L’auteur d’« Elle, la mère », roman remarqué paru chez Minuit en 2021, revient sur quinze ans d’analyse dans un texte au scalpel, syncopé et haletant.

Inscrire sa voix dans la tradition du récit d’analyse

De Marie Cardinal (Les Mots pour le dire, 1976) à Gérard Haddad (Le Jour où Lacan m’a adopté, 2002), en passant évidemment par Georges Perec (« Les lieux d’une ruse », 1977, où il évoque sa psychanalyse avec J.-B. Pontalis) et Pierre Rey (Une saison chez Lacan, 1989), les rapports entre la littérature et le travail analytique sont nombreux et féconds. Emmanuel Chaussade s’inscrit d’emblée dans cette tradition, mais en faisant entendre une voix singulière.

On retrouve ainsi, dès l’incipit de son nouveau livre, ce style tout en phrases courtes, nominales, syncopées, aux verbes à l’infinitif plutôt que conjugués, qui produisait déjà le phrasé très original et bouleversant de son premier roman :

« Tous les lundis, neuf heures. Tous les mercredis, quinze heures. Depuis neuf, non, depuis dix ans. Le même rituel. L’attente dans l’entrée jaune aux peintures esquissées. Aux meubles abandonnés. Aux meubles déglingués. Deux fois par semaine, “Allez-y, j’arrive !À chaque début de séance, “Alooooors ? Racontez-moi !” Deux fois par semaine, chaque séance pareillement comptée, dix minutes chrono, pas une de plus. Hors du temps, hors du monde. »

On ne peut s’empêcher de faire le lien entre le style de l’auteur et la durée des séances où chaque mot compte, mais aussi chaque silence et chaque interruption. Mais cette écriture trouve peut-être aussi son origine dans une vie fracassée par une famille maltraitante, notamment par un grand-oncle et parrain qui abusa du narrateur alors qu’il était enfant, sans que sa mère, pourtant témoin de la scène, n’intervienne pour le protéger.

Sourire au milieu du fracas

Jeune victime d’hommes plus âgés au moment où il prend conscience de sa différence homosexuelle, le narrateur sourit sous les coups de son père, mais sans désarmer personne. Tous ses rêves se heurtent aux refus de ses parents, ces « malfaiteurs », à ce milieu provincial et petit-bourgeois où il se sent inadapté. Sans le bac et sans argent, il s’enfuit à Paris pour étudier aux Beaux-Arts, dont il sort premier. Lisant une annonce, il va montrer ses dessins de mode à un grand couturier qui l’encourage et il entre dans ce milieu, auquel il consacre de très belles pages au vocabulaire riche, fascinant, sensuel, qui mettent en évidence sa grande créativité, toute manuelle avant d’être littéraire.

Il s’agit également d’une éducation sentimentale où les amants font des promesses qu’ils ne tiennent pas, et où les grandes amours s’effondrent, laissant la place à l’accumulation des expériences sexuelles sans illusion et d’une tristesse folle dans ce milieu dit « gay ».

Échapper au « cancer du moi »

Le narrateur mène une carrière fulgurante dans l’univers de la mode, guetté par le « cancer du moi » que peuvent provoquer la réussite et la toute-puissance. Les mots le délivrent de son histoire si pesante et si mortifère. Son analyste lui sauve la vie, avec son intelligence, ses formules qui font mouche, ses convictions : « Y a deux mecs qui ont dit des trucs, Freud et Lacan. Les autres ont répété. À mercredi. » C’est ainsi que l’analysé conquiert sa liberté et abandonne « la peur de l’abandon ».

Le livre prend une dimension politique quand le lecteur découvre que cette psy s’appelle Elsa Cayat, et qu’elle a été tuée le 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo, où elle tenait une chronique. Dédié à sa mémoire, le roman défend la liberté à tous les niveaux, dans la vie intime comme publique, et le droit de vivre avec ses différences. « Assassinée pour des images, pas pour des mots », l’analyste a laissé en partage à son patient l’obligation de vivre libre, de vivre :

« Il n’a pas passé quinze ans auprès d’elle pour les laisser gagner. Non, ce n’est pas eux qui vont contrôler sa vie. Ce n’est pas eux qui vont lui faire peur. Ils ne gagneront pas. Elle n’aurait pas voulu. Elle qui ne renonçait jamais. Ils ont perdu, les ignorants, les haineux, les frustrés, les névrosés. Elle est bien vivante dans son cœur. Ils ont perdu. Ne plus se résigner, ne plus avoir peur, ne plus se taire. Dire. »

Malgré sa dureté, et la maltraitance qui en forme en quelque sorte le cœur, ce roman est celui d’une renaissance et de la conquête d’une liberté sans laquelle la vie n’aurait pas de saveur ni de valeur. Il dépasse le règlement de comptes et ouvre l’écriture pour soi vers l’autre, dans une prose brûlante et âpre qui dit aussi l’urgence de vivre et d’aimer.