Un essai documenté et critique sur les racines historiques et les enjeux politiques du manque de représentation des acteurs et des actrices noirs sur les scènes françaises.

Lors de ces dernières années, la scène culturelle française a connu un nombre croissant d’initiatives visant à promouvoir la diversité sous toutes ses formes et à rattraper les retards évidents sur les questions de la parité et de l’inclusion. En 2015, la création de l’association « Décoloniser les arts » marque une volonté d’améliorer la représentation des minorités et de lutter contre les discriminations dans les domaines de l’art et de la culture. Trois ans plus tard, seize actrices du collectif « Noire n’est pas mon métier » publient un essai du même titre pour dénoncer les stéréotypes qui continuent de cibler les femmes noires et métisses dans le cinéma français. Diverses formes d’engagement s’emploient désormais à intensifier les appels à faire de la représentativité des minorités une priorité dans le champ culturel.

Dans ce contexte, l’anthropologue, historienne du théâtre et spécialiste des dramaturgies africaines Sylvie Chalaye entreprend de (re)penser le manque de diversité chromatique dans le théâtre français. Organisé en sept chapitres, Race et théâtre a pour objectif d’éclairer l’histoire, les mécanismes et les conséquences des discriminations que continuent de subir les acteurs et les actrices noirs sur les scènes contemporaines. Il s’agit, comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage, de penser un « impensé politique » : l’évitement de la question raciale, souvent réduite à « un simple malaise conjoncturel », nécessite une étude approfondie des raisons et des enjeux qui sous-tendent la racisation dans le paysage théâtral français.

Enjeu politique et effet métonymique

Dans l’introduction de l’ouvrage, Chalaye commence par s’interroger : « Pourquoi confier le rôle d’Othello à un acteur blanc grimé n’a jamais vraiment dérangé le monde du théâtre » alors que la distribution d’acteurs noirs dans les rôles de Rodrigue, Dom Juan, ou Macbeth « émeut la critique et finit même par faire événement » ? Derrière cette question, il y a un « sentiment d’invisibilité » exprimé par les artistes afrodescendants qui se retrouvent à la fois écartés de certains rôles et assignés à d’autres sur la base de leur identité ou de leur couleur de peau. Pour Chalaye, « race et théâtre entretiennent une relation improbable qui soulève un enjeu éminemment politique et mérite d’être questionnée ».

Partant de ce constat, l’ouvrage commence par saisir l’évolution récente des enjeux de la diversité au théâtre français. Malgré une prise de conscience notoire vers la fin des années 1990, le théâtre demeure aujourd’hui « une citadelle inaccessible aux acteurs et actrices non blancs », la présence de ces derniers étant globalement « cantonnée au monde des comédies musicales, du music-hall, du show et du stand-up ou à des rôles stéréotypés ». À l’image des montages répétés des Nègres de Genet ou de La Tragédie du roi Christophe de Césaire, les rares initiatives qui les mettent en avant demeurent insuffisantes et monotones. L’acteur noir est parfois même livré à « un exotisme des temps modernes, celui des violences génocidaires, des guerres civiles, de la corruption, de la misère endémique et bien sûr des rêves migratoires ». Penser la race au théâtre permet donc d’éclairer les racines historiques et les soubassements idéologiques et culturels qui ont longtemps façonné ou entretenu ces stéréotypes.

L’un des grands mérites de l’ouvrage est de replacer la question raciale au théâtre dans son vaste contexte historique et socioculturel. Rappelant que la couleur de peau demeure « associée dans l’imaginaire français à un ailleurs » qui relève aussi bien du fantasme que du préjugé, Chalaye montre que cet ailleurs a été longtemps nourri par la société du spectacle : la figure du Maure (XVIIe siècle), le petit « bamboula » des vaudevilles (XVIIIe siècle), le « roi nègre » emplumé (XIXe siècle) sont autant de représentations ayant marqué la perception de l’homme et de la femme noirs sur scène. Sous couvert du divertissement ou du travestissement, les arts du spectacle « ont forgé et surtout fixé » des images dégradantes et malsaines qui continuent de façonner les mentalités. Par conséquent, « l’altérité chromatique s’est faite décor, territoire, et a entretenu l’effet métonymique de l’homme noir en scène qui convoque toute l’Afrique ». Ainsi, les acteurs noirs se trouvent souvent projetés hors de leurs univers et de leurs identités, incarnant l’inconfort de toute une nation face à son passé colonial.

