Dans un récit mêlant analyse des changements du rapport au monde et souvenirs, Maryse Emel rend compte de l’« invitation à se dépasser tous les jours » que lui adresse sa maladie.

Dans ce bref récit autobiographique, ni fiction, ni essai, Maryse Emel, professeur de philosophie enthousiaste, témoigne des changements provoqués dans son existence par l’annonce du diagnostic et les effets de la maladie de Parkinson. 

Parcours d’une vie au service de l’enseignement de la philosophie

Se défendant d’être philosophe et se reconnaissant pleinement dans le métier et la vocation de professeur de philosophie, Maryse Emel expose les raisons qui l’ont conduite à la découverte de la philosophie et à l’enseignement, et fait le bilan de cette période de sa vie, pendant laquelle elle s’y consacra. Elle eut le désir de devenir professeur de philosophie dès le collège et perçoit rétrospectivement ce désir comme celui « d’une revanche sur [s]es origines ».

En effet, malgré un grand respect pour les livres, ses parents ne possédaient pas et ne lui transmirent donc les codes sociaux, ne purent l’aider à choisir de lire les ouvrages qui lui auraient ouvert les portes de la culture classique académique officielle, si bien que son désir de lire ne suffit pas à la faire réussir facilement dans les études supérieures. Comme elle l’écrit : « La collection Reader’s Digest faisait partie de ces références honteuses à une culture du pauvre. Des livres qui offraient du prédigéré. J’en ai fait les frais quand je suis arrivée en classe préparatoire littéraire. Le retard était monumental ».  Mais à force de volonté et de travail, elle finit par réussir à devenir professeur de philosophie au lycée. Il y a d’ailleurs quelque chose de la démarche d’Annie Ernaux, quand elle évoque les déterminismes sociaux qui l’ont conduite, sans qu’elle n’en sût rien à l’époque, à des choix ou des échecs, tout comme lorsqu’elle évoque des souvenirs personnels dans lesquels elle croit retrouver des détails qu’elle soumet à une analyse psycho-sociologique.

C’est en grande partie la compréhension des déterminismes sociaux qui l’avaient empêchée de réussir qui motive son enseignement, lorsqu’elle devient professeur de philosophie : « Quand je deviendrai professeur de philosophie, je n’oublierai pas la leçon. Ma mission était claire. Donner aux élèves ce désir de vaincre les déterminismes sociaux et psychologiques. Cela signifiait orienter mon propre désir vers leur désir. Les amener à comprendre que l’érudition est seconde et qu’importe avant tout le plaisir de la réflexion. J’avais en moi ce devoir impératif de transmission ». Mais, à cause des symptômes de la maladie de Parkinson, elle dut quitter l’enseignement, et tenter de faire cours sans élèves.

L’être-au-monde parkinsonien

Si la phénoménologie est, d’une certaine façon, l’étude de la façon dont les phénomènes apparaissent à la conscience qui les vit, on peut dire que c’est à une véritable phénoménologie de la maladie de Parkinson que nous invite l’ouvrage de Maryse Emel. En effet, de même que la psychiatrie essaie de donner une description compréhensible de l’expérience subjective de la folie, l’auteure tente de décrire et de montrer comment, avec la maladie de Parkinson, tout dans le rapport au monde est bouleversé.

C’est d’abord le rapport au temps qui change, puisque la maladie se manifeste par des symptômes qui empêche toute prévisibilité. Sans prévenir, sans que la crise puisse être anticipée, la dyskinésie survient, surgit et interdit tout d’un coup de réaliser ce qui avait été prévu, de terminer ce qui avait été commencé, sans même que le patient puisse savoir combien de temps durera la paralysie de ses membres, ni à quel moment il pourra reprendre une activité qui était autrefois habituelle ou vécue comme naturelle. Comme le dit Maryse Emel : « Prévoir n’appartient pas à son lexique. Vous êtes soumis à son rythme ».

Cette impossibilité de vivre comme à l’ordinaire se rencontre tant dans des évènements publics que privés, et tant dans les événements du quotidien que dans ceux qui le sont moins. Cela vaut pour tout, y compris la douche. « Le corps, note-t-elle encore, doit accepter cette règle essentielle : la patience associée à l’urgence ». La maladie exige un art de saisir l’occasion quand elle se présente, et interdit de remettre à plus tard ce qui peut être fait au présent. En témoigne l’écriture de cet ouvrage, écrit non pas lorsque l’auteur voulait l’écrire, mais en profitant de tous les instants pendant lesquels elle n’était pas empêchée d’écrire. Et cette temporalité propre au développement de la maladie, inapte à la nouveauté comme à la prévision, Maryse Emel l’associe aux prémisses d’un vieillissement prématuré.

De la même manière, le rapport à l’espace dans le mouvement est bouleversé. En effet, alors qu’ordinairement, on n’a pas besoin de se concentrer pour suivre une direction en marchant, et qu’on peut ajuster sans y prendre réellement garde son trajet de telle sorte qu’on évite des autres piétons, l’auteure témoigne de l’extrême difficulté à guider son corps en marche en cas d’imprévu. Si, brusquement, son chemin est amené à croiser celui de quelqu’un d’autre, il lui est « impossible de le contourner comme chacun le fait spontanément sans se poser de questions. Pour éviter la collision ou la chute, la réflexion doit s’associer à la volonté. Contourner l’obstacle devient un calcul stratégique ».

Plus globalement, c’est le rapport à son propre corps qui devient progressivement défaillant. Elle écrit ainsi : « Je ne vois dans mes mouvements contrariant l’ordre organique du corps que des effets qui perturbent ma relation au monde, une absence de cohésion prêtant à confusion (…) Perdre l’équilibre c’est être un obstacle à l’agencement organisé de la mécanique des corps. J’étais le gravier qui dérègle le rouage, celle qu’il faut tenir à l’écart ». La volonté ne suffit pas à faire prendre au corps l’attitude que le sujet souhaite, pas plus qu’elle ne suffit à contenir, à contrôler gestes et mouvement.

