport que les différentes sociétés humaines entretiennent avec la nature.

La distinction nature/culture

Le point de départ de leur rencontre est l’idée que la notion de nature elle-même est sujette à discussion : loin de désigner une réalité objective, il s’agit d’une construction conceptuelle européenne, qui repose sur l’opposition frontale entre les activités humaines (dites « culturelles ») et les activités non-humaines (dites « naturelles »), mais que toutes les sociétés humaines n’ont pas formulée comme telle. Or, les enjeux d’une telle discussion ne sont pas uniquement théoriques, puisque de cette conception de la nature découle tout un ensemble de comportements et de pratiques dans lesquels seuls les intérêts humains sont pris en compte (au détriment de la nature, c’est-à-dire des « non-humains » au sens large).

C'est cette conception occidentale de la nature que Philippe Descola a appelée, dans son célèbre ouvrage Par-delà nature et culture, le « naturalisme ». Cette séparation entre nature et culture a permis de justifier théoriquement (sans en être pour autant la cause, selon un schéma mécanique strict) l'exploitation des ressources au profit des humains — ou de certaines sociétés humaines du moins. Ce faisant, elle a aussi joué un rôle dans les logiques d'expansion coloniales et commerciales de l'Europe moderne. La réévaluation, à nouveaux frais, de cette conception de la nature implique donc de politiser ces débats théoriques et d'interroger le type de société qu'elle rend possible.

L’ouvrage s’attache en ce sens à ouvrir des perspectives quant à la possibilité de défaire cette distinction occidentale entre nature et culture. Alors que le « naturalisme » nous condamne à nous représenter la nature comme une réalité passive sur laquelle exercer une action humaine toute-puissante (qu'il s'agisse de son exploitation ou à l'inverse de sa protection, l'une et l'autre ne constituant, finalement, que les deux faces d'une même médaille), les auteurs explorent la possibilité d'inventer de nouveaux liens à cette « nature » et aux êtres non-humains qui la composent, basés sur des formes de compagnonnages et orientés vers un destin commun.

Dans cette optique, l'ouvrage se présente comme un véritable manuel, à la fois rédigé et dessiné, à l’usage des générations futures — représentées graphiquement par des enfants porteurs d’avenir —, leur permettant de prendre conscience de la relativité des valeurs sur lesquelles reposent certains choix politiques et civilisationnels massifs.

La puissance d’inspiration de l’anthropologie

La méthode adoptée par les auteurs s'inscrit dans une perspective ethnographique. À la suite de Philippe Descola, qui y a mené son terrain de recherche, Alessandro Pignocchi s’est ainsi déplacé en Amazonie et a vécu avec les Achuar. Leur objectif est d’exposer différentes modalités selon lesquelles les sociétés humaines ont pensé les rapports entre humains et non-humains. Mais il ne s’agit pas, ce faisant, de présenter des exemples à suivre ou d’importer des idées toutes faites pour les substituer aux nôtres. Cela serait tout bonnement voué à l’échec, tant notre capacité à incorporer des conceptions culturelles étrangères est limitée. Descola s’en fait lui-même le témoin : « Malgré ma familiarité avec les Achuar et leur langue, je ne me hasarderais pas à affirmer que je suis en mesure de connaître leur expérience affective et subjective de la marche en forêt… »

Si certaines cultures sont mises en avant ou dessinées au fil des différents chapitres, c’est avant tout pour servir de sources d’inspiration. Pignocchi précise cette idée, en dévoilant ce qui constitue le parti-pris du livre : « l’anthropologie devient un réservoir d’outils de dérangement intellectuel ». En se confrontant à des modes de penser et d’agir différents de ceux qui nous ont été transmis culturellement, le lecteur est susceptible d’envisager de nouvelles possibilités là où il ne voyait auparavant que des évidences.