Initiatives isolées et incompréhension institutionnelle

En s’appuyant sur des témoignages de comédiens, de metteurs en scènes et de professionnels du théâtre, Chalaye montre que des assignations d’ordre géographique, historique, social et culturel ont eu pour conséquence de nourrir les préjugés autour du Noir dans le monde dramatique, voire de l’exclure du récit national. Pourtant, dans les années 1950 et 1960, de grands metteurs en scène tels que Jean Vilar, Jean-Louis Barrault, Roger Blin et Jean-Marie Serreau ont enrôlé des acteurs issus des territoires ultramarins, caribéens et africains, dont Daniel Sorano, Robert Liensol, Douta Seck, Bachir Touré, Med Hondo et d’autres, dans des productions qui résistaient à la stigmatisation.

Néanmoins, à partir de la fin des années 1970, la montée des discours nationalistes et l’instrumentalisation de l’immigration réduisent l’acteur ethnicisé à la figure de l’étranger et le cantonnent souvent à des activités de doublage. Des initiatives telles que le Festival des Francophonies (1984) ou le Théâtre international de langue française (1985) permettent de monter des textes d’auteurs africains mais se transforment rapidement, selon l’autrice, en « enclos » qui enferment les acteurs noirs. Des événements marquants tels que la mise en scène par Jacques Nichet de La Tragédie du roi Christophe au palais des Papes à Avignon (1996) avec une troupe d’acteurs africains et caribéens recrutés principalement en France et en Belgique, l’engagement de l’acteur malien Bakary Sangaré à la Comédie française (2002) ou encore le programme « 1er Acte » développé par le Théâtre national de Strasbourg pour promouvoir la diversité (2014), demeurent isolés et sans répercussion majeure sur le paysage théâtral.

Chalaye fait le constat révélateur qu’après 2005, le théâtre, contrairement aux secteurs du journalisme et de la télévision, n’a pas été marqué par l’ouverture à la diversité : le répertoire dramatique demeure « engoncé dans des enjeux prétendus patrimoniaux et une forme de conservatisme », alors que les expressions dramatiques afrodiasporiques sont toujours aussi « exotisées, systématiquement envisagées comme en dehors de la société française ». Une incompréhension institutionnelle doublée d’une persistance à décrire la discrimination comme exclusivement sociale, culturelle ou en rapport avec le manque de formation a pour conséquence de taire ou d’évacuer la question raciale. Dénonçant la fameuse circonlocution « issus de la diversité », qui continue de nourrir une « réserve fantasmatique, une marge de la population française, un creuset coloré », Chalaye soutient que la diversité ne se construit pas en réunissant des acteurs racisés sur des pièces du répertoire français mais plutôt « en travaillant sur le regard qui discrimine et qui produit justement la racisation ». À l’ère des études postcoloniales et de l’accélération des recherches sur l’histoire coloniale, il y a là une inversion de perspective nécessaire et indispensable pour dépasser les préjugés et sortir des discours d’impossibilité.

« L’incarnation n’est pas une carnation »

