Pour Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, la représentation que nous avons de la France est loin de recouper la réalité de notre pays.

Nous continuons à considérer la France comme si elle n'avait pas changé, comme si les mouvements en profondeur qui l'ont affectée depuis un demi-siècle n’avaient pas laissé de traces, comme si les innombrables monographies qui lui sont consacrées étaient sans lien, comme si la sédimentation grandissante de nos modes de vie restait implicite ou pouvait passer inaperçue.

Le sondeur Jérôme Fourquet    et le journaliste et essayiste Jean-Laurent Cassely, ainsi que leurs collaborateurs, Mathieu Garnier et Sylvain Manternach, scrutent notre environnement, nos modes de vie et nos comportements dans le domaine de l'économie et des services, de la mobilité, des loisirs et de la culture en général. Il s’agit pour les auteurs de repérer les corrélations qui sous-tendent ces différents secteurs et de détecter les stratifications de la société française. A cette fin, ils s’appuient sur d’innombrables statistiques – certaines surprenantes, d’autres plus convenues – sur des rapports d’études et des sondages, ainsi que sur de nombreuses monographies de territoires.

 

Un nouveau modèle économique

La pandémie révèle l'ampleur de la désindustrialisation qui affecte un grand nombre de régions françaises. En 2008, déjà, le cabinet Trendeo recense la fermeture de 936 usines, correspondant à la destruction de 125 000 emplois. Certes, la concurrence de pays à bas coûts de main d’œuvre ou les mutations technologiques mal maîtrisées, sans compter l'évolution des attentes et goûts des consommateurs, ont joué, mais aussi des visions d'entreprises et des choix politiques en faveur de l'économie tertiaire. En témoigne cette déclaration, restée célèbre, d'un dirigeant d'Alcatel en 2001 : « Alcatel doit devenir une entreprise sans usine ». Cet effondrement de l'activité industrielle a créé un vide béant et laissé une autre économie prendre le relais. Repoussées dans les périphéries urbaines faute de logements accessibles, les populations fragilisées deviennent dépendantes de la grande distribution. Seule la dépense publique, financée par l'endettement croissant du pays, permet de maintenir le minimum d'équipements indispensables (poste, médecin, école...). En mettant à mal dans les communes ouvrières le référent qu'était l'usine à côté du stade et des logements ouvriers, c'est tout un monde qui s'effondre dans des régions entières, en compromettant la cohésion sociale et l'appartenance à un collectif. Ce vide est loin d'avoir été comblé à ce jour.

Le secteur dit primaire se voit également touché. Tandis que la flotte de pêche subit depuis 1983 une véritable saignée, les mines de charbon se transforment en musées, tout comme les carrières extractives de sable ou de granit se convertissent en lieux touristiques ou culturels. C'est là « l'illustration parfaite du glissement d'une société structurée par des activités productives à une société tournée vers les activités récréatives et le tourisme, et d'un modèle organisé autour de l'exploitation des ressources naturelles à un modèle en vertu duquel le territoire est lui-même consommé ».

Parallèlement, la diminution spectaculaire des effectifs de l'agriculture depuis 1990 traduit la fin d'une société agro-pastorale, les paysans traditionnels devenant des agriculteurs, puis des exploitants agricoles, ce qui conduit à leur marginalisation. Relégués par la dilatation du périurbain, ils ne constituent plus qu'une composante parmi d'autres dans cette France non urbanisée. Pendant ce temps, le pays se « chalandise » et les grandes surfaces quadrillent le territoire, en multipliant les super et hypermarchés, aussi bien à la périphérie des grandes agglomérations que des villes moyennes ou des chefs-lieux de cantons : Intermarché a pu ouvrir entre 1980 et 1990 jusqu'à deux magasins par semaine et en possède actuellement plus de 1800. Ces grandes enseignes ont remodelé le paysage et l'esthétique du pays en entraînant la création de zones commerciales standardisées, véritables pôles économiques et commerciaux qui dévitalisent les centres-villes, en drainant le flux des citadins.

Pour ces raisons, le secteur de la logistique connaît aussi un essor considérable. Les acteurs de l'e-commerce s'implantent sur les principaux axes de circulation et dans les bassins désindustrialisés afin de profiter d'un foncier à des prix compétitifs et du soutien financier des pouvoirs publics, au nom de la reconversion des bassins d'emploi en crise. Ce secteur est en pleine expansion et des entrepôts à la taille imposante ne cessent de pousser en grande périphérie des métropoles ou près des nœuds routiers. Ces activités occuperaient près de 1,8 millions d'emplois. Le basculement du rail vers la route a modifié les rapports sociaux ainsi que les imaginaires politiques, façonnés pendant des siècles par les cités ouvrières et par une forte présence du cheminot.

