L’ouvrage de Chiara Frugoni nous plonge dans l'imaginaire des clercs du Moyen Âge, où vascille bien souvent la frontière entre l'humain et l'animal.

L’ouvrage de Chiara Frugoni étudie, selon une perspective trop peu connue, les relations que les hommes du Moyen Âge entretenaient avec les animaux. Oscillant entre créatures mythiques et réelles, cette étude nous offre un vaste inventaire, allant des serpents, des loups et des ours, jusqu'aux licornes, aux dragons et aux griffons.

S'appuyant sur une pluralité de sources textuelles et iconographiques (tapisseries, miniatures, mosaïques, sculptures, tableaux et encyclopédies illustrées), l'autrice montrer comment le merveilleux façonne le véridique dans l’appréhension de la composante animale de la création, au moyen d'une exégèse religieuse peuplant le monde de créatures redoutables et féroces aux confins du monde connu. C’est de cet écart entre l’animal domestique et le prédateur mythique que jaillissent les modes de pensées de la société médiévale.

Nommer l’animal

D’emblée, la pensée chrétienne pose l’humain et l’animal comme deux entités dépendantes l’une de l’autre. Dans la Genèse, Adam et Ève sont contraints au travail après leur faute et assoient par suite leur domination totale sur la faune, qui leur servira à se nourrir. L’un des corpus importants dans cette perspective est constitué des compilations qui, puisant dans les sources livresques comme dans les bestiaires, transmettent, très indirectement, les discours des auteurs grecs de l’Antiquité.

Ainsi, Isidore de Séville devient, avec ses fameuses Étymologies, la source principale sur la connaissance des bêtes. Il souligne en particulier que seuls les animaux nécessaires à la survie de l’homme se présentent à Adam, répondant à sa façon à la question de la relation entre hommes et animaux.

Les sources iconographiques apportent, au même titre que les textes, des réponses à cette question. Qu’il s’agisse des mosaïques de la basilique Saint-Marc à Venise ou de la tapisserie de la Création de Gérone, les images sont nombreuses à illustrer l’histoire des premiers hommes. Ces représentations affirment l’autorité d’Adam, personnage représenté sur certaines miniatures avec l’index de la main droite levé vers le haut : « Hic dat nomina bestiis Adam » (son autorité est celle de l’auteur, qui exerce sa puissance ou son pouvoir par l’acte divin de nomination, car c’est Adam qui a la charge de nommer les animaux).

Craindre l’animal

Le temps de la suprématie d’Adam sur tous les êtres vivants appartient à un passé irrémédiablement perdu. Au Moyen Âge, l’homme est contraint de faire face à des animaux toujours plus redoutables. Il ne possède pour les affronter que des armes inadéquates. En outre, le rapport avec l’animal se complique d’une série d’imaginaires mythiques. Certains animaux féroces personnifient le démon.

Le cas de la licorne, cependant, révèle toute la complexité de la relation de l’homme médiéval à l’animal : c’est un animal redoutable, mais en quête de pureté. En effet, seule une vierge saura apaiser et rendre docile le farouche animal, dont la corne peut infliger des blessures mortelles, mais peut aussi avoir des vertus purificatrices et servir de remède contre les substances toxiques.

Par ailleurs, les panthères, tigres et lions (animaux inconnus pour qui vit en Occident, même si certains sont exhibés dans des ménageries ambulantes) font l’objet de représentations et de discours pour le moins singuliers. Par exemple, le lion était censé errer par monts et par vaux, et on le croyait capable d’effacer ses traces avec sa queue quand il sentait l’odeur du chasseur, mais aussi de ressusciter ses petits.

Il y a toute une géographie imaginaire de l’animal : les terres inconnues sont, comme il se doit, habitées par des créatures monstrueuses. Les mappæ mundi en parchemin offrent explorent des contrées lointaines, presque hors d’atteinte, peuplées d’animaux fantasmatiques. Le sciapode solitaire, que son unique et énorme pied levé en l’air protège de la chaleur du soleil, occupe ainsi une zone inconnue de la terre, inhabitable à tout autre en raison du soleil torride qui y règne.

De nombreuses terres de l’Afrique et de l’Asie, restant inexplorées, deviennent également le lieu d’implantation de peuples monstrueux, comme les Pygmées, les Blemmyes ou les Cynocéphales, qui tous possèdent une âme en leur qualité de descendants d’Adam.

Certaines de ces créatures, comme les faunes, les satyres ou les incubes (rappellant l’héritage païen), confirment que la frontière entre l’animal et l’humain demeure poreuse.

Affronter l’animal

Mais affronter l’animal, c’est aussi se confronter à une faune plus familière à l’homme médiéval. Les loups sont redoutés : vifs, intelligents, féroces, voraces, ils vivent en meute. Parfois, la puissance de l’imaginaire est telle qu’on en vient à se fier aux récits mythiques hérités de l’Antiquité qui racontent la métamorphose d’hommes en loups.

Mais l’animal, s’il est parfois redoutable, n’est pas toujours invincible. Bon nombre de bestiaires prodiguent des conseils pour triompher des prédateurs. Évoquer certains saints permettrait de neutraliser l’ours ou le sanglier. En outre, on peut aussi punir l’animal a posteriori, quand il a fait du mal, en lui intentant un procès. Convaincus de la culpabilité des animaux, certains prônaient de les mettre à mort pour que reste le souvenir de leur crime.

Pourtant, les animaux étaient aussi considérés parfois comme capables de mansuétude (et l’on revient alors à la question de la place de l’homme parmi les animaux). Saint François se considérait comme une créature parmi les créatures. Il estimait que les hommes, les animaux, les êtres inanimés devaient tous rendre grâce à Dieu de les avoir créés.

Et si, comme les hommes, les animaux font parfois preuve de cruauté, c’est qu’ils souffrent eux aussi des conséquences de la tragédie d’Adam et Ève, ou de celle de Caïn et Abel.

Ainsi, grâce à cette exploration de la relation entre l’homme et l’animal au Moyen Âge, on comprend mieux les modes de pensée de l’époque, notamment quand il s’agit de penser l’inconnu, dans une quête de sens jamais satisfaite.