Un remarquable ouvrage sur Sartre qui prend en compte la totalité des textes publiés et inédits pour révéler un nouveau visage du philosophe.

Dans une chronique de Libération, Robert Maggiori racontait naguère l’une de ces anecdotes pleines de sel dont il a le secret. A L’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, dans les années 1924-1928, écrit-il, il y avait une jolie attraction, proposée surtout aux jeunes filles qui venaient en visite. En montant sur les toits, la nuit, elles pouvaient avoir une vue plongeante sur les « turnes », et jouir d’un double spectacle. Celui d’un élève de bel santé qui, des heures durant, déclinait les positions du Kama sutra, et celui d’un autre pensionnaire qui, collé à sa table, écrivait, écrivait, écrivait. Si l’histoire a perdu le nom du premier, le second se fera rapidement connaître : il s'agit de Jean-Paul Sartre   .

 

Études sartriennes

Depuis plusieurs décennies, les études sartriennes se sont constituées en un champ de recherche universitaire très dynamique, lequel a permis de prendre la mesure du travail considérable qu’effectuait ce « jeune fou de la plume » qui noircissait des cahiers entiers d’écriture et écumait méthodiquement la bibliothèque de l’ENS. Le point de départ historique d’un tel examen systématique du parcours intellectuel de Sartre pourrait être situé à la fin des années 1970, et plus précisément au lendemain d’une décade de Cerisy-la-Salle consacrée à Sartre. Les intellectuels qui s'étaient rencontrés à l'occasion de ce colloque prirent la décision de continuer à travailler ensemble – ce qu’ils firent effectivement en créant le Groupe d’études sartriennes, dont le siège est à Paris, et qui existe toujours aujourd’hui, réunissant plus de 400 adhérents venus de pays des cinq continents, et rassemblant chercheurs, étudiants, enseignants de plusieurs disciplines. Dans le sillage des activités du groupe, et à l’instigation de deux des meilleurs spécialistes actuels de Sartre (Juliette Simont et Vincent de Coorebyter), a été fondée en 1984 la revue Études sartriennes, dont le vingt-cinquième numéro est sorti il y a quelques mois. Parallèlement, une formidable entreprise éditoriale a livré au public les nombreux inédits qui ont jalonné toute la carrière intellectuelle de Sartre, depuis cette « turne » où il écrivait sans relâche à l’aube de ses vingt-ans jusqu’au soir de sa vie. Des travaux fondamentaux – nourris d’une connaissance, sinon exhaustive, du moins beaucoup plus complète des écrits de Sartre – ont commencé à voir le jour : citons pêle-mêle les travaux de Pierre Verstraeten, Juliette Simont, Vincent de Coorebyter, Jean-François Louette, François Noudelmann, Geneviève Idt, Michel Kail, Daniel Giovannangeli, Philipe Cabestan, Raoul Moati, Gautier Dassonneville, Hervé Vautrelle, Marielle Macé, etc.


Le livre qui sort ces jours-ci aux éditions Peter Lang de Grégory Cormann s’inscrit brillamment à la suite de ceux que nous venons de citer. Prenant en compte les textes canoniques, ainsi que les textes apparemment marginaux, les inédits et le vaste ensemble des écrits autobiographiques, il ambitionne, comme le dit l’auteur en Introduction, de faire une « archéologie de la pensée française contemporaine », ou encore de produire « une histoire intellectuelle du XXe siècle au prisme de Sartre ». Pari tenu car c’est exactement ce que le livre offre à ses lecteurs, et plus encore : une exploration passionnante du milieu intellectuel au sein duquel Sartre a évolué entre 1920 et 1980, et au sein duquel il a travaillé à prendre position.


Le jeune Sartre  

Ce n’est pas sans raison que nous débutions ce compte rendu par une référence au jeune Sartre, encore élève à l’ENS. Il nous semble en effet que l’une des principales découvertes des études sartriennes aura porté sur l’extraordinaire bouillonnement d’idées qui a caractérisé les premières années de la réflexion de Sartre et qui a abouti à la publication en 1936 de son bref essai fulgurant sur La Transcendance de l’Ego. Quel cheminement a bien pu conduire un tout jeune homme, âgé de trente ans seulement, à l’écriture d’un tel essai ? Si le rapport avec la phénoménologie de Husserl n’avait bien entendu échappé à personne, il faut bien dire qu’on ignorait l’ampleur des lectures de Sartre et la diversité de ses interlocuteurs, pourtant discrètement présents dans le sous-texte de l’essai. Quelle connaissance, par exemple, Sartre avait-il de Heidegger à l’orée des années 1930 ? Comment situer la lecture qu’il avait des deux principaux philosophes allemands de l’époque par rapport à celle d’Alexandre Koyré, de Jean Wahl, d’Emmanuel Levinas, d’Alexandre Koyève, de Gabriel Marcel et de quelques autres encore ?

C’est à ces questions que s’efforce de répondre Grégory Cormann dans le premier chapitre de son livre, en se donnant pour objet d’étude la revue Recherches philosophiques dans laquelle Sartre finira par publier La Transcendance de l’Ego, qui a paru de 1931 à 1937, et qui, mieux que tout autre, a alors assumé la tâche de « passeur » de la philosophie allemande. On y apprend que c’est à travers un dialogue serré avec ses contemporains qui, tous, découvraient en même temps que lui la pensée de Heidegger, que Sartre a élaboré sa propre interprétation et qu’il a commencé à prendre ses distances avec le maître de Fribourg. Le choix de publier son essai de 1936 dans les Recherches philosophiques est à ce titre très significatif.

C’est dans la même perspective qu’il convient encore de lire la seconde publication marquante de Sartre, l’Esquisse d’une théorie des émotions de 1939, auquel Grégory Cormann consacre le second chapitre de son livre. L’originalité de l’approche de l’auteur tient ici tout d’abord à ce qu’il porte à la connaissance du lecteur un remarquable compte rendu de presque une dizaine de pages, à ce jour encore non traduit en français, de Günther Anders (qui s’appelait alors Günther Stern), paru dans les colonnes de Philosophy and Phenomenological Research. Mais son originalité tient surtout à ce que l’auteur s’emploie à répondre pied à pied à la lecture d’Anders en montrant qu’il se méprend (et, avec lui, d’innombrables lecteurs des générations suivantes) sur le sens des thèses que défend Sartre en ce qu’il méconnait « l’anthropologie philosophique d’inspiration maussienne » qui est celle de l’essai. De manière très convaincante et pour la première fois, Grégory Cormann montre que l’article très célèbre de Marcel Mauss sur « Les techniques du corps », paru en 1936, a joué un rôle décisif dans l’élaboration de la réflexion de Sartre dans l’Esquisse d’une théorie des émotions.

Les chapitres trois à six apparaîtront peut-être comme les plus étonnants, car on y découvrira un jeune Sartre lecteur attentif d’Alain, durablement attaché à lui donner la réplique ; un jeune Sartre bien meilleur connaisseur de Freud qu’on n’a pu le dire, en lequel il voit un interlocuteur majeur pour la discussion du thème de la mort jusqu’au moins les Carnets de la drôle de guerre ; un jeune Sartre de plus en plus critique à l’égard de Bergson, dont on sait que la lecture l’Essai sur les données immédiates de la conscience dans les années 1920 avait eu pour effet de le convertir à la philosophie ; un jeune Sartre qui débat déjà avec Bachelard, comme il le fera explicitement dans L’être et le néant en 1943 ou, dix ans plus tard, dans La Reine Albermale ou le dernier touriste.   


Sartre politique

Les chapitres suivants de l’ouvrage de Grégory Cormann sont consacrés au Sartre de la maturité, et plus précisément au Sartre politique qui multiplie les prises de position publique en se taillant la réputation d’« intellectuel engagé » qui  lui vaudra d’être comparé à Voltaire.

On savait Sartre proche des mouvements indépendantistes au cours de la guerre d’Algérie. En mars 1956, ce dernier fit paraître un article titré « Le colonialisme est un système », dans lequel il reprenait une intervention effectuée lors d’un meeting pour la paix en Algérie, organisé salle Wagram, à Paris, le 27 janvier 1956, sous l’égide du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie. Mais savait-on que l’année suivante, en décembre 1957, Sartre fut appelé à déposer au procès de Mohamed Ben Sadok, accusé d’avoir assassiné le vice-président de l’Assemblée algérienne Ali Chekkal au mois de mai de la même année ? Le manuscrit encore inédit du texte rédigé par Sartre en vue de son témoignage, déposé à la BNF, fait l’objet d’un examen minutieux dans le chapitre sept du livre de Grégory Cormann, et permet de situer Sartre à un moment où il est en train de prendre ses distances avec le Parti communiste, et où il s’efforce de répondre à la critique instruite par Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique (1955).      

En septembre 1961, Sartre termine la rédaction de sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon. Par cette préface qui, on le sait, fera scandale, Sartre donna au mouvement littéraire et intellectuel de la « négritude » promu par Césaire et Senghor une notoriété internationale. Là encore, le parcours de Sartre vaut d’être saisi dans la longue durée pour être mieux compris, comme le fait Grégory Cormann en rappelant l’importance qu’a pu avoir pour le jeune Sartre son professeur de philosophie d’hypokhâgne et de khâgne, Félicien Challaye, qu’il décrit dans ses entretiens avec Simone de Beauvoir de 1974 comme « un personnage légendaire qui parlait contre les colonies avec les élèves et qui les convainquait ».

Dans le dernier chapitre du livre, l’auteur consacre quelques pages extrêmement intéressantes sur ce « personnage légendaire », dont la réputation a été ternie pendant la Seconde Guerre mondiale du fait de sa collaboration avec le gouvernement de Vichy, en examinant sa principale publication intitulée Souvenirs sur la colonisation (1935). Challaye est peut-être l’un des premiers intellectuels français à avoir cherché, au terme d’une vaste entreprise d’enquêtes dans les colonies (en Inde, à Java, en Indochine, en Egypte ou encore au Japon), à inventorier les dérives et les contradictions du système colonial. Comme le montre Grégory Cormann, c’est sans doute à l’influence de Félicien Challaye qu’il faut attribuer la première initiation de Sartre à la politique, dont le moins que l’on puisse dire est que ce dernier en aura retenu durablement la leçon.