Bon gré mal gré, la consommation fait aujourd’hui partie de nos quotidiens. Il s’agit pourtant de l’aboutissement d’un long processus de « conversion » culturelle.

En s’appuyant sur une bibliographie fournie – plus de trois-cent ouvrages historiques, essais et articles académiques –, La fabrique du consommateur retrace le cheminement par lequel le villageois du XIXe siècle, producteur et autonome, s’est mué en consommateur urbain, connecté et dépendant du XXIe. Anthony Galluzzo, maître de conférences en sciences de gestion, revient sur les transformations qu’ont connues l’Europe et Amérique du Nord durant ces deux siècles, et à travers lesquelles la polyculture a cédé le pas à la division du travail, les marchés locaux se sont liquéfiés en un marché mondial, et la marchandise a outrepassé sa fonction utilitaire pour devenir objet de storytelling et de valeurs-signes.

Citant volontiers Jean Baudrillard (La société de consommation (1969), Le système des objets (1968), etc.), Anthony Galluzzo ne s’en fait pas simplement le « successeur », mais propose une approche sociohistorique plus que critique ou sémiologique. Ce livre nous invite à la fois dans l’intimité des ménages, en nous immisçant dans leurs cultures de consommation à travers l’histoire, et dans la froideur des évolutions techniques, logistiques et publicitaires grâce auxquelles la consommation a connu son essor. Au terme de ce double-voyage, le lecteur est armé d’une connaissance qui lui permet de mieux réfléchir sur sa propre condition et sur celle, plus globalement, de nos sociétés contemporaines.

 

Le fantôme de la marchandise

La société de consommation désigne « un système où chacun s’entoure d’objets qu’il n’a pas produits ou vu produire ­»   . Cette définition lapidaire nous fait prendre conscience de sa réalité. Ainsi, contrairement à l’hyperconsommation – phénomène dont la réalité peut être contestée –, la société de consommation semble être un fait avéré. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Le livre commence par nous plonger dans un XIXe siècle où, en France, les hommes produisent ce qu’ils consomment : les villageois cultivent leur nourriture, construisent leurs habitations, tissent leurs vêtements et fabriquent leurs outils. La division du travail n’atteint qu’un très faible degré, et chaque région vit presque en autarcie par rapport aux autres : « Le monde est ainsi constitué d’une myriade de petites communautés sédentaires et insulaires, bien que non complètement autonomes »   . Mais le lecteur qui se serait abandonné à une idéalisation aseptisée de cette vie d’antan se voit opposer un accablant revers de la médaille : les rendements de la polyculture ne permettant pas d’assurer une production stable tout au long des saisons, et le transport de marchandises étant limité par la rudesse des chemins et la précarité des moyens de locomotion, une région pouvait sombrer dans la famine quand bien même sa voisine connaissait une période de prospérité.

Ce n’est qu’avec les locomotives à vapeur et leurs chemins de fer que les distances ont été abolies et les échanges massifs établis. Cette nouvelle mobilité marchande, explique l’auteur, bouleverse le travail et favorise la production spécialisée au détriment de la polyculture autarcique. Ainsi sont nés l’économie de marché et, dans son giron, ce processus que l’auteur appelle la fétichisation de la marchandise : « L’objet, qui était autrefois le produit direct du travail communautaire, est devenu, avec la marchandisation, un phénomène étrange et étranger, détaché du contexte et du processus concrets de production »   . Ainsi de la pièce de viande empaquetée dans une barquette de polystyrène, qui s’incarne désormais dans l’imaginaire du consommateur comme une chose en soi, et non comme un lambeau d’animal égorgé dans un abattoir.