La montée en puissance du tourisme, enfin, est un élément significatif de la nouvelle économie française. Les chalutiers de la grande pêche ont laissé la place aux plaisanciers, qui occupent les espaces marins et les quais d'accostage. Le recours à l'avion devient massif et se démocratise. La réduction du temps de travail a facilité les courts séjours, y compris hors période scolaire, en optimisant les ponts du calendrier. Une société des loisirs prend une place de plus en plus importante, comme en témoignent par exemple l'engouement pour les parcs d'attraction (Disneyland est la première destination touristique), les zoos, les festivals de rock ou la multiplication des cinémas multiplex hors des centres-villes. Ces activités, soutenues par les enseignes de la grande distribution, témoignent de la montée en puissance de zones périurbaines où une part de plus en plus importante de la population travaille, habite parfois, consomme, se divertit ou vient flâner. Les géants du luxe ont su saisir avec profit cette opportunité.       

 

Nouvelles hiérarchies des territoires et luttes des places

Dans le choix de ces nouvelles implantations par des retraités de plus en plus nombreux comme par les actifs mobiles, outre le prix du mètre carré, les paysages et l'atmosphère jouent un rôle primordial. Si la France « désirable » est d'abord celle des villes, les régions touristiques constituent aussi un pôle d'attraction de plus en plus fort, tandis qu'une autre population active mais plus modeste, rejetée des centre-villes, se contente des banlieues ou de zones rurales sans cachet. Marc Augé parle de non lieux pour désigner cette France vitrifiée et standardisée. Pour les plus fortunés, le Covid-19 a remis au goût du jour la maison de campagne, qui était  passée de mode, et qui devient le lieu d'une « birésidentialité », alliant loisirs et télétravail, dans un souci de qualité esthétique et paysagère. Ceux qui ne peuvent concourir en première ligne doivent se tourner vers la « commune d'après » (par rapport à celle à laquelle ils auraient pu prétendre une génération plus tôt). 

Ces phénomènes de « déclassement territorial » ou de « gentrification » touchent toutes les catégories, le repli de l'une entraînant celui de la suivante, placée en dessous d'elle. Un trait commun relie pourtant ménages modestes, bourgeois et banlieusards : l'attraction pour la maison individuelle avec jardin, en bord de ville ou de village et dans un petit lotissement. L'écart de style, de niveau d'investissement ou de standing n'empêche pas de parler d'une vision du monde commune qui fait passer la vie privée et domestique au premier plan. Dans cette vie périphérique, l'homogénéité est plus forte qu'ailleurs et les modes de vie plus ressemblants : jardin, barbecues, piscines, jacuzzi, trampoline, pergolas, salons de jardins, petits bouddhas extérieurs..., selon des  modèles plus ou moins coûteux, en font preuve. 

Progressivement, c'est toute une nouvelle génération qui va construire ses souvenirs et son imaginaire dans ce nouvel urbanisme pavillonnaire, à travers des productions audiovisuelles, littéraires ou artistiques, comme si « le centre (était) devenu la périphérie et la périphérie, le cœur ». Ce regain d'intérêt pour l'espace rural, les écolieux, les écohameaux, les roulottes, les yourtes ou les tiny house est aussi encouragé par le souci de  respecter l'environnement. En ce sens, ils participent bien d’un modèle alternatif de société, valant comme une critique du système capitaliste (inégalités, consumérisme, ségrégation, pollution).

 

Vers un éclatement des classes moyennes ?

La transformation de l'économie, des paysages, de l’habitat, a eu aussi ses effets sur la société civile et sur les enjeux sociaux. On observe par exemple une forme de bipolarisation à la fois par le haut et par le bas des classes moyennes, sachant que ces dernières n’ont pas totalement disparu. Tandis que l'offre destinée aux classes supérieures bénéficie d'une « prémiumisation », le bas des classes moyennes se déplace vers une « économie de la débrouille » qui devient ainsi un second marché. Le coût des loisirs explique le décrochage social de ces catégories : camping de moins en moins accessibles, réduction du tourisme social, accès sélectif aux grandes stations de ski (alors que les plus élevées montaient en gamme en ciblant une clientèle privilégiée, les autres moins bien dotées se spécialisant dans l’accueil d'un public moins aisé). Dans ses achats du quotidien, le bas des classes moyennes va recourir aux « hard discount » ou « low cost », aux véhicules rustiques et bon marché, aux crédits conso, à la vente entre particuliers, aux vide-greniers et brocantes. Ces catégories pratiquent des jeux de hasard (gratte-grattes, lotos, paris en ligne) et se livrent à la chasse aux bons plans. Une partie de cette classe sociale se tourne vers des produits plus sophistiqués, plus coûteux, et se montre sensible - dans sa consommation - à des critères éthiques et écologiques, et privilégie le pain artisanal au détriment du pain industriel fabriqué en périphérie.

