Par des ouvrages collectifs, trois jeunes sites (Le Grand Continent, Le Rubicon et Le Courrier d'Europe centrale) proposent des recueils de leurs meilleurs articles à propos de sujets internationaux.

Les questions géopolitiques et internationales font l’objet depuis quelques années d’un renouveau éditorial qui n’est pas étranger à un relai générationnel et à l’épuisement des anciennes grilles de lecture issues du XXe siècle, centrées notamment sur la version moderne (celle de la Guerre froide, significativement) du paradigme westphalien (ce terme désignant les relations entre États depuis le traité de Westphalie en 1648).

Le plus visible et connu des nouveaux collectifs publiant sur les questions internationales est Le Grand Continent, revue en ligne lancée par de jeunes étudiants normaliens il y a à peine trois ans, devenue très vite une référence (parvenant à interviewer le président Emmanuel Macron). Mais d’autres publications régulières en ligne, comme Le Rubicon ou Le Courrier d’Europe centrale, proposent également une autre lecture des relations internationales, singulièrement depuis les derniers mois, marqués par le renforcement des menaces diplomatiques et militaires en Europe.

Un monde nouveau en gestation

Tout d’abord, Le Grand Continent a eu la bonne idée de publier pour la première fois ses meilleurs articles à travers un ouvrage collectif intitulé Politiques de l’interrègne, dirigé par Gilles Gressani et Mathéo Malik, deux des fondateurs du site d’actualités publié par le Groupe d’études géopolitiques. Comme le sous-titre du livre l’indique (Chine, pandémie, climat), il s’agit d’une vision panoramique du monde actuel, centrée autour de trois axes qui la structurent largement désormais : la rivalité entre la Chine et les États-Unis, la crise écologique comme élément fondamental du changement de paradigme et l’avènement politique des « nouvelles » années Vingt à travers la crise sanitaire et ses conséquences économiques, sociales, démocratiques et géopolitiques.

Le point de départ de cet ouvrage (qui vient à point nommé) est de considérer que le chaos pandémique, phénomène social mondial et « total », est un symptôme, très visible, d’un « interrègne » en cours, marqué par un bouleversement progressif des relations internationales. La rivalité géopolitique entre la Chine et les États-Unis (une « nouvelle guerre froide ») s’est significativement renforcée avec la pandémie de Covid-19, devenant la principale ligne de fracture sur le plan économique, alors que la « vieille Europe » est en proie à des questionnements existentiels sur son identité et celle de ses États (son projet politique, sa viabilité budgétaire, sa souveraineté politique et industrielle).

Sans pouvoir rentrer dans tous les détails de ces questions complexes, les auteurs des contributions — politistes, philosophes, économistes, historiens, géographes, sociologues, jeunes ou confirmés et venant d’horizons académiques variés et de différents pays — de ce précieux volume proposent, derrière le chaos apparent des derniers mois sur le plan international, de rassembler des éléments pour mieux en analyser les principaux enjeux et, surtout, pour comprendre pourquoi il n’est pas encore une fatalité, quand bien même le désordre paraît certain.

On retiendra en particulier la louable volonté d’articuler « le temps du tweet au temps du livre », pour rependre l’expression des directeurs d’ouvrage, en prenant à la fois la hauteur nécessaire — en particulier par la prise en compte d’un interrègne climatique — et en se focalisant sur des enjeux plus spécifiques — le genre, la dette, le retour de la puissance publique — pour appréhender toute la complexité du monde contemporain.

Le basculement ukrainien

Il n’est pas inutile de préciser que cette vaste tentative de synthèse collective sur les enjeux mondiaux a été rédigée avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à partir du 24 février 2022. Cette date, d’ores et déjà historique, nous a fait basculer dans une nouvelle ère que propose d’analyser « à chaud » la plateforme francophone de décryptage des questions internationales Le Rubicon (initiative franco-québécoise lancée fin 2021, dirigée par Julian Fernandez, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Justin Massie), à travers, là encore, la publication d’un recueil de ses contributions (pour beaucoup actualisées au cours du printemps), intitulé Ukraine. Le choc de la guerre.

En l’occurrence, le Rubicon a bien été franchi, contredisant l’avis des experts les plus reconnus, par le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, lorsqu’il décida seul d’envahir son voisin ukrainien, à travers une « guerre-éclair » à l’assaut de Kiev que l’on pensait d’un autre siècle et qui échoua rapidement dans une forme de bourbier qui dure depuis plus de quatre mois.

