L’information a été profondément recomposée par le tout-numérique, redéfinissant au passage les rapports de force. L’exemple de la Russie témoigne de cette révolution.

La révolution du numérique a augmenté les capacités de communication, ses vecteurs mais aussi les acteurs qui participent à la diffusion d’informations ou de prétendues informations. Jamais les sociétés n’ont eu autant accès à l’information, ce qui renforce la nécessité de son contrôle mais aussi la difficulté à vérifier et remettre en question des rumeurs douteuses. De source unique contrôlée par l’État, l’information est devenue fragmentée et horizontale, ce qui a facilité la diffusion et la multiplication des théories du complot.

Céline Marangé*, dans Les Guerres de l’information à l’ère numérique, ouvrage dirigé avec Maud Quessard, insiste sur cette horizontalité. Si pendant la guerre froide, l’accès à l’information peut être synonyme de libéralisation, sa multiplication à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux met en péril le fonctionnement des démocraties. L’exemple de la Russie témoigne de la place de la désinformation dans les rapports de force et d’une redéfinition du soft power. La chercheure éclaire ainsi le thème du cours d'histoire de Première consacré à « l’information à l’heure d’Internet ».

 

Nonfiction.fr : Dans l’ouvrage que vous dirigez avec Maud Quessard, vous comparez la révolution numérique à la naissance de l’imprimerie. Ce bouleversement augmente les capacités d’information mais brouille aussi la frontière entre celui qui la produit, celui qui la diffuse et celui qui la reçoit. Quelles sont les principales caractéristiques de cette révolution ?

Céline Marangé : La révolution numérique a en effet provoqué une rupture sociétale qui, par sa magnitude, est comparable aux bouleversements que l’apparition de l’imprimerie avait entrainés en son temps. La découverte de Gutenberg au milieu du XVe siècle a grandement facilité la reproduction des livres et leur circulation partout dans le monde et par là même favorisé l’échange d’idées et la diffusion de nouvelles connaissances. Ces caractéristiques, l’immédiateté et l’ubiquité, se retrouvent de manière décuplée avec la révolution numérique.

À la fin des années 1990, la création de l’Internet et l’essor des médias en ligne ont multiplié les flux d’information, diffusé des données autrefois difficiles d’accès et participé ainsi à la démocratisation des savoirs. Ce n’est qu’au milieu des années 2000 qu’apparaissent les réseaux sociaux et les messageries instantanées qui ont profondément transformé nos manières de communiquer et de s’informer et finit d’abolir les barrières qui existaient auparavant entre les producteurs et les consommateurs d’informations. Ces bouleversements technologiques n’ont pas eu d’incidence que sur les médias ou dans la sphère sociale ; la numérisation des données s’applique aussi à l’économie et dans le champ de la guerre.

Dans ces conditions, il devient plus difficile d’identifier l’origine des informations et d’en vérifier la fiabilité. Les grands médias ayant pignon sur rue ont perdu leur monopole. N’importe qui peut créer un site d’information sans suivre le code déontologique et les pratiques journalistiques, puis utiliser des méthodes d’amplification pour le promouvoir sur le Net. De même, les possibilités de manipulation de l’information sont plus importantes en raison de leur sophistication grandissante (deep fake) et de leur force de frappe sur les réseaux sociaux. Ces transformations effrénées créent de la confusion et nourrissent la défiance qu’on observe à l’égard des élites et de la connaissance.

 

L’American Way of Life s’est diffusé par les canaux d’information étatsuniens, vous montrez néanmoins que d’outil de rayonnement, l’information s’est transformée en instrument de vulnérabilité. Comment peut-on mesurer cette vulnérabilité ?

L’information n’a jamais été neutre ni inoffensive. Pendant la guerre froide, les États-Unis ont créé des canaux d’information et mis la culture américaine au service d’une politique de rayonnement. L’Union soviétique disposait déjà d’un puissant appareil de propagande et de relais d’influence. Son modèle était sans doute moins séduisant même s’il a emporté l’adhésion de millions de personnes dans le monde. De part et d’autre, les médias de la partie adverse étaient considérés avec suspicion ou tout simplement interdits.

L’apparition des médias numériques, des réseaux sociaux et des messageries instantanées, ainsi que l’existence de logiciels de traduction automatique dans toutes les langues, constituent cependant une source de vulnérabilité accrue pour les États, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, car il en résulte une circulation accélérée de l’information.

