Un ouvrage passionnant sur la « jeunesse » de l'œuvre de Bourdieu, influencée par Sayad, dans une situation de guerre coloniale contre laquelle les deux amis ont tenté de « combattre en sociologues ».

Partant d'un travail de recherche pour sa thèse de socio-histoire (soutenue sous la direction de Gérard Noiriel), Amín Pérez, sociologue enseignant à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), publie un livre (nourri d'archives publiques et privées, ainsi que d'entretiens), faisant le récit des relations entre deux apprentis-sociologues, Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, dans une Algérie en situation de guerre coloniale.

Amín Pérez a notamment participé à l'établissement et à l'introduction des éditions critiques de deux ouvrages : le premier sur Abdelmalek Sayad (L'Immigration, ou le paradoxe de l'altérité, Raisons d'agir, 2014) et le second sur Pierre Bourdieu (Travail et travailleurs en Algérie, Raisons d'agir, 2021).

Nonfiction : Votre ouvrage constitue une étude précise de la « jeunesse » et de la genèse de l'œuvre de Pierre Bourdieu, mais aussi l'histoire d'une amitié et d'une complicité intellectuelle avec Abdelmalek Sayad. Votre intention initiale était-elle de comprendre cette relation ou simplement d'approfondir votre travail sur la période algérienne de Bourdieu ?

Amín Pérez : En fait, ce travail est d’abord né d’une recherche sur Abdelmalek Sayad à la suite de la révélation provoquée par son œuvre lorsque je faisais mes premiers travaux sur l’immigration. Autrement dit, si j'ai découvert la sociologie en lisant Bourdieu, disons que j'ai fait mes premiers pas de sociologue en lisant Sayad. En étudiant comment et pourquoi les descendants de l’immigration maghrébine ont commencé à être racialisés dans la France des années 1970, je me suis simultanément intéressé au travail et à la trajectoire de l’intellectuel algérien. Je découvrais alors les racines politiques qui ont soutenu son travail. C’est comme ça que j’ai débuté mes recherches dans ses archives privées. J’ai été tout de suite captivé par ce moment fondateur qui fut de grandir, militer et devenir sociologue dans l’Algérie coloniale. Et, dans ce contexte, la place de la relation avec Pierre Bourdieu était centrale.

L’analyse des archives inédites me dévoilait les affinités de leurs trajectoires qui ont rendu possible en pleine guerre de décolonisation cette collaboration entre un instituteur et militant anticolonial algérien et un enseignant philosophe de la métropole. Il était donc pour moi nécessaire de revenir sur le parcours des deux hommes, avant et pendant la guerre, pour donner sens à ce qui va se jouer pour eux dans leur rencontre. Malgré la distance sociale qui les sépare, il y a une frappante homologie dans leur carrière, notamment dans leurs « choix » de ne pas suivre la voie « habituelle » de l’académisme qui s’offrait à leur parcours scolaire d’exception et dans leur façon d’agir depuis la science sur le présent brûlant qu’ils vivaient.

Faire du terrain sous les bombes a été formateur et transformateur pour tous les deux. Cela n’a pas seulement soudé leurs liens fraternels pendant plus de quarante ans. L’observation, l’écoute et la restitution de ces expériences subalternes devenaient à leurs yeux le moyen nécessaire pour mieux comprendre et témoigner ce que vivait ce peuple, comme étape indispensable à la transformation de l’ordre colonial. C’est l’objectif du livre que de montrer les conditions de possibilité de cette sociologie à visée émancipatrice.

Sans être un livre d'historien, votre travail est instructif sur la période de la guerre d'Algérie, en vous plaçant du point de vue de jeunes intellectuels encore peu connus. Sans être engagés de manière très tranchée, Bourdieu et Sayad ont résisté à cette guerre par leur production scientifique. Comment cette période commune a-t-elle marqué leurs œuvres respectives?

Mon objectif a été de donner à voir ce que d’autres formes de résistances intellectuelles nous apprennent sur ce moment de l’histoire et sur le rôle de la sociologie dans l’émancipation sociale. Pour ce faire, je m’appuie notamment sur les outils de la socio-histoire afin de mieux situer ce que Bourdieu et Sayad font dans l’espace des positions intellectuelles de cette période.

Vous avez raison d’indiquer qu’ils ont résisté à cette guerre par leurs enquêtes. L’ethnographie est devenue leur champ de bataille. La connaissance offerte par le terrain a non seulement permis de se défaire des catégories de pensée colonialistes pour repenser le monde colonial.

Cette connaissance a aussi donné la possibilité de dissiper des idéalismes pour forger une position politique anticoloniale capable de restituer les moyens d’une émancipation sociale. L’enjeu était de taille pour les Algériens. Il était alors question de prendre à bras le corps la question du « comment », pour en finir réellement avec un ordre profondément inégalitaire. Bourdieu et Sayad se donnent ainsi les moyens de constituer par le bas les conditions d’un utopisme réaliste.

Cette période marque indéniablement leurs œuvres ultérieures. Cette expérience de guerre de libération anticoloniale est à l’origine d’une démarche combative qui ne se limite pas à mobiliser la connaissance sociologique comme forme d’intervention critique, mais qui vise à construire des modes de résistances et d’actions politiques à l’échelle nationale et internationale. Il suffit de penser à leurs engagements en tant qu’intellectuels spécifiques et collectifs.

Bien avant l'avènement des postcolonial studies, le patient travail d'enquête mené par Bourdieu et Sayad au tournant des années 1960 (jusqu'en 1964) a-t-il été selon vous une étape majeure de l'élaboration d'une sociologie de l'ordre colonial ?

L’objectif du livre est de rendre visible la sociologie de l’ordre colonial qu’ils développent alors, qui reste par ailleurs très peu connue — alors même que les deux auteurs n’ont cessé de dire combien ce cadre analytique a été constitutif de leurs œuvres.

L’expérience de cette guerre de libération est capitale. Elle ne se limitait pas à une quête d’indépendance nationale. Les masses algériennes luttaient contre un régime de pouvoir qui a confisqué et bafoué leurs droits, libertés et dignité. Ce contexte appelait à une compréhension à la mesure de cet enjeu. Bourdieu et Sayad ne sont pas les seuls qui se lancent dans ce défi. D’autres militants et intellectuels anticoloniaux originaires de colonies ou de métropoles se mettent aussi à penser les cadres d’une nouvelle société. C’est un moment majeur de ce que le sociologue Julian Go nomme la première vague d’auteurs « postcoloniaux ».

L’objectif du livre est premièrement de rendre visible le potentiel de leurs analyses de l’époque pour se défaire de l’« impérialisme de l’universel scientifique » et pour combattre l’impérialisme politique. Deuxièmement, il était aussi important pour moi de retracer la place de ce travail dans leurs œuvres. L’étude de la domination coloniale est devenue le cadre à partir duquel Bourdieu a développé une sociologie des rapports de domination qu’il va prolonger à l’étude de plusieurs champs de la vie sociale. Cette matrice est aussi celle depuis laquelle l’étude du rapport de l’État aux colonisés a anticipé et structuré les analyses de Sayad sur l’État et l’immigration.

Enfin, il ne s’agissait pas simplement pour moi de restituer la sociogenèse de ce travail : l’objectif était de donner à voir ce en quoi elle contribue à répondre à des enjeux de notre époque. La sociologie de l’ordre colonial mise en œuvre par Bourdieu et Sayad offre, à mon avis, une clé indispensable pour comprendre et combattre les ressorts du néolibéralisme.