La distanciation entre producteurs et consommateurs constitue, d’après A. Galluzzo, le point d’entrée dans un engrenage de mécanismes toujours plus inventifs dont le mot d’ordre, pour les grandes entreprises, sera de pérenniser la production et de maximiser le profit. Au fétichisme de l’objet succède alors un fétichisme du concept : pour résorber le déficit de confiance engendré par des transactions de plus en plus impersonnelles, le marketing attribue une marque – littéralement des signes permettant de marquer – à des objets autrement anonymes, permettant ainsi leur « identification » et s’octroyant un capital-confiance qui favorisera le réachat. Un processus analogue, celui du branding, investit les produits d’un ensemble d’idées et de valeurs qui lui sont intrinsèquement étrangères : « C’est le procédé commun de représentation dans la publicité, qui décrit une voiture non comme le produit social du travail humain, [...] mais plutôt comme quelque chose de naturellement porteur de masculinité, d’excitation, de statut et de modernité, et capable de conférer ces qualités aux consommateurs »   . Plus que d’agir sur les imaginaires et les comportements des consommateurs, les nouvelles entités économiques de la fin du XIXe siècle parviennent également, d’après A. Galluzzo, à « maîtriser l’institution de la vie civilisée ».

 

Comment la marchandise s’est invitée chez nous

Le foisonnement de la marchandise, nous apprend le deuxième chapitre, est facilité par le grand mouvement de concentration urbaine qu’ont connu l’Europe et l’Amérique du Nord au XIXe siècle. L’auteur nous introduit à la figure émergente de l’artiste-flâneur, symbole de cette nouvelle urbanité : « Immergé dans la foule, à la terrasse des cafés, dans les rues commerçantes, il sonde et griffonne la multitude »   . La déambulation est désormais vécue comme un loisir : zoos, théâtres et salles de concert sont autant de plaisirs qui reconfigurent la ville tel un parc d’attractions. Une aubaine pour les grandes entreprises, qui investiront les espaces urbains pour exposer leurs marchandises – avec les premiers grands magasins, véritables « temples dédiés à la consommation » – et les promouvoir – avec des vitrines éclairées, ainsi que des panneaux et des affiches publicitaires à l’effigie des marques.

Comme si sa prolifération dans les cités n’était pas suffisamment prégnante, la marchandise s’introduira jusque dans les foyers. Le quatrième chapitre (nous reviendrons sur le troisième) tente d’expliquer cette incursion, partant d’une question fondamentale que l’auteur formule ainsi : « Comment la marchandise a-t-elle pu ruisseler vers toute la multitude humaine recluse dans les campagnes et les petites villes, et donc coupée de l’infrastructure marchande et de son influence ? »   . La réponse se situerait du côté de l’image : l’invention de la lithographie et de la presse à vapeur vont permettre aux marchands de faire circuler une masse croissante d’images à la gloire de leurs produits. Brochures, cartes imagées et catalogues circulent, se multiplient et précipitent l’émergence, à la fin du XIXe siècle, du magazine. Son appellation, remarque l’auteur, ne trompe pas : « le magazine, c’est le magasin chez soi ». La presse et les marchands œuvrent de concert à normaliser la marchandise, et à implémenter un imaginaire social dont elle sera le centre. Ainsi, dans les années 1920, le magazine féminin Votre beauté publie plusieurs articles sur les cheveux blancs, décrits comme un déplaisant signe de vieillesse. Ces papiers jouxtent des publicités pour les teintures de la marque L’Oréal. Plot twist : le magazine a été créé par Eugène Schueller, dirigeant par ailleurs de… L’Oréal.

 

La dynamique des marchandises

Fortement imprégné de la culture matérielle, le bourgeois du XIXe siècle se définit bientôt par ses possessions. C’est à travers elles qu’il peut signifier au monde son bon goût. Mais à cette époque, explique l’auteur, les bourgeois s’inscrivent dans une double opposition qui conditionnera leur rapport aux objets : « aux classes laborieuses – dont ils viennent et où ils ne veulent pas déchoir – et à la noblesse, qui bien souvent les méprise »   . C’est ce complexe d’infériorité qui enclenchera, d’après A. Galluzzo, une mécanique de ruissellement de la marchandise : le bourgeois imite le noble, et le prolétaire imite le bourgeois, mais le bourgeois s’évertue à se distinguer du prolétaire. Le cycle se répète, renouvelant constamment les modes et les signes de consommation, faisant ainsi les choux gras des grands producteurs. C’est à ce phénomène que s’attelle le troisième chapitre. Brossant le portrait des trois figures du « protoconsommateur » – le snob, le dandy, et le bohémien –, il décrit ce mouvement perpétuel de la marchandise à travers le corps social, par lequel « les objets sont sans cesse investis, désinvestis et réinvestis par [des] jeux d’orgueil incessants »   .