À cela s’ajoutent trois paramètres nouveaux : la multiplication des grandes chaînes internationales qui marquent la fin de la domination occidentale sur les médias ; l’existence de techniques d’amplification authentiques et inauthentiques qui permettent de promouvoir un message auprès de certaines audiences ; le développement du big data et de l’intelligence artificielle qui offrent des perspectives de ciblage et de manipulation encore insoupçonnées. Dans ces conditions, non seulement il est plus aisé d’instrumentaliser l’information pour attiser la haine ou porter atteinte à un adversaire, mais les effets de ces campagnes de dénigrement sont démultipliés et presque impossibles à contrôler.  

 

Vous expliquez que dans ces guerres de l’information, les régimes autoritaires ont l’avantage grâce aux limites imposées à la liberté d’expression et leur capacité de manipulation. La multiplication et la diffusion de l’information ont parfois été synonymes de démocratisation mais elles sont ici devenues des outils pouvant affaiblir les démocraties. Comment expliquer cette inversion du système, voire ce paradoxe ?

Les régimes autoritaires disposent d’un avantage pour au moins deux raisons : d’abord, ils peuvent utiliser la censure et l’interdiction pour limiter ou empêcher la diffusion de certains contenus ; ensuite, leurs services secrets n’ont en général aucun scrupule à utiliser les moyens de subversion et de manipulation que les réseaux sociaux et le cyberespace leur procurent.

Les régimes démocratiques peuvent difficilement utiliser les mêmes méthodes à moins de se dévoyer, c’est-à-dire de renoncer à leurs principes fondateurs, au premier chef desquels figurent la liberté d’expression et la liberté d’information. Pour donner un exemple concret, les autorités françaises ne vont pas subitement interdire LinkedIn ou ralentir Twitter au motif que des contenus leur déplaisent, même si elles peuvent demander la suppression de sites extrémistes appelant au terrorisme ; les autorités russes n’ont pas hésité à le faire au motif que telle plateforme contrevenait à la loi sur le stockage des données ou que telle autre refusait d’effacer certains contenus.

Cela dit, dans les sociétés fermées ou étroitement contrôlées, la circulation de l’information sur Internet offre, à n’en pas douter, un horizon d’espoir. Elle montre malgré tout qu’il n’y a pas de fatalité à cette situation d’oppression ou de répression, que des modèles alternatifs existent, si imparfaits soient-ils. La révolution numérique renforce l’agentivité des sociétés et l’horizontalité des engagements citoyens et politiques. D’ailleurs les régimes autoritaires ne s’y trompent pas : ils redoutent les effets mobilisateurs des réseaux sociaux et savent que le contrôle vertical des médias d’État ne suffit plus. Tous cherchent à contrôler l’Internet en agissant sur ses couches infrastructurelle, logicielle et/ou informationnelle ; ils tentent aussi d’avoir un droit de regard sur les échanges privés en interdisant, par exemple, les messageries cryptées.

 

Les réseaux sociaux ont ici une place particulière. Si Barack Obama a été le premier candidat à pleinement utiliser Facebook dans sa conquête de la Maison Blanche, Donald Trump, pour lequel vous recensez 11 000 tweets en trois années, a utilisé Twitter pour affaiblir les moyens de communication traditionnels et d’une certaine manière la démocratie étatsunienne. Quelle place occupe les réseaux sociaux dans les guerres de l’information ?

C’est une question très intéressante que nous n’avons pas traitée directement dans le livre ! Il est évident que les réseaux sociaux ont bouleversé nos modes de communication et même, je dirais, les modalités du vivre ensemble. Ils auraient pu former une nouvelle agora où chacun aurait échangé des idées et partagé ses découvertes. Mais il faut bien admettre qu’ils rappellent le plus souvent un cirque romain où prédominent l’invective et la lutte à mort. Nul besoin de bots et de trolls pour que des meutes s’abattent et s’acharnent sur la victime du jour à coup de tweets.