Dans le troisième chapitre de l’ouvrage, Chalaye compare la tendance des gens du théâtre qui continuent de voir en l’acteur noir le Noir avant l’acteur au « syndrome du soldat de Baltimore », en référence à un incident rapporté par Stendhal dans Racine et Shakespeare. En 1822, un soldat en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, confondant théâtre et réalité, tire sur l’acteur noir jouant Othello pour « éviter » qu’il « tue » l’actrice blanche interprétant le rôle de Desdémone. Si l’anecdote incarne initialement le pouvoir de l’illusion théâtrale, Chalaye l’emploie de manière judicieuse pour souligner les dérives du prétexte de la vraisemblance et de la « cohérence chromatique ». Comme elle le rappelle, « l’incarnation n’est pas une affaire de carnation » : le personnage n’est pas une entité physique mais plutôt une projection imaginaire ; la peau, quelle que soit sa couleur, est prêtée au personnage et à la mise en scène et doit, par conséquent, être dépassée. Ainsi, la focalisation sur la couleur de peau élimine l’acteur au profit de l’attraction raciale qu’il suscite, comme le confirment quelques analyses des performances d’artistes noirs, dont ce commentaire portant sur Habib Benglia : « Un acteur joue avec son cerveau et son visage, M. Benglia, lui, joue avec ses muscles […]. C’est la vie incarnée dans la chair. C’est le triomphe de l’anatomie. » Le regard blanc refuse à l’acteur noir sa capacité de jeu et impose une grille d’exigences dominantes qui passe sous silence sa performance.

Tout au long de l’ouvrage, la démarche de l’autrice consiste à resituer les pratiques discriminatoires dans leurs contextes historiques avant de déconstruire les arguments de leurs défenseurs. Dans le chapitre consacré au « blackface », pratique consistant pour des Blancs à se barbouiller le visage pour se faire passer pour des Noirs, Chalaye reconstruit l’histoire de ce travestissement raciste depuis la tradition américaine du début du XIXe siècle, où elle commence comme une imitation par les Blancs des saynètes jouées par les anciens esclaves dans les plantations, ce qui contribue à fixer, dans le regard du Blanc, « l’archétype de l’esclave nonchalant et drôle ». En France, la généalogie de cette pratique remonte aux comédies du XVIIe siècle qui s’appuyaient sur « le principe de la turquerie humoristique », comme le montre la figure de l’Ambassadeur d’Afrique. Au début du XXe siècle, la pratique du « blackface » s’appuie sur « une gestuelle grotesque » et « une déstructuration de la langue » pour reproduire « l’étonnement, la fascination-répulsion » face à ceux qu’on considérait comme des sauvages.

Avec beaucoup d’application, Chalaye met en lumière les problèmes que pose le « blackface » dans le théâtre contemporain. Prenant pour exemple la mise en scène des Suppliantes par Philippe Brunet, elle rappelle que rendre l’origine africaine des Danaïdes en noircissant leur peau revient à « anecdotiser leur identité et céder à une caricature ». Contrairement à l’usage des masques qui convoque « une théâtralité et une esthétisation », le barbouillage introduit une dimension dénigrante et avilissante qui s’inscrit dans une vision autocentrée de la pratique théâtrale. Ce faisant, il entretient l’« invisibilisation » des acteurs noirs, favorise la désappropriation humiliante de l’histoire et de l’identité des Afrodescendants mais révèle également « un manque d’imagination et de créativité ». En effet, le recours aux costumes, les stratégies de travestissement alternatives voire l’usage du « blackface » pour le dénoncer sont autant de techniques esthétiques qui permettent de dépasser la dégradation associée à cette pratique.

Vers « un paysage nouveau du possible »

Pour Chalaye, qui a codirigé l’ouvrage collectif Sexualité, identités et corps colonisés (2019), repenser la race au théâtre passe également par la nécessité de « sortir de l’enclos des exhibitions néocoloniales et de l’éroticolonie », un terme désignant « ce territoire imaginaire où l’artiste iconisée reste enfermée dans son corps ». L’assignation à la couleur de peau et la prééminence du besoin de dépaysement reproduisent la perception de la scène comme un espace d’exhibition du corps qui n’est pas sans rappeler l’expérience vécue par Saartjie Baartman (la Vénus hottentote) au début du XIXe siècle. En 2015, les réactions face à l’exposition « Exhibit B » au théâtre Gérard Philippe dénoncent précisément « un dispositif d’exhibition » qui enferme l’Afrodescendant dans son apparaître et ignore la diversité et les sensibilités du public français.

