L’auteure décrit le monde du travail, son sexisme et ses désillusions, avec humour et ironie, et donne une leçon de résistance qui dépasse la colère.

Nouk, le double littéraire de l’auteur, apparaissait dès son premier livre, Les Filles (1987), et permettait l’exploration d’une adolescence anorexique dans Petite (1994). On la retrouve ici dans les années 1970, prête à changer le monde, la 4L pleine de tracts. Elle ne trouve pas sa place à « l’École  normale supérieure des filles-qui-n’ont-pas-fait-de-grec », à Fontenay, dans sa « cellule » : « Je me retourne dans mon lit de fer. Passé ce concours par conformisme, sans y réfléchir, l’ai réussi par chance. J’ai aimé ces années irréelles absorbée dans les livres en pensant à la révolution. C’est cela qu’il y avait au bout, une petite chambre nue, un bol de soupe, une écrasante solitude. »

 

L’école du désenchantement

Comme elle « croit immensément au pouvoir des mots », elle se laisse embarquer par Olaf dans sa maison d’édition. Mais il finit par se séparer d’elle, dans une séance d’autocritique digne des purges staliniennes : « J’ai fait perdre de l’argent, énormément d’argent, à l’Équipée. / J’ai été mauvaise camarade. / J’ai égaré des dossiers. / J’ai publié des livres coûteux et sans intérêt sauf pour moi, à des fins de publicité personnelle. » Nouk est remplacée auprès d’Olaf par Marion, « la nouvelle favorite depuis l’automne ». Elle est ensuite embauchée par Werther, un grand éditeur excentrique et visionnaire, et se trouve immédiatement « ensorcelée ». Ces hommes sont les « enchanteurs » du titre, que Geneviève Brisac emprunte ironiquement à Nabokov, et sont incapables de comprendre qu’on puisse leur résister. L’auteure décrit avec finesse et humour des scènes de la vie de bureau, pleines de sexisme et de paternalisme.

 

L’édition à l’ère du management

Ce roman livre une vision sur quarante ans du monde de l’édition, qui finit par obéir à une logique managériale et industrielle, où le goût des mots et la défense des auteurs ne sont plus de mise. « R2 vit dans un monde de Bisounours où les écrivains sont des rois et des reines, où on les couve en attendant que jaillissent leurs précieux écrits, où on les materne quand ils sont en panne, une conception totalement has been […]. Pour nous, ce sont de simples fournisseurs. Il est temps de rationaliser les coûts. […] Je me suis demandé si l’inventeur des Bisounours touchait des royalties chaque fois qu’un contrôleur de gestion ou une petite cheffe évoquait cette peluche disparue dans les années quatre-vingt-dix et devenue depuis le bouc-émissaire des chasseurs de dépenses farfelues. Je l’ai espéré, pour lui. » Le ton, aussi cinglant que poétique, et les nombreuses références littéraires ou culturelles, dénoncent le mélange étrange et toxique que forment le sexe et le pouvoir dans l’entreprise.

Ce livre, qui rappelle par moments Extension du domaine de la lutte, le premier roman de Michel Houellebecq publié en 1994, se lit comme un appel à la résistance, un hymne à la vie et à l’art de rebondir, grâce à l’intelligence et à l’humour. Il devrait figurer au programme des Masters d’édition, pour ses données historiques d’abord, mais aussi et surtout pour que les étudiant.e.s gardent intacte la « rage » évoquée dans l’épigraphe, empruntée à une chanson d’Anne Sylvestre, et qui permet « libre, libre, libre / De venir jusqu’ici ». De lire, d’écrire, et de découvrir des livres, encore et encore.