Les pensées de l'effondrement renouent avec l'écologie profonde, qui se parait de philosophie. En s'adressant à la sensibilité, la collapsologie inaugure-t-elle une esthétique de la crainte ?

Dans l’introduction aux Pensées de l’écologie (Wildproject, 2021), une anthologie de textes rassemblés par Baptiste Lanaspeze et Marin Schaffner, on peut lire : « ce manuel suit l’hypothèse selon laquelle la crise écologique n’est pas un problème technologique, ni un accident du développement industriel – mais le résultat direct et prévisible d’un mode d’organisation socio-économique adossé à l’idée d’une séparation entre le "règne humain" et la "nature". […] Pour mettre fin au désastre, nous avons besoin de nouveaux outils et de nouveaux récits, par-delà ceux de la modernité ».

Pour un monde de l'imprévisible

L’ennemi est nommé : c'est la modernité. Entendons par là, selon les auteurs, une science mécanique qui se représenterait le monde comme matériel et inerte, dans l’oubli du « vivant » et du « sacré ». On peut d'emblée regretter qu'une telle définition, générale et imprécise, laisse peu de place à la nuance. Dans la sixième partie du Discours de la Méthode, Descartes, qui fait souvent figure de père de la modernité, écrivait qu’il s’agissait « de se rendre comme maître et possesseur de la nature », et ceci à deux fins : combattre la famine et la maladie. Le « comme » introduit cependant une restriction fondamentale, puisqu'elle réduit le champ d’application de cette maîtrise en inscrivant Dieu au point de départ du mécanisme.

Opposer la technique et la nature, tel est pourtant le récit de la modernité que les deux auteurs souhaitent faire entendre. Ils vont même plus loin. Citant un extrait de Vers des humanités écologiques de Déborah Bird Rose (2004), ils proposent – au nom de l'« humanisme » – d’« envisager ce que pourraient être des récits "d’alphabétisation écologique collective" qui soient à même d’accompagner la fin de l’exploitation des mondes et de leur colonisation »((p.88 Les pensées de l’écologie)).

Le projet de cette écologie est de rompre avec toute philosophe du sujet issue de cette modernité, mais aussi de toute tentation de subjectivité se livrant à une interprétation des comportements. La suspicion à l'encontre des sciences de la nature s'élargit aux sciences de l'homme. Au discours de ces sciences est préféré, voire opposé, un récit brut.

Cornelia Hesse Honegger et les créatures de Tchernobyl

Dans une telle perspective, le récit de Hugh Raffles, Créatures de Tchernobyl, raconte le monde de l'artiste Cornelia Hesse Honegger, pour qui « l’art est une école de la vue ». Ce n’est pas seulement un moyen d’expression. C’est une forme de recherche sur les structures formelles, loin de toute subjectivité interprétative. Une forme d’intimité entre la sensibilité et les mathématiques. Les artistes naturalistes comme Conrad Gesner au XVIe siècle, ou encore le peintre-explorateur Maria Sibylla Merian, le chasseur de fossiles autodidacte, Mary Anning, figurent parmi ses sources. Sa recherche consiste à voir au-delà de la vision, à la façon dont Galilée regarda la lune à travers sa lunette astronomique. Les lavis de la lune dessinent un nouveau monde qui se découvre au regard.

Tout commença pour Cornelia en 1976, dans les environs de Zurich. Elle avait une passion pour les punaises de plantes dont elle admire « la manière de sentir certaines situations »   . Leur fréquentation est une véritable éducation de la sensibilité, la découverte de territoires en auto-suffisance explique Cornelia Hesse Honegger. Puis vient l'accident de Tchernobyl. Elle part en 1987 pour Österfärnebo, en Suède, où elle réalise une collecte d’insectes. Ce site est identifié comme le plus sévèrement atteint par les retombées radioactives de la catastrophe de Tchernobyl.

