A Athènes, en 411 avant notre ère, Aristophane transforme en comédie grivoise la tragédie guerrière qui se joue dans le conflit contre Sparte et qui déchire l'ensemble de la civilisation grecque.

Femmes à la sexualité terrifiante, langue outrancière, bouleversement des codes sociaux... Lysistrata, la pièce comique en un acte d'Aristophane, poète athénien du Vᵉ siècle av. n. è., est une attaque politique contre une démocratie malade, rongée par les inégalités et l'impérialisme conquérant. Pour rétablir la paix entre Athènes et Sparte, qui entraînent dans leur conflit l'essentiel du monde grec, les femmes d'Athènes vont non seulement décider une grève du sexe, mais elles vont développer toute une stratégie pour mettre fin au conflit.

Lysistrata, femme rusée

Si la pièce d’Aristophane doit être lue à la lumière d’autres figures féminines appartenant à la tradition mythique – celle d’Hésiode par exemple – et à la tradition tragique – Eschyle et Euripide – elle est éclairée aussi par les travaux sur « la mètis », cette forme de l'intelligence qu'on traduit par la notion de « ruse », et qu'ont particulièrement étudiés Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne.

« La mètis est bien une forme d'intelligence et de pensée, un mode du connaître. Elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d'attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la feinte, la débrouillardise, l'attention vigilante »   .

En d'autres termes, la « ruse» (mètis) est une pensée qui laisse place à une rationalité autre que celle de la science ou de la philosophie. Une pensée de la fluctuation, du non déterminé, de l'instable. Aristophane n’est-il pas en train de rappeler que la Cité ne saurait durer sans une véritable pensée stratégique de l’action et du moment opportun (kairos) dans le temps de la contingence ? Ce stratège sera, le temps de l’oeuvre, une femme…

Subversion dans l'écart

Lysistrata est une comédie de l’excès et de la démesure. La nature de la femme, pour les Grecs, est d’être un « ventre » : entendons par là un estomac et un sexe. Complètement asservie à la nature, elle ne peut prétendre à la sagesse (sophia) et se tient en dehors de la raison (logos). Le mot grec de « citoyen » n’a d’ailleurs pas de féminin. La femme, en l’occurrence ici Lysistrata, se voit attribuer un ensemble de signes, dont chacu est la négation des signes masculins qui évoquent l’univers de la guerre. Le lit est l’unique horizon des femmes. Il joue pour elles exactement le rôle que la guerre joue pour les hommes . Dans la comédie d’Aristophane, les femmes investissent les lieux du masculin : le serment, l’Acropole... et elles s'emparent du pouvoir politique… Ici, l’investiture relève, au sens propre, de l’art de se vêtir : les femmes font les hommes en s'habillant comme eux, et mènent une action subversive du politique au moyen du rire de la comédie, subversif lui-aussi.

Terrifiante sexualité / textualité

Dès l'origine de la pensée grecque, dès Gaïa et Pandora, la femme est un sexe dangereux.  Dans un article qu’il consacre à Pandora, « Pandora ou la terrifiante féminité », Pierre Lévêque en montre toute la dimension terrifiante.

« Personnage secondaire, quoique ici nécessaire à l'économie globale de l'univers et à une définition précise des rapports hommes/dieux après l'acte manqué de Prométhée, Pandora disparaît ensuite du récit hésiodique - sinon, nous allons le voir, de la pensée mythique -, après avoir témoigné du caractère nocif, périlleux, inquiétant de la sexualité féminine. C'est là une tendance essentielle de l'imaginaire hellénique, même si elle est tempérée par une croyance profonde dans le salut par les Mères de l'élan vital. La Mélampodie (Fr. 275, 2) rapportait que, selon le devin Tirésias, qui avait été homme et femme, et pouvait donc comparer les deux conditions, l'homme jouissait dix fois moins que la femme. Cette peur des mystères de la féminité, parfois même du sexe féminin, est partout dans le vécu des Grecs, notamment dans leur vécu religieux. »

Hésiode nous dit de la première femme, Pandora, créature de la vengeance des Dieux : « d’elle est issue la race des femmes/d’elle est issue la race funeste des femmes, avec toutes ses espèces. » Dans la Théogonie, il dit encore : « en place du feu (dit Zeus), je leur ferai présent d'un mal en qui tous, du fond du coeur, se complairont à entourer d'amour leur propre malheur ».

La femme est créée afin d'affaiblir les hommes après le vol sacrilège du feu par Prométhée. C'est ce feu qu'on retrouve sur l'Acropole, au début de Lysistrata. Ironie ou rappel à une archaïque mémoire ? La femme est au service des dieux et de leur rancune.

L'art de tisser : une stratégie de la paix

Pour Lysistrata, s'il ne faut plus faire l'amour pour que les hommes, accaparés par la frustration, cessent de combattre, la question ne s'arrête pas là. La situation des belligérants en 411 av. n. è. est tragique ,et le texte d'Aristophane prend le parti d'en rire. Non par grossièreté – même s'il en joue – mais parce que la raison politique athénienne n'est plus en mesure d'entendre. De fait, sept ans plus tard, en 404, Athènes succombe à ses blessures. Or, lorsque logos s’éteint, surgit Lysistrata. Interrogée sur la capacité des femmes à s'occuper des affaires de la cité, elle rétorque aussitôt à l’aide d’une métaphore :

« C'est comme avec une pelote : lorsqu'elle est emmêlée, on la prend comme ça et on la démêle, un coup par-ci, un coup par-là. On fera pareil avec la guerre : si on nous laisse faire, on la démêlera en envoyant des ambassades, un coup par-ci, un coup par-là ».

Puis elle déploie la métaphore : « pour tout un processus de tri et d’organisation, de hiérarchisation et de gouvernement, d’entrelacement de liens sociaux »   . Le tissu ainsi formé tisse les contradictions en liens solides. Cette métaphore comique sera notablement déployée dans Le Politique de Platon.

Illusoire démocratie

Dans Le Banquet, Platon met en scène Aristophane, qui, d'auteur comique, devient personnage d'une scène philosophique. Il arrive ivre chez Agathon et, au moment de prendre la parole devant l’assemblée des convives afin de proposer sa définition de l’amour, il se met à hoqueter. Sa parole est ainsi rendue inaudible. Certes, Platon ne ménage pas celui qui, dans la pièce comique Les Nuées, n’hésite pas à dresser un tableau ridicule de Socrate en le suspendant dans les airs. Son récit sur l’origine de l’amour, cette punition des dieux infligée aux hommes pour avoir dépassé les limites du permis et du licite, fait du désir un débordement, un mélange et une confusion. Au point que les hommes vont se risquer à se mesurer aux dieux par la force du désir. La punition divine sera à la hauteur de leur atteinte à l’ordre du cosmos. les hommes seront condamnés à poursuivre leur moitié, à rechercher leur originaire complétude. Et cette quête est fondamentalement sexuelle. 

Cette force de déliaison est aussi inscrite dans le nom de Lysistrata, celle « qui dissout les armées ». Force de persuasion, elle incite les femmes à cesser de tisser, à sortir de l’espace de la maison pour occuper l’espace public. Elle fait sentir la nécessaire altérité dans l’exercice du pouvoir démocratique. Tout est bien qui finit bien, conclura-t-elle en disparaissant de la scène. En quittant cet espace de l’illusion ; en retournant à une réalité où tout n’est pas si bien.