Une biographie du chef vaincu de 1940 basée sur l’exploitation de nombreuses archives privées : entre enrichissement historiographique et impossible dépassement de la mémoire de la débâcle.

Après avoir abordé le destin de nombre de généraux d’armée de 1940, sous l’angle biographique ou prosopographique, le lieutenant-colonel Max Schiavon, docteur en histoire, a publié cet automne « son » Gamelin. L’auteur, qui prend appui sur une bibliographie conséquente et bien maîtrisée, a consulté de très nombreux fonds d’archives privées – celles du général Gamelin, de ses proches, de ses chefs et subordonnés successifs. Étayée par une excellente connaissance de l’armée dans laquelle évolue Gamelin, l’exploitation de ces sources permet un récit très complet, exhaustif même, sans doute, sur le plan factuel. Un sort est fait à certaines légendes, comme celle qui prête au général une syphilis ayant altéré ses facultés et son jugement. Ces avancées réelles permettent-elles à l’ouvrage d’atteindre l’objectif ambitieux et explicitement annoncé en introduction : « ni absoudre, ni condamner, mais éclairer » ?

 

Un parcours sans faute ? Du Capitole à la Roche tarpéienne

L’ouvrage restitue le parcours longtemps exemplaire d’un officier français sous le régime de la IIIe République. Cette réussite, qui permet au général Gamelin d’accéder au sommet de l’armée, repose sur les nombreux atouts dont il dispose. Tout d’abord, ses facultés intellectuelles lui permettent de réussir brillamment dans tous les cursus où il passe, condition sine qua non d’une ascension sociale dans une république qui se veut méritocratique : baccalauréat, concours général, Saint-Cyr et l’École supérieure de Guerre sont autant de succès pour le jeune Maurice. En outre, il bénéficie de l’appui de son père, contrôleur général de l’armée, qui intervient à plusieurs reprises en faveur de son fils pour qu’il obtienne une mutation désirée – à partir des années 1910, il noue de multiples amitiés dans le monde politique qui lui permettent de s’appuyer sur son propre réseau relationnel. Par ailleurs, Maurice Gamelin s’affirme d’entrée comme un officier hors pair, tant au sein des états-majors et services qu’à la tête d’unités : repéré par Joffre, il le sert presque sans discontinuité de 1906 à 1916, prenant notamment part à la conception de la manœuvre de la Marne ; en mars 1918, à Noyon, il tient tête plusieurs jours à l’offensive de l’adversaire, très supérieur en nombre, à la tête d’un groupement équivalent à un corps d’armée ; commandant des troupes du Levant, il rétablit une situation difficile en matant la révolte des Druzes. Exploitant les archives privées et le dossier administratif du biographié, Max Schiavon relate dans le détail les étapes de ce parcours et les facteurs qui concoururent à l’ascension de Maurice Gamelin.

L’année 1930 marque le début de l’accession de Gamelin au sommet de l’armée : premier sous-chef de l’état-major de l’armée (EMA) sous les ordres de Weygand, chef de l’état-major, il lui succède un an plus tard, quand celui-ci devient vice-président du Conseil supérieur de la Guerre (CSG) – commandant en chef désigné en cas de mobilisation. Les temps sont durs pour les chefs de l’armée : portés par une vague de pacifisme et contraints par la crise économique, les gouvernements compressent les dépenses militaires. Connaissant parfaitement les caractéristiques de l’armée des années trente, Max Schiavon démontre que ces difficultés mettent à l’épreuve la cohésion du duo à la tête de l’armée : Gamelin négocie avec le politique, quand Weygand se braque. En janvier 1935, le général Gamelin succède à Weygand, atteint par la limite d’âge, à la vice-présidence du CSG, tout en conservant autorité sur l’EMA – le général Georges, major général désigné en cas de mobilisation, le seconde dans ses missions d’inspection de l’armée, tandis que le général Colson, « chef de l’EMA », dirige au quotidien les bureaux de l’EMA. Cet attelage fonctionne cahin-caha, dans la mesure où les relations entre Gamelin et Georges ne sont pas harmonieuses. Si les vannes budgétaires s’ouvrent à nouveau, permettant enfin de moderniser l’équipement de l’armée française – sans que cette modernisation ne soit achevée en 1940 –, la situation internationale, marquée par les coups de boutoir allemands et italiens, le retour de la Belgique à la neutralité et la complaisance britannique pour l’Allemagne nazie, se dégrade continûment et significativement.