Cette posture méthodologique implique de soumettre à l'analyse ethnographique la culture qui s'est historiquement posée comme analyste, et d'adopter le point de vue qu'elle a toujours tenu comme celui de l'« autre ». Il s'agit d'admettre jusque dans ses conséquences les plus radicales le jugement célèbre de Montaigne porté sur les pratiques apparemment « sauvages » ou « barbares » des Tupinamba, selon lequel « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

Pour cela, il convient d'abandonner une vision trop linéaire et évolutionniste de l'histoire des sociétés humaines, qui chercherait à hiérarchiser toutes les cultures sur une échelle unique du progrès — réservant invariablement la place la plus haute à l'Europe. Descola examine en ce sens l'une des expressions persistantes de ce présupposé dans l'ethnographie contemporaine, qui consiste à considérer certaines sociétés contemporaines très éloignées de la culture occidentale comme des témoins du fonctionnement des sociétés passées, les comparant par exemple aux institutions de la Grèce antique. Cela revient à les ranger au même niveau sur la frise linéaire et imaginaire de l'histoire de l’humanité et à neutraliser toute rencontre possible avec elles.

Or, les pratiques de subsistance développées dans les différents systèmes culturels et leurs rapports singuliers aux ressources ne sont pas marquées par le manque ou l'incomplétude par rapport à ceux auxquels nous sommes habitués, quoiqu'ils soient très différents des nôtres. Comme l'écrit Descola, « les humains n’ont cessé d’explorer des voies diverses et sans progrès linéaire pour se procurer leurs conditions matérielles d’existence et organiser leur vivre ensemble ». Non seulement ces systèmes sont matures et non enfantins — pour reprendre les images traditionnelles de la conception évolutionniste —, mais leur analyse permet encore d'interroger légitimement nos propres pratiques à leur comparaison.

La ZAD comme objet ethnographique

La rencontre entre Descola et Pignocchi est finalement l'occasion d'appliquer les méthodes et les réflexions du premier à une forme de société que le second connaît bien, pour y avoir consacré plusieurs bandes dessinées, à savoir la ZAD (Zone À Défendre). Cette dernière incarne en effet un effort pour dépasser, sur le territoire européen lui-même, les logiques naturalistes qui y sont encore largement à l'œuvre. Elle cherche à penser et à organiser leur dépassement, avec au cœur de cette entreprise la volonté de renouveler les rapports entre humains et non-humains.

Les deux auteurs sont partagés sur ce point. Pignocchi estime que les différentes ZAD sont effectivement parvenues à amorcer un changement culturel et social réel ; Descola, pour sa part, est plus nuancé, qui considère qu'il est extrêmement difficile d’échapper, même dans le bocage, aux habitudes acquises.

Le plus grand obstacle à cette transformation demeure le système capitaliste, dans la mesure où les personnes qui font vivre les ZAD ne sont pas parvenues à s’émanciper parfaitement des règles du jeu économique qui sont les siennes. Pignocchi souligne toutefois que les contraintes monétaires n’y organisent plus les existences, qu'on n’y vend plus sa force de travail contre de l’argent, que l'impératif de rentabilité ne domine plus et que les individus se réapproprient collectivement les activités de manière à les faire servir des pratiques de mise en commun et d’entraide.

C'est là un point commun des ZAD et des autres mouvements d'émancipation actuels que mentionne Pignocchi : que ce soit à Notre-Dame-des-Landes ou sur les ronds-points investis par les Gilets jaunes, on aspire à se réapproprier politiquement nos existences. Et c'est sur cette base que la réorganisation des rapports entre humains et non-humains peut devenir centrale : en inventant de nouvelles relations plus inclusives avec ce qui jusqu’à maintenant échappait tout bonnement à la sphère politique, ce sont tous les rapports de domination, d’exclusion ou de discrimination existant dans la société qui trouvent un levier d’émancipation.

La critique d'un projet politique « hybride » qui conclut l’ouvrage permet de discuter avec soin des modes d’action envisageables de nos jours au sein des démocraties libérales. Elle recense les propositions gouvernementales qui portent par exemple sur la révision des politiques territoriales, et qui cherchent à améliorer ponctuellement l'impact des humains sur la nature. Face à ce type de projets politiques, les auteurs en appellent plutôt à un « renversement révolutionnaire » qui permette d'intégrer pleinement les intérêts non-humains aux décisions collectives. Cette revendication finale ne va pas, toutefois, sans reconnaître les difficultés et les formes incertaines que pourraient prendre de tels « mondes à venir ».