Si le fait religieux a pris une place importante dans nos sociétés contemporaines, la place de l'histoire religieuse a été progressivement définie depuis le XIXe siècle.

En France, l’histoire religieuse a longtemps été dominée par l’étude du catholicisme, puis du judaïsme et du protestantisme. La diversité confessionnelle du pays en ce début du XXIe siècle a conduit à un renouveau de ce champ. L’histoire politique ou sociale ne peut en effet se comprendre sans tenir compte des questions religieuses. L’historien Dominique Avon revient sur près de deux siècles d’histoire religieuse et montre son évolution dans le paysage universitaire. Les religions sont désormais étudiées en Première, dans le cadre de la spécialité Histoire-Géographie, Géopolitique et Sciences Politiques (HGGSP), pour comprendre le pouvoir de dirigeants comme Charlemagne, mais aussi des pays dans toute leur complexité tels les États-Unis et l’Inde.

Nonfiction.fr : L’histoire religieuse s’institutionnalise à la fin du XIXe siècle dans le cadre de la IIIe République alors que cette dernière est souvent confrontée à l’Église lors des crises qui émaillent ses trois premières décennies. Quelles étaient les caractéristiques de cette histoire, notamment incarnée par Albert, puis Jean Réville ?

Dominique Avon : La configuration religieuse de la société française de la fin du XIXe siècle est la suivante : lors du dernier recensement prenant en compte la confession, en 1872, plus de neuf Français sur dix se déclarent catholiques, les autres se disent protestants ou israélites et seulement quelques dizaines de milliers de citoyens ne s’inscrivent dans aucune de ces confessions. En termes de pratique religieuse, les disparités régionales sont importantes : le Nord a connu une augmentation de l’assiduité au culte depuis la Révolution, quand le Bassin parisien est marqué par des taux faibles. L’encadrement religieux est élevé : ainsi, plus de 1 500 prêtres sont ordonnés chaque année (une centaine aujourd’hui). Adhérant au programme des républicains, une partie significative de la bourgeoisie industrielle et commerçante, libérale et intellectuelle, témoigne d’une volonté d’affaiblir le rôle des autorités cléricales dans tous les domaines, de la politique aux mœurs en passant par le milieu universitaire.

C’est dans ce contexte qu’est créée, au Collège de France, la première chaire d’histoire des religions, dont les deux premiers titulaires sont les protestants Albert Réville et son fils Jean. Le premier est un ami d’Ernest Renan, qui encourage la création d’une section de « sciences religieuses » à l'Ecole Pratique des Hautes Études. Deux convictions animent alors les spécialistes européens qui, dans une phase d’expansion coloniale, ont développé l’activité des recherches en sciences humaines en s’intéressant à toutes les sociétés connues : les religions relèvent d’un phénomène universel, il serait préjudiciable d’ignorer ce qu’elles représentent pour tenter de comprendre l’histoire de l’humanité et ses développements en cours ; une même grille d’analyse doit être déployée pour chacune des religions, ce qui signifie que le christianisme, dans ses différentes composantes ne doit pas bénéficier d’un traitement particulier. Cependant, il y a parfois loin de la théorie à la pratique, et les préjugés comme les intentions de rejeter telle ou telle représentation du monde, ou d’en découdre avec tel ou tel groupe, ne sont pas absents des travaux de ces chercheurs. Ce qui explique les débats, parfois vifs, autour de la neutralité scientifique.

Malgré quelques exceptions notables, les « faits religieux » sont peu présents dans les synthèses d’histoire de la France, notamment celles de Gérard Noiriel et de Jean-François Sirinelli. Y-a-t-il eu une méfiance envers l’histoire religieuse, comme ce fut le cas envers l’histoire militaire ?

Si nous laissons de côté les réflexes corporatistes consistant à garantir des postes pour une spécialité au détriment des autres, plusieurs facteurs peuvent expliquer ce silence. Le phénomène socio-culturel d’une sécularisation non linéaire, accentué depuis le milieu du XXe siècle, est repérable sous deux aspects principaux : dans différentes sociétés européennes (allemande, britannique, belge, française…) des citoyens et citoyennes en nombre croissant ont cessé d’avoir une pratique religieuse, et une partie d’entre eux n’expriment plus de foi particulière ; des champs entiers de l’activité humaine (dans l’économie ou les loisirs par exemple) ont été affranchis partiellement ou totalement de toute référence au religieux. Au cours de cette phase, des sociologues, des anthropologues, des politistes, des historiens et d’autres spécialistes ont, du fait de leurs convictions personnelles et/ou de la certitude théorique que le mouvement des sociétés allait vers une sorte d’épuisement du référentiel religieux, choisi d’ignorer l’étude des « faits religieux ». En d’autres termes, si pour les périodes antique, médiévale et moderne cette donnée sociétale n’est pas difficile à reconnaître (et à analyser), elle ne paraît plus opératoire pour appréhender les temps contemporains. Un autre élément doit être ajouté au tableau : pour certains chercheurs, le « religieux » ne sert que d’enrobage lexical destiné à traduire des formes de mobilisation politique, géopolitique ou sociale, il est donc inutile de s’y attarder, il vaut mieux s’intéresser directement aux luttes visant à renverser des rapports de domination entre différentes catégories d’acteurs.