Devenu « chef de guerre » en septembre 1939, le général Gamelin doit conduire les armées en guerre. Adoptant progressivement, en dépit des avertissements du général Georges, un plan aventureux dont la hardiesse confine à la franche imprudence, il se montre tout à fait passif lors de l’opération de Norvège, dont il se désintéresse. Max Schiavon propose un récit nourri à de multiples sources de la Drôle de guerre et de la bataille de France, pointant l’organisation défaillante du haut commandement ainsi que les tensions croissantes entre Gamelin et Georges et l’aveuglement du commandant en chef quant à la fragilité des positions tenues par la 9e armée dans les Ardennes : le tableau des origines de la défaite de mai 1940 est réussi. Limogé le 19 mai, Gamelin connait ensuite une brève retraite, puis l’internement sur ordre du régime de Vichy, avant la déportation en Allemagne. La libération rend la liberté au général vaincu qui se consacre alors, et jusqu’à son décès, à la publication de ses mémoires et à la défense de son action à la tête de l’armée.

Le parcours de Gamelin est ainsi restitué avec une grande précision par l’auteur, qui apporte de nombreux faits nouveaux à la connaissance du lecteur, notamment en ce qui concerne les réseaux du général, tissés dans l’entourage de Joffre, ses réussites initiales et ses limites dans l’exercice du commandement suprême. Toutefois, le récit est marqué par une sévérité croissante envers le biographié, flagrante à partir du troisième chapitre : traitant l’épisode de l’instruction personnelle et secrète du 19 mai 1940, il se montre encore plus sévère que Jean Vanwelkenhuyzen   , pourtant peu indulgent envers Gamelin   ; quand il aborde le procès de Riom, l’auteur joint sa voix à celle du procureur général Cassagneau pour charger lourdement le biographié   . Cette sévérité conduit l’auteur à se contredire : alors qu’il critique l’absence de tout plan d’offensive « jusqu’à Berlin » en 1938   , il qualifie justement de « téméraire »   les plans mis en œuvre au printemps 1940.

 

La persistance de la légende noire du général Gamelin

L’auteur cède ainsi très souvent à la doxa d’un général Gamelin dissimulateur, d’une souplesse envers le politique allant jusqu’à la complaisance la plus totale, inapte à commander et à conduire la troupe qu’il ne connait pas, plus soucieux d’intriguer pour parvenir puis demeurer que d’assumer les responsabilités de sa charge. Mise en forme dans la biographie de Pierre Le Goyet ou sous la plume d’Henri Amouroux, repris par l’auteur   et encore très présente dans l’armée française, comme en témoignent les mots récents du général Bentégeat   , cette doxa est reprise dans la conclusion de l’ouvrage. Examinons son rôle dans les analyses formulées par l’auteur sur trois points : le caractère et le rapport de Gamelin à la troupe, son désintérêt supposé pour les chars et son rôle lors de la crise de mars 1936.

On retrouve ainsi très tôt l’assertion selon laquelle Gamelin manque de caractère   . Ceci est pourtant démenti par nombre d’appréciations de ses supérieurs, reproduites par ailleurs dans l’ouvrage   , ainsi que par son opposition ferme, à la fin de l’année 1938, à toute réduction des crédits militaires   . De même, l’auteur affirme que le jeune officier comprend au bout de quelques années « que sa place [est] bien plus dans un état-major que dans un corps de troupe »   . Assertion non étayée par la suite : d’une part, Gamelin demande à retrouver un commandement quand il constate l’échec de l’offensive de l’automne 1915, dont il est un des artisans, puis quand Joffre est disgracié   ; d’autre part, si son premier chef le juge un peu trop distant de ses hommes   , nombre de ses supérieurs relèvent en 1916-1918 qu’il sait obtenir le meilleur des troupes qu’il commande par la confiance qu’il leur inspire   . Ainsi, l’auteur semble, comme le font malheureusement de nombreux biographes, figer son personnage, en lui prêtant, dans la première période de sa carrière, des traits de caractère qui ne sont avérés que pour sa dernière année de service.

Cette tendance à servir la doxa se trouve renforcée par la sélection des sources consultées, les archives du Service historique de la Défense (SHD) étant souvent éclipsées par les archives privées et les témoignages ultérieurs. Ainsi, prenant appui sur le témoignage du colonel Goutard, Max Schiavon avance que Gamelin « ne provoque pas d’expérimentations » en matière d’emploi des chars et en déduit un désintérêt pour la constitution de divisions cuirassées. Or, sous son autorité, sont initiées dès le début des années 1930 une série d’« exercices combinés » mettant en scène des petites unités expérimentales   . Les grandes manœuvres de 1937 et de 1938 doivent mettre en œuvre une division cuirassée expérimentale, mais sont ajournées sine die, faute de matériel disponible, en 1937, puis en raison du contexte international tendu, en 1938. Un épisode, pourtant documenté, est totalement passé sous silence : à l’automne 1935, alors que son ami le ministre de la Guerre Jean Fabry veut réorienter les crédits prévus pour l’achat de 500 chars légers vers la modernisation du parc d’artillerie, le général Gamelin s’oppose fermement à ce dessein en Conseil consultatif de l’Armement, suscitant l’ire ministérielle   .