 

Les nouveaux métiers de la start-up nation

Ces priorités données à la consommation, aux loisirs et aux services, la réorganisation des territoires et la polarisation des styles de vie ne pouvaient que modifier la structure des emplois. Une myriade de métiers ont ainsi fait leur apparition. Les ouvriers de la logistique remplacent les ouvriers d'usine et une nouvelle classe « ancillaire » apparaît : chauffeurs VTC et livreurs, voituriers et porteurs de repas. La relation client/prestataire est au cœur de notre vie quotidienne et tous les compartiments de la société sont concernés : enseignants comme pompiers sont perçus comme des « prestataires de services ». Dans les EPAHD ou dans le secteur de l'hospitalisation à domicile, les métiers du care, auxiliaires de vie et autres, vont se multiplier. Les services de propreté, le gardiennage, les vigiles ou les agents de sécurité voient leur nombre considérablement augmenter et apparaissent comme une sorte de « back office de la société de marché ». Cette nouvelle constellation populaire correspond à ce qu’Antonio Gramsci appelle les « classes ou groupes subalternes », et la crise des Gilets jaunes, parmi lesquels ces professions sont surreprésentées, peut se lire comme leur révolte.

Ces populations précaires – nommées avec mépris les « cassos » pour une partie d'entre eux – participent aussi du million de chômeurs de longue durée (3,4 % de la population active). Le recours à un système complexe d’aides sociales est d’ailleurs le signe de cette fragilité, qui subsiste malgré les changements de gouvernement. Pourtant, l'une des transformations les plus importantes qu'ait connue la société française réside dans l'élévation du niveau éducatif et notamment l'aumentation des bac+2. Ce progrès profite majoritairement au commerce, à l'artisanat indépendant ou aux métiers techniques et favorise le développement spectaculaire du secteur franchisé dans l'hôtellerie, la coiffure, la restauration rapide, les cuisinistes ou l'équipement auto. Dans cet univers hétérogène des indépendants, de nouveaux métiers sont apparus, répondant à des besoins plus marqués en matière de bien-être : praticienne en bio-résonance cellulaire, facilitateur humaniste et de changements, somato-énergéticienne, coaching en mieux être... Les activités traditionnelles, comme l'enseignement n'ont pas disparu pour autant mais la « forteresse » Éducation nationale a perdu de son homogénéité sociologique, culturelle, syndicale et politique et va sans doute continuer à se déliter. Longtemps novateurs, ces groupes laissent la place à une nouvelle bourgeoisie des métropoles et des grandes agglomérations, la start-up nation, qui symbolise la réussite de nouvelles professions plongées dans le monde de l'innovation technologique ou numérique et des écosystèmes. Les principales fortunes françaises, de surcroît, ont bénéficié du déclin de l’industrie et du renforcement du secteur tertiaire, hôtelier et financier. On assiste ainsi à l’accroissement des actifs immatériels dans leur patrimoine et les portefeuilles qu'elles détiennent.

 

Des couches culturelles modifées

La roche-mère qu'a longtemps constituée le catholicisme, si elle laisse encore de nombreuses traces familiales ou d'éléments patrimoniaux, se fissure avec les nouvelles générations peu attirées par la dimension religieuse. En revanche, les cultures régionales (occitane, bretonne, alsacienne...) résistent à la modernité : accents provinciaux, langues, presse, pratiques gastronomiques et alimentaires (huile d'olive, bière, cidre, galette...). Ces attachements locaux ne font pas obstacle à une mobilité générale et au désir fréquent de quitter le territoire natal, favorisant ainsi un brassage démographique de grande ampleur et une recomposition du système familial (divorces et familles monoparentales).

