Christophe Charle analyse les différentes couches sociales et rapports à la modernité qui cohabitent dans la ville de Paris au XIXe siècle. Il compose ainsi une riche synthèse de la période.

Professeur émérite à l’université de Paris I Panthéon Sorbonne, figure de l’histoire comparée et de l’histoire culturelle, sensible aux multiples strates historiques et aux historicités, Christophe Charle propose ici un ouvrage tout personnel sur Paris. La ville était déjà au cœur de précédents développements dans les travaux de l’historien et notamment d’un livre sur la fin du siècle   . Embrassant cette fois-ci tout le XIXe siècle, cet ouvrage vient couronner une longue carrière scientifique, à la croisée de plusieurs terrains de recherche. Il synthétise ses approches, tout en variant les échelles d'analyse, et reste attentif aux « discordances », ces contradictions de la modernité — différences de temporalités perçues et vécues, mises au centre de l’analyse et de son appareil conceptuel dans son livre Discordance des temps   , dont l’édition épuisée va être enfin rééditée et dont on ne saurait que recommander la lecture.

Composé de trois parties chronologiques et de chapitres oscillant entre vues d’ensemble et études de cas, le livre emprunte son titre à l’expression de Walter Benjamin en 1939, « Paris capitale du XIXe siècle »   , et le met au pluriel. En effet, à cette période Paris est une « ville de la discordance » qui, par la concentration de multiples trajectoires individuelles, en un lieu chargé de mémoire, « condense et résume les contradictions de la modernité ». Chaque époque y résonne, y trouve ses échos. C’est cette caractéristique qui donne son unité à la longue séquence étudiée par Christophe Charle : la ville, hétéroclite, diverse, composite, s’impose comme capitale dans tous les domaines et constitue un laboratoire unique d’expériences sociales, politiques, intellectuelles et affectives. Dans cette chambre d’échos historiques, l’historien distingue le Paris réel, alimenté par les « vies parisiennes » (des chroniques au fil des chapitres pour donner la parole à des Parisiennes et Parisiens), le Paris politique, le Paris urbain et enfin le Paris mythique et fantasmé qui surgit tout au long du livre. Il s’agit ainsi de faire l’archéologie, au sens foucaldien du terme (c’est-à-dire une analyse des structures historiques   .), des évolutions de ces différents Paris et des fondements de ces mythes.

Renouvellement urbain et social

Avant d’être une capitale, Paris est avant tout un lieu d’habitat traversé par des populations multiples. La ville, comme ceux qui y habitent, est marquée du signe de la diversité. C’est la plus cosmopolite des capitales européennes et il convient à ce titre d’employer le pluriel pour mieux rendre compte des multiples possibles parisiens. On parle ainsi « des » classes populaires ou laborieuses, « des » bourgeoisies, etc.

Paris se trouve au cœur des transformations urbaines qui accompagnent les évolutions techniques au long du siècle de la modernité. Dans cette organisation urbaine, « c’est l’activité professionnelle plus que l’origine géographique qui détermine la localisation dans la ville ». Espace hiérarchisé aux contradictions criantes, la ville est dirigée par un gouvernement de notables privilégiés — là où dans les autres capitales, une multiplicité d’acteurs et d’actrices intervient dans les transformations urbaines —, une élite prudente, mais attachée au laisser-faire. Aussi, toutes les politiques urbaines interventionnistes qui pourraient permettre d’endiguer les détériorations sanitaires et sociales, qui peuvent avoir lieu sous ses fenêtres, sont freinées au nom de principes libéraux. Favorisées par l’insalubrité et la pauvreté, plusieurs épidémies éclatent dans la ville : le choléra en 1832 et 1849 et la tuberculose, notamment chez les ouvriers et artisans en chambre (qui ont leur atelier chez eux et ne sortent pas). Enfin, les différentes maladies infantiles comme la rougeole, la bronchite, les oreillons ou la variole, contre lesquelles la médecine de l’époque est désarmée, tuent massivement.

Au milieu du siècle, de grands travaux pour contrer la misère et faire de Paris la capitale européenne sont engagés. À cette occasion, comme en de multiples autres, il faut être du bon côté de la césure sociale pour en profiter. L’haussmannisation réussit d’autant mieux que les spéculateurs immobiliers relaient, auprès des couches bourgeoises, les propositions du pouvoir. C'est pourquoi, face à la conquête de l’Ouest parisien par la bourgeoisie, les rives gauches bénéficient de peu d’investissement. Ces lieux de faibles valeurs cristallisent également la crainte des intellectuels et de la presse. Dans les quartiers touchés par les transformations urbaines, les employés peuplent les nouvelles avenues, tandis que les ouvriers sont relégués dans les taudis et les arrière-cours.

De plus, au XIXe siècle, le rapport à l’espace urbain se trouve fondamentalement modifié, la stratification sociale se marque dans une « expérience de la distance ». En effet, tandis que la majorité des habitantes et des habitants pratiquent la ville à pied, pour des trajets de 3 à 5 km, les bourgeois utilisent les fiacres et omnibus pour se déplacer dans le centre. Les plus riches, quant à eux, possèdent des voitures personnelles qui leur permettent de se déplacer dans Paris, mais aussi d’en sortir et de profiter des extérieurs de la capitale.