Pour l'artiste, c’était comme si quelqu’un avait levé le rideau. Elle s'effondre. Elle voit le difforme causé par les radiations en chaque insecte. Elle peint l'insecte déformé dans sa singularité formelle. Par-delà ce que l'image semble avoir de figuratif, son travail s'apparente à l'art concret qui refuse également tout emprunt à l'abstraction, dans la mesure où il y voit la peinture se réduire à un jeu d'interprétation de symboles extérieurs à l'oeuvre. Or, le monde de l'oeuvre - et du récit - forme un tout. L'oeuvre se suffit à elle seule par ce jeu des formes. Un tel art refuse la lecture psychanalytique des oeuvres, et plus globalement, tout recours à la subjectivité. Le monde à venir doit se lire à l'aune de cette approche de l'art : comme une myrielle de territoires sans sujet centré sur lui. Sans Etat centralisateur non plus.

De l'art à la collapsologie : le refus du politique

La collapsologie est la résurgence de l’écologie profonde dont le père fondateur est Arne Naess auquel Nonfiction consacra un article. Si l’écologie défendue par Arne Naess n’est plus au-devant de la scène, c’est sans doute du fait d’un changement de méthode. Lors d’une interview à Philosophie Magazine, Pablo Servigne, le porte-parole de la collapsologie en France, exprimait ses doutes quant à une résolution des problèmes écologiques en termes politiques :

« Cette énergie a été pensée dans un monde stable et prospère, celui des Trente Glorieuses, avec la paix sur notre territoire, un État fort, centralisé, organisé selon une structure pyramidale et des équipes d’ingénieurs bien formés, intègres. Ces conditions seront-elles réunies pendant des siècles ? Cette énergie est incompatible avec l’imprévu historique comme avec le réchauffement climatique. »

Entendons par là qu’aucune solution de nature publique n’est envisageable du fait de ce principe d’incertitude qui justifierait la logique de l’effondrement. Et de poursuivre : ce n’est pas seulement avec le nucléaire qu’il faut en finir. C’est avec le modèle de notre démocratie qu’il faut rompre :

« Si l’on veut consommer moins d’énergies fossiles, il faut consommer moins d’énergie. Point barre. Je suis convaincu par la proposition philosophique de Cornelius Castoriadis : il faut rompre avec l’hubris, la démesure, et comprendre que l’autolimitation est la seule source de l’autonomie et de la liberté. […] Alors c’est que ce type de démocratie n’est pas compatible avec la biosphère. La démocratie ne peut pas exister hors sol. Dans Carbon Democracy (La Découverte, 2013), l’historien britannique Timothy Mitchell a montré que la naissance de nos institutions démocratiques de masse au XIXe siècle était liée à l’exploitation du charbon, puis du pétrole. C’est autour des mines que sont apparus les premiers syndicats. Quand arrive le pétrole, les syndicats s’affaiblissent, car s’ils pouvaient bloquer les mines par la grève, ils ne contrôlaient pas les pipelines, ni les pays du Golfe… La démocratie de masse s’invente donc dans un contexte où chacun peut remplir le réservoir de sa voiture, telle est la base concrète de notre citoyenneté. (...). La crise des « gilets jaunes » lui donne raison : si vous touchez au prix du carburant, vous remettez en cause la paix sociale. Du coup, si l’on se projette dans un futur sans pétrole, il faudra inventer une démocratie différente, plus décentralisée, avec des individus moins hétéronomes, davantage d’auto-­organisation et de localisme. Ce serait une démocratie plus terrestre ».