Par ailleurs, une imprégnation culturelle « yankie » s'impose dans la vie quotidienne des français : Coca Cola, Mac Do, blockbusters, Made in Usa, American way of life. Buffalo Grill et Memphis ont remplacé Courte Paille. La culture Far West, le goût pour les motos, le cinéma américain ou les pôles de danse country séduisent toutes les couches sociales. Souvent bilingues, les élites françaises rêvent de Manhattan et de la Silicon Valley et une personne sur deux dans ces milieux s'est rendue aux États Unis. Plus récemment, sous l’effet de la globalisation, une couche nipponne s'est rajoutée : mangas, sushis, Nintendo, Bioman, Candy, Goldorak... Comme une couche orientale : la France compte ainsi près de 10 000 établissements qui ont servi 350 millions de kebabs en 2017, et près d'un Français sur deux fréquenterait au moins occasionnellement ce type d'établissement. Autre pratique d'inspiration orientale, la chicha a acquis droit de cité dans le mode de vie des banlieusards plutôt d'origine maghrébo-turque ou africaine.

L’hybridation culinaire a entraîné une évolution des goûts, et, par là-même, le déclin des plats traditionnels, comme la blanquette de veau ou le bœuf bourguignon, tandis que le steak frites reste en tête des préférences. Dans le domaine musical, la pop urbaine remplace la variété et l'origine des chanteurs ou rappeurs dit l'importance des quartiers comme viviers de talents nouveaux. Parmi les changements significatifs, il faut noter le développement d'une culture psychologique de masse, comme le prouve l'augmentation du nombre de psychologues ou le recours massif aux médicaments psychotropes, autant de comportements amplifiés par la pandémie. Certain(e)s vont chercher refuge dans le chamanisme, le véganisme ou l'animalisme et même la sorcellerie (à laquelle 28 % des Français déclarent croire...) ou l'occultisme. D'autres privilégient le yoga, qui a fait sa place dans ce « patchwork spirituel français ». En bref, les traditions s’estompent pour laisser place à de nouveaux « patterns » culturels.

 

Quels effets politiques ?     

La désindustrialisation, la nouvelle hiérarchie des territoires, la tertiarisation de l'économie et le nouveau positionnement des classes sociales vont renforcer certains courants politiques, en inhiber d'autres et en créer de nouveaux. Tandis que le Front National confisque les catégories les moins diplômées, les votes écologistes et macronistes concentrent des publics plus formés et sont amplifiés par des effets de lieu : c'est le cas du rôle de l'automobile à Paris dans les débats électoraux. Ce nouveau rapport d'une certaine élite à la mondialisation constitue, selon les auteurs, un « biotope socio-culturel... se réclamant de l'arc libéral-progressiste-écolo-européen ».

Dans les grandes villes, à l'exemple de Lyon ou Marseille, deux styles vont s'opposer : une gauche urbaine ou de centre-ville plus ouverte à la mixité et une périphérie à la recherche de protection. Cette politisation dans le choix du mode de vie se décline aussi en termes de consommation. Face à l'emprise d'Amazon exacerbée pendant la pandémie (30 % des français ont acheté une fois par mois des produits sur la plateforme), une partie de la population commence à sonner l'alarme face à la surconsommation, à l'exploitation intensive des ressources naturelles et à la destruction des écosystèmes. Ces questions, inévitables dans une France ayant connu des changements majeurs, ne vont pas manquer de politiser davantage la société française, au risque de la cliver.                       

 

Les organes de presse émettent des avis contrastés sur l'ouvrage de Jérôme Fourquet et de Jean-Laurent Cassely : « livre événement à lire absolument avant d'aller déposer prochainement son bulletin de vote », pour les uns, ou « passionnante cartographie mais qui manque légèrement de perspective », pour les autres. Plus qu'un Tour de France (dont les auteurs évoquent le modèle), c'est un véritable tour de force que d'avoir pu collecter autant de statistiques, d'avoir su choisir dans la France de Wikipedia autant d'exemples vivants et souvent humoristiques, pour réexaminer notre histoire depuis les Trente Glorieuses. Tous ces instantanés économiques, sociaux ou politiques ont certes déjà été amplement repérés, mais rarement rendus aussi explicites. En mettant à jour avec autant de minutie les dessous des transformations sociales et économiques vécues par notre pays, l'ouvrage bouscule nos représentations et nous met sous les yeux la France « d'après ». On pourra reprocher à Jérôme Fourquet et à Jean-Laurent Cassely d'avoir privilégié le regard de l'expert, dans sa neutralité, et d'avoir voulu se garder de toute inférence politique. Les mots employés, cependant (classe ouvrière, lutte des places, désindustrialisation, démoyennisation...), les allusions à différents courants populaires (les Gilets Jaunes) comme les références à Gramsci amènent à nuancer cette critique. Si l’ouvrage se veut descriptif de l’état actuel de la France, il n’en livre pas moins un diagnostic critique. Il attire notre attention sur les dérives sociales et les risques de clivage qui guettent notre société.