En ce qui concerne le rôle du général Gamelin dans la crise de mars 1936, Max Schiavon reprend la vulgate établie en 1975 par le colonel Defrasne   et par certains témoignages, tel celui du général Stehlin   : l’armée française sur le pied de paix pouvait intervenir immédiatement et avec succès en représailles à la réoccupation de la Rhénanie pour saisir un gage territorial et/ou vaincre l’armée allemande ; le général Gamelin a « menti » au gouvernement en exagérant sciemment la puissance des forces allemandes présentes en Rhénanie   . Pour le second point, nous renvoyons le lecteur à notre thèse – citée par l’auteur – et à notre article, qui établissent clairement que le général Gamelin a tout simplement transmis au gouvernement les estimations formulées en 1934-1936 par le 2e bureau de l’EMA, en charge de l’analyse des renseignements   . En ce qui concerne le premier point, le général Weygand lui-même écarte dès 1932 toute opération de prise de gage territorial en Allemagne avec les seuls effectifs du temps de paix   , sur la base des études conduites par l’EMA   – et mentionnées par ailleurs par l’auteur   . Écartant les avis du général Georges et du général Schweisguth, sous-chef de l’EMA, ainsi que du 3e bureau, qui tous affirment en mars 1936 que la mobilisation générale est un préalable nécessaire à toute action militaire   , Gamelin ne demande, sur la base de l’avis du seul 1er bureau, en charge de l’organisation de l’armée   , qu’une mobilisation partielle, se montrant ainsi soucieux de répondre à la demande gouvernementale. En ce qui concerne les potentiels militaires français et allemand, le regard des contemporains était très nuancé : Jean de Lattre comme les services britanniques estiment en mars 1936 que la balance est équilibrée   . Le chef du 2e bureau de 1935 à 1940 reprend ce jugement dans ses mémoires   . Que les historiens aient maintenant établi clairement que la France possédait encore à ce moment un avantage substantiel ne doit pas masquer les perceptions des contemporains. Par ailleurs, l’affirmation de l’auteur selon laquelle « la France a le droit pour elle » au lendemain du 7 mars 1936 ne tient aucun compte des subtilités d’interprétation du pacte rhénan de Locarno, non plus que de la situation diplomatique du moment, notamment du refus catégorique de Londres et de Rome de suivre Paris. Comment, dès lors, reprocher au général Gamelin, comme le fait l’auteur   , de ne pas « prépar[er] une action offensive » avant et pendant la crise ?

 

À l’ombre de la mémoire de la débâcle du printemps 1940

Si l’on compare cette sévérité à l’étonnante indulgence de l’auteur pour le général Georges   – laquelle le conduit à qualifier de « portrait très nuancé et dont il faut souligner la pondération » une charge subtile, mais violente, de Georges contre Gamelin alors interné sur ordre de Vichy   – ou pour le général Gérodias, proche de Weygand, quand celui-ci excite l’anticommunisme des officiers   , on comprendra que la démonstration, au demeurant fort riche et souvent instructive, demeure comme empêchée, ou contrainte, par l’adhésion visible de l’auteur au mythe consolateur forgé dès 1940 au sein des cadres de l’armée française, et qui affleure dans l’ouvrage   : la responsabilité militaire de la défaite repose sur les seules épaules du général Gamelin ; l’armée française, si elle avait été commandée par le général Weygand ou le général Georges, aurait fait bien meilleure figure. De façon générale, le louable effort d’objectivité, patent dans le premier chapitre de l’ouvrage, atteint un plafond de verre dès lors que les documents consultés ou disponibles remettent en cause la doxa sur les origines de la débâcle de 1940 ou sur le général Gamelin. L’on peut le regretter, tant l’appareil documentaire mobilisé, d’une ampleur notable, aurait permis de revenir sur certains éléments de cette doxa.

En introduction   et au seuil de sa conclusion   , Max Schiavon avance que les universitaires anglo-saxons qui se sont penchés sur le cas Gamelin ont fait preuve de « compréhension » à son sujet, ajoutant que cela s’explique par le fait qu’ils sont « peu familiers du monde militaire ». En refermant ce livre, l’on serait tenté de renverser le raisonnement : le fait d’être « familier du monde militaire » français, de ses traditions et de ses représentations, ne risque-t-il pas d’éloigner l’officier-historien de la nécessaire quête d’objectivité qui doit guider l’écriture historienne ? La question reste ouverte   .