Sortir de ce schéma nécessite de ne plus envisager la peau comme « un signe ethnique d’altérité exogène » mais aussi d’œuvrer pour élargir la diversité aux autres secteurs d’activité du spectacle et de dépasser la logique des coups médiatiques. En mettant en avant l’œuvre de certains créateurs africains dont le Togolais Gustave Akakpo ou le Burkinabé Hassane Kassi Kouyaté, Chalaye appelle à déplacer les rapports de force hérités de la domination coloniale. La reconnaissance des créateurs afrodescendants doit aller de pair avec une extirpation des imaginaires des diktats exotiques pour les ancrer dans des principes de composition rythmique car « plus le théâtre s’enferme dans l’apparaître de la représentation et abolit l’écoute et le jeu, plus il s’écarte de ses enjeux ontologiques, voire métaphysiques ».

Par-delà la diversité raciale, l’enjeu d’une nouvelle pensée de la race au théâtre est d’ordre « organique ». Citant les expériences des metteurs en scène Peter et Irina Brook, Patrice Chéreau, Bernard-Marie Koltès, Richard Demarcy, Jean-Louis Martinelli, Christian Schiaretti, Alain Timar, Guy Lenoir et d’autres, Chalaye montre que le travail avec des acteurs africains ou afrodescendants permet non seulement de « déplacer les regards », de déstabiliser les représentations et de privilégier les particularismes, mais aussi et surtout de « dessiner des configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable, et, par là même, un paysage nouveau du possible », suivant la formule de Jacques Rancière. En confrontant la société occidentale à l’altérité, la pluralité chromatique « donne de la densité et de l’épaisseur à l’image scénique ». La mobilisation du corps noir sur le plateau permet d’éclairer des processus de domination et de réactiver des questions mémorielles. Au théâtre, la peau du personnage est « une dépouille, une défroque, à laquelle l’acteur donne corps par un effet de présence » par-delà les apparences et les préjugés.

« Dépenser » la race au théâtre

Quel avenir donc pour la question raciale sur les planches françaises ? Avec la génération de Gaël Kamilindi et Birane Ba, récents pensionnaires de la Comédie française, l’espoir d’un changement radical serait-il permis ? Pour Chalaye, un travail important reste à accomplir pour « déjouer les imaginaires coloniaux » qui « continuent de polluer les consciences ». Il s’agit non pas d’occulter la question de la race au théâtre mais de « désapprendre à l’identifier pour mieux apprendre à jouer ensemble autrement », de trouver « le moyen de dépenser la race, d’en épuiser les représentations parasitaires, d’en ruiner les fondements ». Vaste programme qui nécessite, suivant l’autrice, une approche volontariste et pluridimensionnelle, notamment à partir de l’adaptation des politiques culturelles à la diversité de la société française.

Fruit d’un remarquable travail d’explication, de critique et de synthèse qui s’appuie autant sur la contextualisation historique que sur l’actualisation méthodologique et documentée des questions abordées, l’ouvrage de Chalaye est une contribution majeure aux efforts visant à dépasser les phénomènes d’évitement, de déni ou de minimisation qui continuent de nuire aux débats autour du manque de diversité des distributions théâtrales en France. En choisissant d’introduire les chapitres par des citations empruntées à des créateurs et des dramaturges africains dont la Camerounaise Léonora Miano, le Togolais Kossi Efoui, l’Ivoirien Koffi Kwahulé ou encore le Congolais Dieudonné Niangouna, Chalaye invite le lecteur à un exercice d’écoute des lieux mêmes où se forge la diversité de la parole et de la performance.

Tout au long de l’ouvrage, la pensée dynamique et plurielle de l’autrice incarne en elle-même une réponse à l’immobilisme intellectuel et à la persistance des préjugés et des attitudes discriminatoires. Par la richesse de ses références et la pertinence de ses analyses, l’ouvrage dessine un horizon possible pour l’émergence d’un théâtre à l’écoute des « altérités raciales et culturelles de la nation ». En refermant l’ouvrage de Chalaye, on en vient à la conclusion que si le théâtre français a « une responsabilité essentielle dans la fabrication des stéréotypes » et dans la perpétuation historique des formes et des espaces de marginalisation, il dispose tout aussi bien d’une panoplie d’outils créatifs et d’expériences novatrices lui permettant de se réinventer à partir des points de vue, des mémoires et des héritages partagés.