Maryse Emel souligne la « rage » qu’elle éprouvait à se voir en perdre le contrôle et donc à anticiper l’étape suivante de la maladie : la perte du contrôle de soi. C’est comme si la volonté se devait d’abdiquer devant le corps, en constatant son impuissance à le canaliser et le redresser, comme s’il devenait une entité autonome, plus mécanique qu’organique – même si la musique et la danse peuvent occasionnellement contrebalancer cette perte de la maîtrise de soi.

La honte et l’écart

La conséquence de cette incapacité progressive de contrôler son corps, c’est l’« obsessionnelle honte qui ne vous lâche jamais » – le terme de « honte » revient à de nombreuses reprises – de ce corps imprévisible qu’on est devenu ou en train de devenir. Cette honte s’éprouve en lisant l’incompréhension dans le regard des enfants, en perturbant les séances de cinéma ou en attirant les regards dans les transports en commun ou au restaurant, en ne réussissant pas à trouver une place dans une foule en mouvement, etc. Quand on est atteint de maladie de Parkinson, la relation à l'autre est opaque, source d’inquiétude pour celui qui ne comprend pas d’autres règles que celles entretenues par le groupe. L’auteure confie aussi sa difficulté à trouver du réconfort qui ne se réduise pas à de l'apitoiement, qui soit un sentiment qui raffermit et donne l’envie de se battre.

Se sentant différente et mise à l’écart des autres par la honte, Maryse Emel dit l’effort constant pour se détourner toujours le plus possible de ce qu’on a pu considérer comme l’animalité. Aussi lui a-t-il « fallu jongler, combiner, composer, apprendre à différer mes désirs, parfois aussi mes besoins. Les besoins élémentaires qui nous rapprochent de ce double honni, l’animal, la maladie nous y renvoie sans cesse. Avec la crainte de ne pas se redresser ». Pour distinguer l’homme de l’animal, la tradition philosophique a fait de la raison son bien propre ; mais le traitement médicamenteux de la maladie attribue à la raison un rôle subalterne, tel que Maryse Emel évoque la « dérive de la raison ». Les substances chimiques agissent avec une force telle qu’il fut un temps où « la sensibilité devenait maîtresse ». Et la perte de la raison s’accompagne d’une forme de perte de l’autonomie et de dépendance à la pompe à dopamine.

Eloge nuancé de la médecine

Au cours de son parcours de malade, Maryse Emel rencontra trois figures marquantes et bien différentes les unes des autres. Elle oppose notamment deux médecins qui l’ont suivie, dont la description évoque deux manières de concevoir la médecine. Le premier, qui confirma le diagnostic et proposa le premier traitement, pèche par orgueil et excès d’assurance – à tout le moins, par l’excès de cette assurance sereine qu’il affiche et qu’il veut faire paraître. Oscillant entre gravité et sérénité, il traite la maladie avant de traiter la malade. Sa boussole est la connaissance scientifique, à laquelle aspire la connaissance médicale, qui « ne sert que la vérité. Elle ne se soucie pas de ses conséquences sur l'existence humaine ». Il prescrit, met en garde, explique comment le traitement cherche, par son apport en dopamine, à rectifier la perte de la fluidité du mouvement, sans tenir compte de l’effet de ses paroles sur la patiente ni du peu d’importance qu’elle accorde à la vague mise en garde contre les effets secondaires des médicaments. Ce qui manque de cohérence dans cet homme, c’est le ton assuré et presqu’autoritaire de celui qui croit savoir ce qu’il faut faire et la réalité du traitement, simple rectification de la fluidité, qui ne guérit pas, mais ralentit simplement la progression de la maladie. Compétent et connaisseur, il n’a pas pris en compte la réception de son message – terrible – par la patiente, qui commencera une addiction à son traitement.

Le portrait du second médecin consulté est nettement plus positif, et ce qui le rend tel est moins sa meilleure connaissance de la médecine que son humilité et le souci du patient. Plus rassurant et conscient des limites de la médecine et du traitement qu’il a à proposer à la malade, ce médecin adapte, ajuste et « bricole sans cesse » le traitement afin de rendre la vie plus facile à sa patiente : « un bon médecin doit savoir bricoler. Il faut savoir admettre les limites du savoir. On ne guérit pas un parkinsonien. On lui permet juste de vivre parmi les autres ». Ce visage positif et ouvert du médecin, Maryse Emel le rapproche de celui du médecin de western, « la plupart du temps alcoolique et humaniste, l’un n’allant pas sans l’autre, est d'abord un homme à la parole réconfortante. A défaut de guérison, il propose des remèdes pour soulager la douleur ». Si ce médecin a rendu possible le deuil de la vie d’avant, c’est aussi parce qu’il a été accompagné par une équipe de soignants et un infirmier à l’implication remarquable, véritable incarnation de « l’homme du soin au service de l’humain », dévoué et se donnant sans contrepartie, auquel Maryse Emel dit devoir énormément.

Ainsi, dans ce bref et bel ouvrage centré sur le devenir d’une femme atteinte de la maladie de Parkinson, qui mêle analyses phénoménologiques des changements provoqués par la maladie, réflexion sur la philosophie et esquisses d’un passé singulier, reconduit à ses déterminations sociologiques, Maryse Emel rappelle, et réaffirme, l’importance capitale de l’autre pour affronter les épreuves et accepter de changer pour devenir celui qu’on est contraint d’être.

 

* Ce livre est édité à compte d'auteur : il peut être obtenu en cliquant sur ce lien.