Le pire n'est pas certain : critique du catastrophisme

Catherine et Raphaël Larrère, auteurs de Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste (Premier Parallèle, 2020), remettent à sa juste place un tel discours, renouant avec les travaux du philosophe des sciences Georges Canguilhem qui, dès 1973, dans une conférence intitulée « La question de l’écologie », opérait une distinction entre la science écologique et l’idéologie écologiste. Depuis quelques années, avec l’appel de Menton (1971) et le rapport Meadows (1972), un récit catastrophiste s'était développé, en se réclamant de philosophes tels Hans Jonas – et le principe Responsabilité – ou Günther Anders. La première partie de l’ouvrage de Catherine et Raphaël Larrère retrace la généalogie de ce premier catastrophisme, auquel Canguilhem entendait mettre bon ordre. 

Le point de départ de la réflexion du philosophe français était l’ambiguïté du terme écologie, qui désigne à la fois une discipline scientifique (l’étude des relations des organismes et de leur milieu) et un courant idéologique, qui mobilise politiquement autour des questions d’environnement (pollutions, déchets, épuisement des ressources...). Le souci de Canguilhem était alors de distinguer entre les « propositions de caractère scientifique, sur lesquelles on peut s’appuyer » (la détermination des limites de nos actions techniques et économiques dans le milieu naturel : on ne pouvait poursuivre une croissance illimitée sur une Terre limitée), et les thèses idéologiques à finalité politique.

 

De nos jours, le « catastrophisme éclairé » d'un Jean-Pierre Dupuy propose de résoudre cette tension entre prospective scientifique et alarmisme politique d'une autre manière. Pour ce dernier, la catastrophe doit se donner comme certaine. Pour cela, il faut sortir du temps de l’histoire fondé sur un passé fixe orienté vers un futur ouvert, pour un « temps de projet » qui coordonne les actions en vue d’un futur qui est fixé. Cette « prophétie de malheur », au sens où elle ne vise justement pas à se réaliser, prend en compte la nécessaire invention de nouvelles catégories morales détachées de la rationalité technique et économique traditionnellement engagées dans le champ de l’action. Car pour Jean-Pierre Dupuy, à la suite de Hans Jonas, notre savoir est limité. La solution ne peut se trouver qu’en dehors d’un progrès du savoir. C’est là que, reprenant à Jonas « le scénario du pire », il fait appel au raisonnement rétrospectif moral du philosophe britannique Bernard Williams : si la catastrophe a lieu, alors que je pouvais l’éviter, la faute morale sera grande.

Les collapsologues au contraire voient dans la catastrophe une certitude à laquelle il n’y a qu’à se préparer. Mais Catherine et Raphaël Larrère pointent un certain nombre de confusions. La notion de « système » - les théoriciens de l’effondrement parlent de « dynamique d’effondrement systémique   » - et en particulier les systèmes complexes, peuvent tout aussi bien se conserver que se détruire. L’état des systèmes n’atteint jamais une totale stabilité et pour être capable d’effondrement, il faut la collaboration de plusieurs facteurs auxquels aucune de ses composantes ne puisse s’adapter. Ainsi parler « d’effondrement systémique » joue plus de la peur des mots que de la rigueur scientifique. Autre confusion : celle du probable et du possible. Il est possible qu’un système s’effondre, mais pour que ce soit probable, il faut recourir aux simulations « proposées par les scientifiques » sans les choisir arbitrairement. Enfin, un déterminisme réducteur cherche à se substituer à une imprévisibilité fondamentale.

En somme, le catastrophisme idéologique n’est pas bien éloigné de ce que, en son temps, Spinoza dénonçait déjà comme cause de la « superstition » : la crainte. C’est cette même peur qui nous pousse à croire que la nature forme un « tout ». Edgar Morin, spécialiste des systèmes complexes, écrivait : « L’irruption de l’imprévu dans l’histoire n’a guère pénétré les consciences. Or l’arrivée d’un imprévisible était prévisible, mais pas sa nature »   . Et d'ajouter : « le pire n’est pas sûr, (mais) l’improbable peut advenir ».

 

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Collapso-bashing : pourquoi tant de haine ? par Hicham-Stéphane Afeissa : une lecture de Bruno Villalba, Les collapsologues et leurs ennemis (2021).