Les guerres de l’information nous concernent tous à titre personnel puisque nous sommes tous ou presque des consommateurs d’Internet et des producteurs de contenus. La dématérialisation des contacts humains, ainsi que l’anonymat garanti par les réseaux sociaux, favorisent l’expression des bas instincts, mais aussi l’appauvrissement de la pensée. L’attention accordée à des idées toutes faites, exprimées en 140 ou 280 caractères, ne contribue pas à la réflexion et peut laisser croire que toute information se vaut. C’est sur ce terreau que prospèrent les fake news et les théories du complot. Dans ces circonstances, il devient difficile – et d’autant plus nécessaire – d’avoir le courage de la nuance, pour reprendre le titre d’un beau livre sorti récemment   .

Les réseaux sociaux affaiblissent aussi, me semble-t-il, la démocratie en entretenant la défiance et la discorde dans la société. Non seulement ils entrainent une saturation informationnelle, mais ils forment une caisse de résonnance pour des campagnes de désinformation d’origines diverses. Comme le montre très bien Divina Frau-Meigs dans le livre, ils encouragent la polarisation des publics et l’exposition sélective à certains discours extrémistes, tout en facilitant la systématisation des attaques, notamment en période électorale. Un dernier point mérite sans doute d’être mentionné : les pouvoirs publics adoptent, en Europe, une attitude ambiguë à l’égard des grands réseaux sociaux. D’un côté, ils en font largement usage, s’en servant comme d’un moyen de communication et de promotion ; de l’autre, ils leur délèguent des compétences régaliennes comme le contrôle des contenus.

 

En tant que spécialiste de la Russie, vous insistez sur le fait que le pays met pleinement son outil informationnel au service des ministères des Affaires étrangères et de la Défense. Le gouvernement aborde l’information dans le cadre d’une vision défensive. Pourriez-vous expliciter ce point qui semble bien différent des usages qu’en ont les démocraties ?

Les dirigeants russes ont une vision hostile de l’environnement stratégique de la Russie. Ils considèrent l’OTAN comme une menace militaire majeure pour la sécurité de leur pays. Ils se disent aussi persuadés qu’une guerre de l’information est livrée à la Russie par les pays occidentaux qui chercheraient ainsi à obtenir son affaiblissement, voire son affaissement et son éclatement. Autrement dit, leur complexe obsidional les conduit à penser que la confrontation (protivoborstvo) s’étend au domaine de l’information et qu’en l’espèce, la meilleure défense est l’attaque.

De leur point de vue, « l’espace informationnel » constitue un nouveau terrain de rivalité, au même titre que les espaces géographiques, sur terre, sur mer et dans les airs. L’expression « espace informationnel » est préféré en russe au mot de cyberespace. Ce choix sémantique n’est pas anodin ; il traduit une différence d’approche. L’attention se porte non seulement sur le contenant par lequel transite l’information, mais aussi sur le contenu diffusé. Les deux appellent des actions défensives et offensives. D’un côté, les autorités russes cherchent à préserver la « souveraineté informationnelle » de leur pays en prenant toujours plus de mesures restrictives. De l’autre, elles se dotent de capacités offensives de façon à pénétrer les réseaux cyber de l’adversaire et à influencer son opinion publique grâce à des médias dédiés. Des armes sont développées pour pouvoir, en cas de conflit armé de haute intensité, anéantir des câbles sous-marins et des satellites en orbite basse.

Dans ce domaine, ce sont surtout les services de sécurité et de renseignement qui sont à l’œuvre. L’agence russe de surveillance des communications, Roskomnadzor, joue un rôle crucial. Le ministère de la défense ne cache pas non plus qu’il s’est doté d’unités spécialisées dans le ciblage et la propagande, chargées d’exercer des actions psychologiques et de mener des opérations d’influence.

 

Les exemples de Russia Today et Sputnik sont à ce titre éclairants. Ces médias ont moins pour objectif de diffuser une vision positive de la Russie que d’affaiblir les démocraties où ils sont présents comme l’a montré la crise des Gilets jaunes. Qui se cache derrière ces médias alternatifs ?

Dans les années 2000, les dirigeants russes ont réalisé qu’ils avaient du mal à faire valoir leurs vues dans les médias internationaux et que la Russie avait un problème de soft power. La chaîne anglophone Russia Today est créée en 2005 à l’initiative de l’agence de presse Ria Novosti ; sa direction est confiée à Margarita Simonian, une jeune journaliste auparavant accréditée auprès du Kremlin. En 2013, l’agence Ria Novosti est remplacée par Rossiâ Sevodnâ (Russie Aujourd’hui) dont la branche internationale, Sputnik, voit le jour l’année suivante, quelques mois après l’annexion de la Crimée. Aujourd’hui Sputnik propose des articles d’information dans 32 langues, dont près de la moitié sont parlées dans l’espace post-soviétique ; ses sites en turc, en arabe et en français sont particulièrement fréquentés. Ces deux médias disposent d’une audience non négligeable dans le monde et recourent à des stratégies de référencement offensives en pratiquant le « piège à clics » (clickbait).

L’étude des contenus de ces médias montrent qu’ils cherchent à propager la vision du Kremlin sur les grands dossiers internationaux, mais aussi à relativiser le rôle et la puissance des pays occidentaux et à disqualifier le modèle démocratique en soutenant les partis extrémistes ou souverainistes en Europe. En ce sens, ce ne sont pas des médias alternatifs, mais des médias inféodés au pouvoir. Sans doute faut-il également citer le rôle du sulfureux Evgueni Prigojine qui, d’après des enquêtes journalistiques, a mis sur pied à Saint Pétersbourg une agence Internet, qualifiée « d’usine à trolls ». Des personnes étaient/sont payés pour influencer les internautes en laissant des messages favorables au Kremlin et hostiles à ses adversaires sur les réseaux sociaux et les sites Internet des grands médias nationaux et internationaux.

 

Les guerres dites traditionnelles ont des moyens de régulation, des codes et une fin, même si cela est remis en question avec les guerres asymétriques. Peut-on mettre fin à une guerre de l’information et comment ?

Tout d’abord, il faut bien constater que les guerres dites traditionnelles, entre deux ou plusieurs États, ne suivent pas toujours des règles bien établies. L’histoire, y compris récente, montre combien sont fréquentes les entorses au droit de la guerre, qu’il s’agisse du jus ad bellum, des motifs considérés comme légitimes pour déclencher les hostilités, ou du jus in bello, de la conduite à adopter pendant le combat à l’égard de l’adversaire et notamment de l’attitude à tenir vis-à-vis des civils et des prisonniers de guerre.

Les armées occidentales qui sont tenues par leurs engagements internationaux respectent un code de conduite strict défini par le droit des conflits armés, comme, par exemple, la protection des civils, l’interdiction de certaines armes et la préservation des biens culturels. Mais il est arrivé que certaines d’entre elles s’en affranchissent ou délèguent les basses œuvres à des sociétés militaires privées. Quant à leurs adversaires, que ce soit en Syrie ou en Afghanistan, ils ne s’embarrassent pas en général de ce type de considérations et se préoccupent peu de la judiciarisation des interventions armées.

Les guerres asymétriques n’ont, de mon point de vue, rien de nouveau. Dans le langage commun, elles désignent aujourd’hui deux réalités distinctes : d’un côté, le rapport du faible au fort avec des protagonistes moins bien outillés, plus faibles sur le plan capacitaire, qui cherchent à porter le fer en s’appuyant sur les moyens dont ils disposent, à savoir généralement la radicalité, le fanatisme et la propagande ; de l’autre, les formes d’attaques indirectes, non cinétiques, qui se fondent sur la subversion politique, la manipulation de l’information et la pénétration des réseaux cyber et qui peuvent être menées par des acteurs non étatiques, mais aussi par des acteurs étatiques disposant par ailleurs d’armées puissantes.

Le développement du cyberespace, l’essor des réseaux sociaux et la diffusion des appareils connectés ont décuplé les possibilités d’action dans ces deux domaines : la révolution numérique donne des armes nouvelles, d’une sophistication inconnue et d’une force de frappe inégalée, aux acteurs qui souhaitent se servir de l’information et de l’infiltration pour affaiblir leur adversaire et conduire des actions en profondeur dans sa société. Il est impossible, de mon point de vue, de mettre fin à ces actions et d’empêcher leurs effets. C’est pourquoi plus que jamais il apparaît nécessaire de former la population à ces risques et de développer des capacités de cyberdéfense. 

 

* L’interviewée : Céline Marangé est chercheuse au sein de la division Recherche du Service historique de la Défense, membre du Centre de Recherche en Histoire des Slaves de l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne et consultante permanente du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS). Les opinions exprimées dans cette interview n’engagent qu’elle.

 

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