Dans le cinquième chapitre, Anthony Galluzzo décrira les mutations mentalitaires que la marchandisation aura engendrées au tournant du XXe siècle. Si le rapport aux objets cesse d’être régi par une logique de « lutte des classes », il devient subordonné à une injonction d’un ordre nouveau : celle de jouir. Le relâchement des mœurs, insufflé aussi bien par l’imaginaire médiatique que par l’accessibilité aux nouveaux moyens de transport, devient un instrument au service des industries du divertissement. À Coney Island, illustre l’auteur, certains manèges suggèrent la proximité amoureuse, comme l’indique cette publicité pour le Cannon Coaster : « Va-t-elle passer ses bras autour de ton cou en hurlant ? »   .

 

Gestion des consciences et légitimation de l’ordre marchand

À la fin du XIXe siècle, la marchandisation de masse et l’emprise croissante des multinationales sur les consommateurs suscitent des résistances, galvanisées notamment, en France, par le bouillonnement idéologique qui accompagne les révolutions de 1830, 1848 et 1870. Les sixième et septième chapitres décrivent les méthodes employées par les grandes entreprises pour rétablir leur hégémonie. Une science nouvelle, la psychologie des foules, est au centre de cette résurgence. Elle se donne pour ambition de « percer les mystères de la suggestibilité des êtres et de la contagion des idées »   . Reformulée par Gabriel Tarde, qui considérera la foule comme un « groupe social du passé » auquel s’est substitué le public, elle devient l’instrument par lequel le publiciste opère une véritable ingénierie sociale.

Mais la suprématie des grandes entreprises s’établit aux dépends des petits commerçants. Boutiquiers, épiciers, barbiers ou forgerons sentent peser sur eux le poids des nouveaux géants. Ils ne tardent pas à s’insurger. Leur défiance est exacerbée, à partir des années 1900, par l’essor d’un journalisme d’investigation qui dénoncera les travers des grandes industries : travail des enfants, absence de règles sanitaires et de sécurité, bas salaires des ouvriers, etc. C’est dans ce contexte que s’affirme, d’après l’auteur, une nouvelle caste de spécialistes : les agents en relations publiques, aussi nommés « propagandistes ». Le plus célèbre d’entre eux, Edwards Bernays, décrira la propagande comme « l’organe exécutif du gouvernement invisible ». Elle consistera, explique A. Galluzzo, à modifier le sens d’un objet – ou la réputation d’une marque – en l’associant à des valeurs, acteurs et événements choisis.

 

Le nouvel esprit de consommation

Le neuvième chapitre nous plonge dans la période révolutionnaire des long sixties, durant laquelle une contreculture de consommation va se développer en réaction à la standardisation « industrielle » des modes de vie. Pour contrecarrer l’« anxiété du conformisme », les mouvements mod, hippie ou punk s’érigent en pourfendeurs de la culture dominante. Le contrevenant passe alors pour un agent émancipateur. Mais chaque anticonformisme, explique l’auteur, en appelle un autre, car « les nouveaux signes mis sur le marché, même les plus scandaleux, finissent toujours par être normalisés et banalisés »   , entraînant ainsi une recherche de re-différentiation qui stimulera la production de nouveaux objets. Cet anticonformisme de masse, en voulant miner l’expansion des grandes industries, aurait donc paradoxalement servi leurs intérêts.

L’auteur achève son histoire de la consommation en portant un regard vers l’avenir : quelle est la prochaine étape du processus de marchandisation ? Tandis que les transhumanistes prophétisent la fusion entre l’homme et la marchandise, Anthony Galluzzo, lui, souligne la précarité de l’infrastructure matérielle sur laquelle est bâti le mouvement de croissance en chaîne. Celui-ci présuppose en effet la capacité à faire circuler, à vitesse croissante, les hommes et les marchandises. Or ce pouvoir repose sur l’exploitation de ressources non renouvelables, comme les hydrocarbures et les minerais. La prochaine étape est-elle vouée à ne pas avoir lieu ? Après tout, comme le disent les financiers, « les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel ».