La performance, comment l'interroger, quels sont ses enjeux, son destin ?

On en parle beaucoup, on en rencontre dans les rues, sur les places de marché, sur les tréteaux et les plateaux, dans les galeries, dans les musées : les performances. Ce geste artistique suppose la présence vivante d’un artiste exerçant son art dans l'espace public, y mettant son corps en jeu, devant un public convoqué ou surpris. Mais ce n'est pas si simple : les artistes interrogent ce qu’ils font. Il s'agit d'élaborer des différences et des distinctions vis-à-vis des autres pratiques artistiques. Quant aux théoriciens de l’esthétique, ils s'interrogent eux aussi : quelle place cette pratique occupe-t-elle dans l’histoire de l’art ? comment peut-on définir cette sorte d'art-action ? Investigation du rapport au public ? Spectacle vivant ?  

Une performance peut être sportive, financière. Lorsqu'elle est artistique, elle n'est pas tant performante que performative : un art qui ne se produit pas sur une scène car il est à lui-même sa propre scène ; un art qui ne dispose pas de textes programmés, mais se déploie comme une disposition libérée de toutes conventions ; un art qui ne signe aucun contrat avec le public, et stigmatise les conventions sinistres, comme Orlan, par exemple, qui s’inquiète des carcans historiques, culturels, moraux imposés au corps féminin, ou Marina Abramovic qui se montre agressive envers la représentation dominante de l’art (le « beau ») et contre le manque de représentation féminine dans le milieu artistique.

Certes, on peut se disputer longtemps, et cela ne manque pas d'arriver dans les départements esthétiques des universités, pour savoir comment utiliser cette notion de « performance » : quels artistes, quels actes, quelles circonstances, quels types d’adresse au public ?

Pour les auteurs rassemblés dans ce volume, L'art de la performance, Studies ou boîtes à outils, la performance n’est pas un spectacle adressé. Les performeurs ne sont pas des comédiens. Ils ne jouent que leur propre rôle. Ils ne se donnent pas en spectacle. Richard Martel synthétise l’idée de cette manière : « le geste du performeur implique la totalité de la personne, qui court un risque, dans une situation publique ».

Enquête

L’une des caractéristiques de cet ouvrage est l’abondance d’enquêtes permettant d’entendre ce que les actionnistes eux-mêmes présupposent par et dans leur prestation. Les propos recueillis donnent une idée passionnante de la performance, ne serait-ce qu’au travers des désaccords assez sensibles d’un discours à l’autre, notamment en ce qui concerne la reproductibilité d’une performance : sera-t-elle unique, enregistrée et reproductible ? Ce n’est pas affaire de « flou » cultivé par les auteurs, mais une difficulté qui relève de la performance même et de son rapport au public, ce dernier étant parfois convoqué (notamment par mail ou par invitation à une soirée), ou laissé dans l'ignorance (parce que la performance a lieu n’importe où).

Une caractéristique traverse cette section : la performance engage l’artiste en entier, brisant les frontières habituelles en chacun, déplaçant les limites du possible, dans un contexte dont il ne peut pas ne pas tenir compte. Convient-il pour autant de distinguer les performances de recherche et les performances-action ? La frontière est ténue. L’artiste peut tester des stratégies tout en mettant en jeu son rapport au monde et aux autres.

Au demeurant, tous les performeurs expliquent que la performance est de nature subversive. Ici la subversion peut signifier : provoquer une rencontre impromptue, transformer son corps, dépasser les limites des conditionnements sociaux et politiques, explorer des conventions esthétiques du moment ou des normes sociales, déspécialiser radicalement l’art, etc. Michel Collet, performeur, réitère les propos de son ouvrage récent. La performance revient à se mettre à nu devant un public. C’est sans doute ce qu’il y a de plus direct dans la création artistique. Cela va jusqu’à opérer une nouvelle naissance à chaque fois (dit Axel Di Chiappari), ce pourquoi nul ne peut lui attribuer de règles ou de codes gravés dans le marbre.

Certains se risquent pourtant à énoncer des définitions. C’est le cas de Charles Dreyfus : « La performance est l’actualisation devant un public potentiel d’un contenu variable d’expressivité ». C’est en cela que l’artiste performeur n’est pas un comédien (souligne à nouveau Bartolomé Ferrando). Joël Hubaut affirme de son côté : « J’agis par des niveaux d’émerveillement magique mêlés d’indignation frénétique d’urgence […] ». Et si presque tous soulignent que la performance ne peut à elle seule changer le monde ou la société, il est clair qu’elle « fait réagir ».  

Histoire

L’histoire de la performance est aussi difficile à écrire que son objet à définir. Inclura-t-on le dandysme du XIX ème siècle ? Que faire des Actionnistes viennois ? Les Drippings de Pollock seront-ils considérés comme des performances ?  

Pour certains il convient de relier les performances actuelles au mouvement Dada, ou à des lieux d’action artistique comme le Bauhaus, le Black Mountain College, ou la New School for Social Research. Mais selon l'approche la performance prend un tour plus politique ou plus plastique. Les Futuristes italiens y ont eu recours dans un esprit révolutionnaire en affirmant vouloir brouiller les codes académiques. Mais Yves Klein, qui fit la même chose, relève-t-il aussi de ceux que l’on peut appeler des performeurs ?

D’autres préfèrent renvoyer à l’histoire du groupe Gutai, renvoi qui a le mérite de décentrer la réflexion (occidentale) et de réhabiliter une pratique des années fastes de la modernité artistique japonaise. L’étude des pratiques de ce groupe permet aussi de saisir en acte la question du rapport de l’art et de la vie, ainsi que celle des formes d’expression politique revendiquées par les arts. Ce rappel méritait d’être accompli, et il fallait raconter les grandes lignes de cette entreprise dans laquelle Yoshihara Jiro fédère autour de lui de jeunes artistes de la région du Kansai. On connaît en général la performance de Murakami qui consista à traverser violemment huit panneaux de papier utilisés pour la fabrication des cloisons intérieures des maisons (dépassant par là la bi-dimensionnalité de la peinture).
 
Au bout du compte, les auteurs de cet ouvrage collectif semblent s’accorder sur le fait que la performance trouve sa pleine expansion dans les années 1950-1970. Sa reconnaissance officielle renverrait aux années 1980. Et pour une part, on pourrait la rabattre sur « l’esthétique relationnelle » telle que définie par le critique d’art Nicolas Bourriaud. Encore faut-il opérer les distingos nécessaires, par exemple entre performance et happening.

Beaucoup insistent sur les rapports de certaines performances avec les rituels, soit pour critiquer le rituel religieux, soit pour interroger sa nécessité éventuelle dans un régime moderne et démocratique. Joseph Beuys donnait à ses performances une tournure de rituel, il flirtait avec un certain mysticisme, impliquant la participation des spectateurs. Dans quel but : déclencher l’émotion du public ?  

Théorie

La performance a acquis ses « lettres de noblesse ». Elle comprend tous les arts, elle intéresse tous les artistes. Elle dispose d’écoles, s'enseigne à l’université, elle est présente dans les musées. On ne s’étonnera donc pas qu’elle suscite de nombreux essais théoriques.

Selon la méthode ou le style, ces considérations théoriques sont phénoménologiques et se concentrent sur la perception de l'œuvre, comme autour de 1969, avec les travaux de Michael Fried et Donald Judd, ou bien elles sont politiques, voire sociologiques et même psycho-sociologiques. On est même surpris par le nombre de travaux différents présentés dans l’ouvrage, chacun cherchant à interpréter la performance à partir de son parti pris. Thierry Davila, par exemple, s’intéresse aux performances liées à la déambulation, les considérant comme inventions d’attitudes ; d’autres plutôt aux fictions déployées dans certaines d’entre elles...

D’une certaine manière, chaque interprète regarde les œuvres à travers ses catégories. Aussi est-ce difficile, comme certains le voudraient, de rapprocher la performance du jeu d’enfant ! Certes certains artistes semblent jouer devant le public avec leur corps, à la manière des enfants : Nam June Paik fait de son corps un violoncelle, Jérôme Bel joue avec sa peau, Gianni Motti joue au médium, Michel Journiac dit la messe devant les spectateurs en buvant son sang. Mais dans ces cas, la rencontre avec le public comporte des déconstructions qui ne ressemblent plus du tout à des jeux d’enfant.

Cette pratique artistique, après tout, ne verserait-elle pas du côté du haptique (c'est-à-dire du tactile), plutôt que du côté de l'expression ? La performance rend en effet palpables les limites du corps physique. Mais cela fonctionne surtout du côté du spectateur, et restreint la considération à certaines œuvres, celles qui s’ouvrent à un autre regard, moins machinal.

Les analyses renvoient à la notion d’espace et de lieux précis dans lesquels l’action se déroule, mais aussi à l’espace comme corps. C’est à George Brecht que l’on peut avoir recours pour expliciter ce point, lui qui assemble des objets, et joue de leur accessibilité ou non, désacralisant au passage les objets artistiques (que l’on ne peut toucher). Il en appelle au contraire à la manipulation, comme Marcel Duchamp…

Quant à la notion de temps, on s'intéresse à celle de re-enactment par le temps, disons la reproduction de performances historiques par des artistes contemporains, ayant cependant aussi leur propre pratique personnelle et originale de cet art éphémère. Par exemple, Elaine Sturtevant fait sienne l’attitude masculine de Joseph Beuys. Elle s’approprie sa posture, son style vestimentaire, et refait le même mouvement que celui de la performance de Beuys datant de 1972 (« La Révolution c’est nous »). Cela peut s’apparenter simplement à la volonté de réimposer une œuvre dont on ne parle plus. Mais cela peut aussi signifier d’autres choses.

Abramovic présente aussi à nouveau des travaux exemplaires non seulement de Beuys, mais de Valie Export, Vito Acconci, Gina Pane, Bruce Nauman. Ce qui est intéressant dans ces gestes, c’est qu’en partant d’une action voulue éphémère, elle y ajoute un nouveau temps : le temps de la réitération dans des conditions différentes. Encore parlons-nous ici des répétitions voulues pour telles et non des reprises d’une performance dans son œuvre personnelle.

Il reste des difficultés à examiner : le rapport entre la performance et la danse ou le théâtre. Robert Morris sert ici de témoin, du fait de ses nombreux remaniements des frontières des arts. Mais il faut aussi prendre le temps d’examiner les performances qui se réalisent partout autour de nous, dans le monde. Ainsi des articles nous proposent-ils des analyses sur le travail des performeurs aux Antilles, en Amérique Latine, en Iran (dans un article fort passionnant, relevant les difficultés de réalisation que l’on imagine).

Nous avons laissé pour la fin la question des performances transgenres, celles qui sont destinées à remettre en cause la relation ontologique du sexe et de l’identité. Les artistes de ce type de performance apparaissent sur la scène du body art, afin de présenter l’expérience de la transition corporelle comme une nouvelle réflexion esthétique possible dans le champ de l’art. Les artistes transgenres font appel à trois procédés artistiques pour capter la performance des corps transformés : certains présentent leur corps pendant ou au terme du processus de transition corporelle, ou enregistrent la progression de la transition corporelle dans le temps, ou encore exposent les outils techniques des opérations, voire des reliques (poils organes, seringues…) qui attestent de la transformation du corps.