La voie de la reconnaissance de ce champ historique se construit progressivement, notamment en passant d’un discours apologétique à une confessionnalité plus discrète, pour reprendre vos termes. Voyez-vous une différence entre les historiens du catholicisme, puis ceux du protestantisme et du judaïsme ?

À l’occasion d’un colloque ayant réuni les spécialistes de la question, au tournant du millénaire, Claude Langlois constatait le fait suivant : « les protestants font très majoritairement l’histoire du protestantisme ; les juifs, celle du judaïsme ; les catholiques d’ailleurs font de même, quitte, parce que majoritaires, à contrôler un champ religieux plus large ». Il ajoutait cependant « qu’une certaine culture laïque commune fait qu’en principe les croyances individuelles sont malaisément identifiables ». Dans mon ouvrage, j’ai proposé de distinguer quatre générations qui permettent d’affiner l’observation. Les « pionniers » et les « bâtisseurs », parmi lesquels les catholiques apparaissent de loin les plus nombreux, sont marqués par ces distinctions confessionnelles, ils ont des relations de proximité, parfois conflictuelles, avec les responsables de leurs communautés respectives ; plusieurs d’entre eux exercent (ou ont exercé) des fonctions spécifiquement religieuses en tant que prêtre, rabbin ou pasteur, d’autres ont eu un engagement confessionnel militant (par exemple dans les mouvements de jeunesse). Les « ordonnateurs » (la 3e génération) ont tous reçu une éducation religieuse ; ils y associent des espoirs mais aussi des désillusions personnelles, et contribuent de manière décisive à mettre à distance leurs convictions et leur objet d’étude (et ce d’autant plus qu’ils paraissent suspects à leurs pairs qui œuvrent dans d’autres champs de spécialité). Enfin, les « héritiers » s’inscrivent dans une société où les transformations s’accélèrent, avec d’une part la poursuite du détachement religieux (le nombre d’enfants baptisés passe en-dessous de 50 % autour de l’an 2000) et, d’autre part, le renforcement de la pluralité religieuse qui se traduit, en France, par une augmentation significative de la présence musulmane. Au sein de cette dernière génération, l’intérêt pour l’histoire religieuse contemporaine n’est plus systématiquement lié à une histoire familiale ou communautaire, elle n’est pas fondée sur le prérequis d’une culture spécifique, elle est acquise en partie dans le cadre universitaire.

Vous montrez qu’il est particulièrement difficile de comprendre la Révolution française ou encore les deux guerres mondiales, sans leur dimension religieuse. Ces études ont parfois été laissées à des spécialistes du droit, voire saisies par des journalistes. L’histoire globale, particulièrement en vogue depuis une décennie, donne-t-elle toute sa place à l’histoire religieuse ?

L’exemple de l’étude des deux conflits mondiaux mérite que l’on s’y arrête. L’une des premières recherches académiques portant sur les données religieuses de la guerre de 1914-1918 est une thèse sur les catholiques français soutenue en 1972 et publiée près de vingt ans plus tard. À la fin des années 1970, Jean-Marie Mayeur propose un article pionnier en abordant le sujet sous l’angle des « mentalités », mais il faut attendre le début des années 1990 pour que des travaux soient conduits sur la vie religieuse des soldats, sur l’encadrement religieux dans les armées, puis sur l’imbrication des discours nationaux et religieux dans toutes les États concernés par la guerre. Pour ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale, la première monographie sur le sujet est le fait du journaliste Jacques Duquesne, Les Catholiques français sous l’Occupation (1966). Une décennie plus tard plusieurs colloques marquent l’ouverture de chantiers historiographiques. Grâce aux efforts combinés de René Rémond, Jean-Marie Mayeur, François Bédarida et, ultérieurement, Étienne Fouilloux, nombre de travaux en histoire religieuse sont intégrés dans une approche plus complexe et large de la guerre (ce dont rend compte, parmi d’autres, la revue Vingtième Siècle).

Au sein de la discipline, tous les obstacles et toutes les réserves ne sont pas levés pour accueillir l’apport de l’histoire religieuse. Les chercheurs qui travaillent en histoire de l’art, comme Isabelle Saint-Martin, ou sur un long XIXe siècle, de Philippe Boutry à Guillaume Cuchet, bénéficient d’une reconnaissance appuyée. Il en va de même pour les domaines où les spécialistes du religieux ont joué un rôle d’avant-garde, par exemple celui des organisations et mouvements de jeunesse qui a été largement défriché grâce aux efforts de Gérard Cholvy, ou celui de la santé (en particulier dans son volet « psy »). Mais il est des lieux de résistance passive : les grandes synthèses sur l’histoire des intellectuels ignorent souvent les travaux d’Yvon Tranvouez, de Frédéric Gugelot ou de Michel Fourcade ; les spécialistes de l’histoire du féminisme et du genre n’ont manifesté qu’un intérêt tardif et marginal pour tout ce qui avait été publié en lien avec ces objets dans le milieu de l’histoire religieuse. En revanche, des changements significatifs ont été amorcés dans le domaine des relations internationales, à la charnière de l’histoire coloniale et de l’histoire religieuse.

Les programmes du secondaire sont assez paradoxaux puisqu’ils accordent peu de place à l’étude des faits religieux, à l’exception de la loi de 1905. Pourtant, la spécialité HGGSP développe tout un thème centré sur les religions pour comprendre Charlemagne, la laïcité en Turquie, la relation entre le politique et le religieux aux États-Unis ou encore l’Inde au prisme des religions. Y voyez-vous un paradoxe ?

Des échanges avec mes collègues de l’enseignement secondaire, avec leurs formateurs et formatrices, ainsi que plusieurs interventions en lycée m’ont montré que ces sujets présentaient plusieurs types de difficultés. Prenons trois exemples. La partie sur la « loi de 1905 » n’est pas toujours située dans le tableau d’une société française différente de celle de 2020, elle ne met pas en évidence la force d’un anticléricalisme porté par des catholiques contre d’autres catholiques (ce qui ne signifie pas, bien sûr, une sous-estimation du rôle décisif des libres-penseurs ou des représentants d’autres confessions), ni les raisons pour lesquelles elle n’est pas appliquée en Algérie, ni la législation périphérique (lois de 1901, 1904 et décrets d’application) qui conduit à expulser de l’Hexagone 30 000 religieuses et religieux, avant leur retour, sollicité par les pouvoirs publics, pour participer à l’effort de guerre en 1914. La partie sur la « laïcité » en Turquie est fondée, pour une part, sur un malentendu : du fait, notamment, des conséquences de la guerre gréco-turque, l’identité nationale turque s’est nourrie d’un lien spécifique avec l’islam ; Atatürk a moins cherché à séparer qu’à subordonner le religieux au politique (l’État turc emploie plusieurs dizaines de milliers de fonctionnaires dont le rôle est exclusivement voué à la promotion du sunnisme) ; depuis plus d’un demi-siècle, l’enseignement religieux est obligatoire dans les écoles publiques… bref, un même terme sert à désigner deux réalités différentes en Turquie et en France. La partie sur le « religieux en Inde » permet un réel décentrement, elle invite à penser un autre héritage impérial (moghol puis britannique), elle présente des catégories d’acteurs religieux dans des relations de cohabitation (hindous, musulmans, sikhs, bouddhistes, chrétiens, jaïns) ou des rapports de forces (incluant un système de castes) originaux, mais elle nécessite donc un investissement important pour en maîtriser les données principales.

Vous dirigez à l’EPHE (École pratique des hautes études) la chaire « Histoire intellectuelle du sunnisme contemporain » et insistez en conclusion sur le fait que la dynamique actuelle est à l’étude de l’islam. Comment expliquez-vous cet intérêt ?

Depuis le milieu du XXe siècle, alors que l’humanité était pensée selon une ligne de fracture entre un « bloc de l’Ouest » et un « bloc de l’Est », des responsables religieux musulmans ont déployé un discours selon lequel l’islam était une réalité communautaire alternative et englobante, depuis l’expression de gestes du quotidien jusqu’à la réalisation d’un régime islamique idéal, en passant par des types vestimentaires, et un respect de prescriptions juridico-religieuses dans les relations interpersonnelles ou les échanges économiques. Leurs efforts, soutenus par des moyens financiers qui ont décuplé à partir de la décennie 1970, ont porté des fruits en dépit des échecs des tentatives de réalisation politique, comme au Pakistan, en Afghanistan ou au Soudan, et de la sécularisation – là encore non linéaire – des sociétés majoritairement musulmanes. En elle-même cette réalité complexe explique un intérêt pour son étude. L’engouement est redoublé par des courants de contestation convergents : seules les sciences qui mettent « Dieu » en leur centre ont une légitimité ; l’islam, en son texte fondateur qu’est le Coran comme dans certains de ses développements, ne peut pas être mesuré à la même aune que les autres religions ; l’héritage scientifique européen relatif à l’islam comme religion et à l’Islam comme civilisation doit être disqualifié du fait de son lien historique avec la colonisation… Il serait cependant erroné de percevoir là une dynamique absolument spécifique : le christianisme, le bouddhisme, l’hindouisme, le judaïsme, le taoïsme, les sociétés rédemptrices ainsi que d’autres religions polythéistes ou animistes sont concernées par des remises en question à des niveaux différents, avec des rythmes particuliers.