L’histoire par en bas de l’indépendance algérienne par Malika Rahal restitue l’effervescence révolutionnaire d’une année 1962 que l’on pensait connaître.

Parmi l’ensemble des livres annoncés pour le soixantième anniversaire de l’indépendance algérienne, Algérie 1962 de Malika Rahal constitue une contribution majeure, qui renouvelle profondément, grâce à la fraîcheur de ses sources, notre connaissance de cette année césure. Tiré du travail d’habilitation à diriger les recherches de son autrice, chargée de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), le livre fait le choix d’étudier 1962 pour elle-même, dans toute sa durée. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’année était jusqu’ici très mal connue, comprimée entre son avant et son après, résumée à quelques dates, les accords d’Évian et le cessez-le-feu de mars, le référendum et l’indépendance de juillet, l’instauration de la République en septembre. Le résultat n’est toutefois pas une histoire politique au sens restreint du terme. L’activisme de l’OAS et la lutte pour le pouvoir qui s’engage à partir de l’été au sein du FLN (Front de libération nationale), entre le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) et l’ALN (armée de libération nationale), sont relégués en toile de fond pour laisser place au point de vue populaire.

 

Un seul héros, le peuple

« Un seul héros, le peuple » : ce slogan inscrit sur les murs algériens à la fin de la guerre d’Indépendance et mythifié depuis aurait pu être le titre de ce livre. C’est finalement le sous-titre qui oriente son contenu : « Une histoire populaire ». Malika Rahal suit Howard Zinn, auteur d’Une histoire populaire des États-Unis (1980) qui a fait date, et s’inscrit explicitement dans les études subalternes (subaltern studies) qui ambitionnent de redonner toute leur place aux points de vue marginalisés. Une histoire par le bas, donc, qui n’a rien d’une fausse promesse, tant Algérie 1962 est pensé et construit autour du regard populaire.

Puisqu’une partie de ceux qui ont vécu 1962 sont encore en vie soixante ans après, le choix de l’historienne est de se fonder avant tout sur des témoignages oraux, près d’une centaine, en plus des témoignages couchés sur le papier. Les archives ne sont bien évidemment pas ignorées, en particulier lorsque les autorités françaises n’en sont pas les productrices (archives consulaires américaines, ou du Comité international de la Croix-Rouge, CICR), mais la priorité est clairement donnée aux sources orales, glanées au cours d’une longue expérience de terrain. Déjà dans sa biographie d’Ali Boumendjel, l’avocat algérien assassiné par l’armée français en 1957, Malika Rahal s’était fait une spécialité des sources orales qui, en plus de revenir sur les faits, permettent d’en retracer la mémoire, ce que le passage du temps, l’oubli, les aléas politiques ultérieurs, ont pu y ajouter comme interprétations. Malika Rahal a fait « feu de tout bois [pour] retracer, dans les parcours d’hommes et femmes, la variété des expériences de l’année 1962 »   .

Les témoignages de moudjahidin glorifiés ou de proches de shuhada (martyrs) n’ont pas le monopole, au profit de ceux qui n’ont rien d’extraordinaire, si ce n’est d’avoir vécu « soixante-deux ». L’histoire populaire permet d’ériger chaque témoin en acteur du moment raconté. La plongée dans ces expériences personnelles et incarnées fait ressortir la bataille des émotions, quand les peurs animées par la rumeur laissent place à la joie des célébrations, en mars et en juillet, au désir de vengeance, au deuil ou aux ambitions. Sentiments et sensations, odeur d’arbustes et couleur des drapeaux cousus à la hâte : le tout se croise dans une effervescence généralisée qui est le trait marquant de cette année frénétique.

 

Sortie de guerre, sortie de colonisation

Partir du peuple, rester aussi loin que possible de ce qui est déjà connu et a été tant de fois raconté, l’OAS, la fondation de la nouvelle république, permet aussi de nuancer les frontières coloniales, dont les historiens usent parfois avec trop de rigidité. Car le peuple dont il est question, ce sont aussi bien les « Européens » que les « Musulmans », selon les catégories raciales colonialistes. Le récit croise des figures de l’entre-deux, des « supplétifs » (dont les fameux harkis), des militantes françaises de l’indépendance, des juifs qui quittent l’Algérie, tous reflets d’une société qui s’est complexifiée dans la colonisation. Le point de vue du peuple et du vécu brouille les cadres d’analyse. Toutefois, 1962 est aussi l’année du départ des uns (650 000 personnes, dont ceux qui deviennent alors les « pieds-noirs ») et du retour des autres, les 300 000 Algériens exilés au Maroc et en Tunisie, le quart de la population qui sort des camps de concentration, et le peuple algérien dans son ensemble qui découvre sa souveraineté. Les premiers laissent subtilement la place au peuple algérien au fil du récit.

1962 correspond à une sortie de guerre, mais aussi à ce que l’on pourrait nommer une sortie de colonisation. Le cessez-le-feu et l’indépendance sont actés, mais ne font pas entièrement rupture. L’après est une période d’incertitude, mouvementée, où tout bouge et surtout les femmes et les hommes, à la recherche d’une nouvelle normalité : comment faire de nouveau corps après tant d’années d’épreuves ? Ce qui saute aux yeux, c’est la fragilité du moment. L’autorité coloniale se retire, tandis que l’autorité algérienne, issue du FLN, prend progressivement possession du pays : en cela, 1962 est résolument révolutionnaire. Durant ces mois si particuliers lors desquels rien n’est encore stabilisé, le rapport à la réalité mute. Pour l’étudier, Malika Rahal choisit quatre angles qui structurent son livre en autant de parties : la violence, le corps, l’espace et le temps. Tout quatre sont déformés, pour le pire comme le meilleur, par le passage de cette année qui vient rebattre 132 années de colonisation.

Prenons la violence. 1962 est paradoxalement une sortie de guerre, mais aussi l’année (ou plutôt la demi-année) la plus violente de cette guerre, en particulier pour la population civile française d’Algérie après le cessez-le-feu. La violence est démultipliée, les bombes de l’OAS, les militants nationalistes achevés dans les hôpitaux, les vengeances assouvies et les disparitions non élucidées. C’est aussi une violence plus diffuse, « du pauvre et de la foule »   qui éclate çà et là,  incontrôlée en cette période suspendue, alors qu’une « violence légitime » s’en va et qu’une autre se met progressivement en place. Le paroxysme de la violence est atteint le 5 juillet avec le massacre d’Oran, qui a fait couler tant d’encre et lors duquel des dizaines d’Algériens et de Français sont tués. Malika Rahal rappelle de façon salutaire que ce déchaînement de violence populaire ne peut être compris isolément, sans évoquer notamment l’attentat de l’OAS à Oran le 28 février précédent, peut-être le plus meurtrier de toute la guerre.

 

L’Algérie dans la durée

Le peuple algérien se cherche et espère, encore en suspens. Il faut délaisser ce que l’on sait de la suite de l’histoire pour ne pas trop vite conclure à une « indépendance confisquée » par le nouveau régime ; en 1962, les lignes sont encore brouillées. En dépliant l’année, selon son mot, l’historienne écarte les événements pour se plonger dans la durée, ou pour le dire autrement érige l’année 1962 dans son ensemble en événement. Mais la durée outrepasse le découpage arbitraire du calendrier. Malika Rahal identifie un « long 1962 »   qui courrait de décembre 1960 à mars 1963, des grandes et sanglantes manifestations populaires en faveur de l’indépendance à la retombée de l’effervescence et l’institutionnalisation de la révolution. La durée de l’année 1962 a jusqu’ici été ignorée, comprimée entre l’histoire coloniale et l’histoire de l’Algérie indépendante. Malika Rahal entreprend, en redonnant à cette année sa densité, de faire la jointure pour penser la continuité.

Algérie 1962 est porté par une écriture littéraire et métaphorique, qui invite à sentir la durée et les « textures du temps », pour reprendre le nom du blog de l’historienne. Il ne s’agit pas d’un récit linéaire, où l’année 1962 serait racontée par le menu et chronologiquement. L’année est plutôt racontée 22 fois, autant de fois qu’il y a de chapitres, jusqu’à former une toile temporelle d’une grande densité. Chaque chapitre, chaque page peut aussi être lue isolément et au hasard, comme autant de tranches de vie. Alors bien sûr, ce choix d’écriture peut dérouter, et il est vrai que l’argumentation en souffre parfois. Mais c’était sans doute nécessaire pour être au plus près de la perception des acteurs et restituer leur vécu. L’expérience populaire, débordante, ne peut rentrer dans une démonstration étroite. L’erreur aurait été, au contraire, de vouloir circonscrire l’effervescence de 1962.