L’auteur de « Mon maître et mon vainqueur » reprend avec virtuosité le triangle amoureux (la femme, son futur mari, son amant) et joue avec les références littéraires de la passion.

« J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. » L’incipit de ce roman est parfait pour créer le suspense et amorcer le récit d’une passion amoureuse que son titre, tiré d’un poème de Verlaine, place sous le signe de la littérature. Le révolver en question est d'ailleurs l'arme avec laquelle le poète a tiré sur Rimbaud le 10 juillet 1873 à Bruxelles : Vasco, le héros de ce roman, l'achète chez Christie’s pour 430 000 euros.

Au fil des pages, l'atmosphère littéraire du récit est entretenue par de nombreuses références littéraires et des clins d’œil à des écrivains contemporains, comme Pierre Michon ou Tanguy Viel, ou à des classiques, qu’il s’agit de faire sortir du formol. C’est exactement ce que fait Vasco, conservateur à la Bibliothèque nationale de France : il offre à Tina, son amante, le cœur de Voltaire, enfermé d’habitude sous sa statue dans le salon d’honneur Richelieu de la BnF. C’est dans la fameuse salle Y de la Réserve que les amants s’étreignent pour la première fois, après avoir débarrassé la table de la Bible de Gutenberg et des épreuves corrigées des Fleurs du mal, entre autres trésors des livres rares.

Dans le bureau du juge

Le narrateur de ce roman est un jeune écrivain qui témoigne dans le bureau d’un juge, pour éclaircir on ne sait trop quel crime passionnel, où les pièces à conviction sont le fameux « Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, fabriqué à Liège en 1870 et portant le numéro de série 14096 » de Verlaine, mais aussi le cahier où Vasco a écrit des poèmes et des haïkus en rapport avec l’histoire de sa passion pour Tina. Avec malice, l’auteur reprend le personnage du juge de « l’impeccable Article 353 du Code pénal » de Tanguy Viel, et imagine qu’il a été muté de Brest à Paris !

Le livre progresse alors de poème en poème, et l’on reconnaît parfois Aragon et Elsa, devenue Tina pour les besoins de la cause. Le lecteur est emporté par cette histoire d’amour pleine d’humour qui fait la part belle à la satire, notamment de la famille d’Edgar Barzac, le mari de Tina, surnommé « la doudoune », fonctionnaire au ministère des Finances :

« Il avait grandi en Provence, dans une bastide où vivaient toujours ses parents. La bastide. Celle du mariage. Immense bâtisse en pierres, au milieu des cyprès, des oliviers. Tout ça dans la famille depuis des lustres, très bourges et très catho, la famille. Un peu pingre, aussi : l’hiver, par mesure d’économie, on se dispensait de chauffer toutes les pièces de la maison familiale. Edgar en avait gardé une sensibilité exacerbée au froid : voilà pourquoi par-dessus sa veste de costume il portait une doudoune matelassée, sans manches, en nylon bleu marine. »

Un roman virevoltant sur les affres de la passion

Le narrateur cite les mots de Verlaine en apprenant la mort de Rimbaud : « son souvenir est un soleil qui flambe en moi et ne veut pas s’éteindre. » Ce lyrisme nourrit tout le roman, mais il est sans cesse désamorcé par des traits d’humour, une forme de malice désinvolte qui fait que rien ne pèse ni ne pose, comme dans « L’Art poétique » de Verlaine.

Le meilleur exemple de cette malice qui mêle érudition et goût potache de la blague se trouve peut-être dans la photo de la statue de Voltaire qui porte des lunettes de piscine, ce qui renvoie au passage sur le vol de son cœur « remis à la bibliothèque impériale par les héritiers du marquis de Villette en 1864 » :

« J’étais arrivé devant la BnF en retard d’un bon quart d’heure, mais enfin j’y étais. Vasco m’attendait avec un sourire nerveux, un sac, et là-dedans des affaires de piscine, et sous ces affaires de piscine, sous un maillot de bain, des lunettes, une serviette et des tongs, un extracteur de vis, un perçoir, une perceuse, un marteau, une mèche à métal et du mastic – de quoi éveiller les soupçons de l’agent qui vérifiait le contenu des sacs à l’entrée. Vasco savait à quoi s’en tenir, avec les contrôles des agents de sécurité de la BnF : combien de fois les avait-il vus palper un sac à dos d’une main indolente, sans même prendre la peine de l’ouvrir. »

Cette fantaisie ôte toute gravité à ce récit d’une passion qui n’en ignore pourtant ni les souffrances ni les folies : « En vérité on porte un masque à même la peau, pas tout le temps mais la plupart du temps, pas tous les gens mais la plupart des gens, un masque qui nous fait une seconde peau, rieuse et joyeuse par-dessus l’autre, défigurée par la douleur. » Tel est peut-être la définition de l’art poétique du jeune romancier.

Ses amateurs repéreront ici et là des allusions à son premier recueil de nouvelles, Tu montreras ma tête au peuple (2013) ou à son roman Évariste (2015). Le maître mot de ce roman virtuose et très séduisant semble être le jeu avec le lecteur, à qui le narrateur en dit un peu plus qu’au juge…