Bien que la guerre en Ukraine soit à la Une de tous les journaux du monde depuis lors, les différents contributeurs de cet ouvrage font le pari que leurs analyses peuvent approfondir la compréhension d’un conflit qui a bouleversé la diplomatie et la conduite des relations internationales, en Europe et dans le monde. Cette nouvelle génération d’experts (politistes, juristes, historiens et géographes), comme dans le cas du Grand Continent, propose ainsi de décrypter la grande stratégie russe à l’œuvre, en se demandant : pourquoi Poutine sème-t-il de la sorte le chaos et la désolation chez un peuple vu comme un véritable « frère » pour la Russie ? Il s'agit de montrer comment le gouvernement russe instrumentalise le droit international pour justifier son bellicisme.

D’autres sujets, sans doute moins au cœur des débats, sont approfondis par ce court recueil : le sort des exilés de guerre, les réactions africaines face à la guerre en Ukraine (souvent pour le moins ambiguës et contraires à leurs opinions publiques), la possibilité d’une justice pénale internationale (pour condamner, maintenant ou a posteriori, les crimes de guerre), ou encore la question de l’accès à Internet (et donc aux informations, crédibles ou fake news) pour les Russes durant le conflit…

De manière accessible et illustrée par des cartes et des infographies, les billets des observateurs avisés apportent de manière utile leurs points de vue éclairés sur une crise internationale telle que nous n’en avions pas connue depuis le début du XXIe siècle.

La Hongrie de Viktor Orbán, laboratoire du populisme illibéral en Europe

Enfin, sous la direction de Corentin Léotard, jeune rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale, site de référence sur l’actualité des pays de l’ancien bloc soviétique, un dernier ouvrage collectif complète ce renouveau éditorial sur les enjeux internationaux.

Plus confidentiel, moins ambitieux mais plus focalisé sur une zone géographique et d’expertise que le généraliste Grand Continent, ce nouveau média aurait pu choisir, comme Le Rubicon, de proposer un éclairage sur l’Ukraine, mais, publié quelques jours avant l’éclatement du conflit, le livre La Hongrie sous Orbán constitue moins un regard sur l’actualité la plus brûlante qu’une analyse de fond sur un phénomène politique né il y a une douzaine d’années dans un pays moins sous le feu des projecteurs.

Le point de vue des six auteurs, journalistes et experts français vivant en Hongrie, est ici moins magistral que celui des universitaires des deux premiers ouvrages recensés, car ils laissent davantage (comme il est de coutume lors des reportages de terrain) la parole aux témoins. Néanmoins, par petites touches, les contributions de cet ouvrage aboutissent à un tableau assez complet et à une synthèse importante sur un thème trop peu exploré par les analystes français : le laboratoire du populisme « illibéral » (pour reprendre le terme forgé par l’Américain Fareed Zakaria) en Europe, apparu à Budapest depuis la première élection de Viktor Orbán comme chef du gouvernement hongrois en 2010. 

Cette tête de pont de la « contre-révolution conservatrice », devenue réactionnaire, a d’ailleurs surgi de manière inattendue, comme le notent les auteurs. La Hongrie, en effet, était une « élève » prometteuse de l’Union européenne, dès avant son adhésion en 2004 : au début des années 2000, elle était devenue, en partie par l’action de Viktor Orbán (qui avait gouverné une première fois de 1998 à 2002), une sorte d’eldorado ultralibéral, après une décennie 1990 où elle s’était démarquée sur le plan économique et politique des autres pays de l’ex-bloc soviétique.

Mais, depuis 2010, en effet, le « Système de Coopération Nationale » mis en place par Viktor Orbán, membre du PPE (parti populaire européen, qui regroupe la droite européenne) jusqu’en mars 2021, a progressivement fait de la Hongrie un pays ami de tous les partis d’extrême droite d’Europe (y compris le Rassemblement national en France) et au-delà (Trump et Bolsonaro admirent également ce « modèle »), alors que Viktor Orbán a été élu au printemps 2022 pour un quatrième mandat consécutif.

Les différents témoignages recueillis par les journalistes du Courrier de l’Europe centrale permettent de comprendre ce phénomène politique de l’intérieur, en montrant comment les habitants vivent cette notoriété internationale de leur chef de gouvernement et de son régime, gangrené par une corruption systémique. La parole est ainsi laissée aux nombreux supporters du parti (le Fidesz), mais aussi à celles et ceux qui s’y opposent au nom de la probité et de la liberté, ainsi qu’aux victimes du régime (Roms, habitants pauvres des villes, agriculteurs délaissés, homosexuels et artistes ciblés comme « déviants »…). Il s’agit donc d’une immersion unique dans une société plus diverse, plus vivante et plus libre que ce que son dirigeant voudrait faire croire…

En somme, par leurs regards précis et leurs problématiques originales, ces trois ouvrages collectifs illustrent parfaitement ce qu’une nouvelle génération d’experts et d’observateurs peut apporter à notre connaissance des enjeux internationaux, dans un monde que l’on disait de plus en plus global, mais qui n’en comprend pas moins de situations complexes et particulières qu’il convient d’analyser sous d’autres angles.