Capitale politique européenne

Capitale du tourisme politique (qui devient une mode au XIXe siècle) dès les premières années de la Révolution française, Paris est une ville d’histoire dans laquelle se mêlent l’archaïsme de l’organisation urbaine (où les quartiers populaires jouxtent les lieux de pouvoirs) et la peur des troubles sociaux. La ville concentre toutes sortes de menaces pour le gouvernement : des journalistes et publicistes, des écrivains d’origine provinciale, des journaux souhaitant devenir un quatrième pouvoir, des masses mobilisables (manœuvres, étudiants, ouvriers des faubourgs, et même des réfugiés politiques étrangers)   . Marquées par l’héritage des régimes politiques antérieurs et par le rôle des classes populaires (notamment dans le registre de l’action violente), les élites ne parviennent pas à sortir du schéma répressif et les luttes violentes émaillent le siècle.

Christophe Charle se penche alors sur l’expression européenne de Paris : si elle est la capitale culturelle de l’Europe à cette époque, elle est aussi la « capitale des troubles ». À l’international, elle a l’image d’une ville imprévisible dans laquelle se mêlent les grands mouvements de foules, notamment lors des enterrements et des processions publiques   , ainsi que les troubles politiques et le recours fréquent à la violence armée. Cette violence s’expliquerait par la détérioration constante de la vie quotidienne des Parisiennes et Parisiens tout au long du XIXe siècle, mais également par une discordance politique : les classes populaires de Paris se situent à une distance maximale de l’expression politique libre et de l’exercice du pouvoir, mais également à une proximité immédiate des lieux centraux du pouvoir.

Ville sans autonomie où le pouvoir national s’exerce, directement soumise à l’arbitraire du gouvernement, Paris s’illustre alors par des moments de crises politiques paroxystiques. Christophe Charle propose des comparaisons avec d’autres capitales européennes similaires afin de comprendre pourquoi Paris sert de modèle aux autres éruptions révolutionnaires. Si Londres, qui partage de nombreuses caractéristiques communes avec Paris (dont un puissant mouvement populaire), ne suit pas la même voie, c’est probablement pour plusieurs raisons. On peut citer la diversité de ses lieux de pouvoirs, l’étendue de la ville et sa plus faible densité, l’isolement des milieux populaires du monde intellectuel, mais également la confiance maintenue dans l’expression politique par des voies légales.

L’influence de Paris décline cependant à la fin du siècle, les derniers instants de son rôle d'importance datent de 1870-1871. En effet, lors de la Commune, Paris devient, pour la première fois de son histoire, un espace autonome. Pendant un court instant, la capitale nominale se trouve livrée à elle-même sans intervention du gouvernement. Puis, au cours des débuts de la Troisième République, une fois aux mains des radicaux, la ville perd progressivement son rôle politique. Elle garde une place particulière, un rôle symbolique et une domination médiatique, mais n’est plus ni l’avant-garde ni le modèle révolutionnaire.

Capitale culturelle et intellectuelle européenne

En plus de l’analyse urbaine et politique, Christophe Charle poursuit dans ce livre ses travaux sur le théâtre, la culture et ses lieux, ainsi que sur les intellectuels au XIXe siècle   . Au XIXe siècle, Paris est la capitale culturelle et celle des intellectuels européens et s’impose comme « un espace de culture spécifique où interagissent les échelles locales, nationales et internationales ».

À l’image des autres domaines étudiés, Paris s’illustre donc par ses discordances culturelles : unis dans l’extraversion de la vie sociale parisienne, les loisirs se différencient néanmoins par quartiers et par classes sociales. Si Paris est la capitale européenne du théâtre, les couches les plus populaires lui préfèrent le cabaret et les ginguettes. Pendant quelques heures, ces lieux de sociabilité et de détente offrent une échappée à la médiocrité des habitats privés. Ces divergences se manifestent encore plus nettement quand, dans la fin du siècle et dans la poursuite d’une volonté gouvernementale de contrôler les expressions politiques, le pouvoir en place organise la destruction des théâtres populaires (tout en préservant les salles plus prestigieuses). Cela a des effets limités, puisque les pièces circulent également sous d’autres formes, et témoignent, à travers leur popularité et leur intertextualité, d’une culture partagée.

Comme pour tous les autres aspects, en cette fin du siècle, Paris s’essouffle. Elle reste, toutefois, un espace culturel important et l’Exposition universelle de 1878 manifeste une confiance dans un avenir radieux qui « cohabite avec la nostalgie et la fuite dans l’ailleurs ». L’Exposition de 1889 célèbre, quant à elle, les premiers temps politiques du siècle et la Révolution française, ancrant dans l’espace urbain toute l’histoire politique du siècle.

Si ce livre peut être résumé en une formule, c’est par le titre de son dernier chapitre « Ombres et lumières d’une ville divisée ». Christophe Charle tire dans ce livre les fils de ses précédents terrains d’étude pour analyser la ville de Paris. Elle apparaît ainsi comme la capitale de toutes les modernités : politiques, culturelles, urbaines, sociales, mais également de toutes les discordances des temps, la capitale des capitales européennes. Ville contrastée, à l’image du siècle, « kaléidoscope d’images de plus en plus désaccordées », elle est l’objet tout au long de la période de recompositions et d’adaptations constantes. S’inscrivant dans l'art de la synthèse de Christophe Charle   , Paris devient une capitale plurielle dans laquelle plusieurs villes s’emboîtent, s’imbriquent et se superposent, permettant à travers leurs analyses de construire un récit plus général du XIXe siècle.