Le catalogue du pavillon français de la prochaine Mostra de Venise : d'une architecture augmentée de la compétence des habitants.

Le pavillon français de la Biennale d'architecture de Venise 2021, est mis en œuvre par l’Institut français, sous la double tutelle du ministère de l’Europe, des Affaires étrangères et du ministère de la Culture. Il hébergera, du 22 mai au 21 novembre 2021, dans le cadre de cette 17ème Mostra, l'exposition Les Communautés à l’œuvre, dont le catalogue bilingue comprenant de nombreuses illustrations très significatives, a été écrit et dirigé par Christophe Hutin.
 
L’organisation du pavillon a été confiée, en effet, à cet architecte et enseignant-chercheur titulaire à l’École nationale supérieure d’architecture de Bordeaux. Il est spécialisé dans l’architecture durable, s’intéresse à l’économie de la construction, et a réalisé de nombreux projets dans le domaine du logement et des équipements publics culturels.

Christophe Hutin a réuni les textes de neuf auteurs (architectes, ingénieurs, anthropologues, membres d’associations et artistes), tous passionnés de réflexions portant sur les architectures envisagées du point de vue des personnes qui y vivent. Ils vont même plus loin : ils sont passionnés de l’architecture du quotidien, celle qui décentre le regard des architectes professionnels, reconstitue des situations vécues et méprisées par beaucoup. Ils écoutent les personnes vivant sur les lieux et partagent les événements locaux.

On sait bien que la façon dont les espaces sont habités échappe aux commanditaires, comme aux architectes (ce fut le cas de Le Corbusier à Chandigarh et à Pessac). Les espaces sont presque toujours augmentés dès lors que le logement est gouverné par ceux qui y vivent. Ils nous font comprendre que l’architecture a des dimensions anthropologiques, psychologiques, sociologiques et performatives.

Les auteurs s’appuient sur de nombreuses références théoriques, parmi lesquelles Tim Ingold, tel que présenté par Daniel Estevez, en insistant sur l’idée selon laquelle la construction n’est pas un processus linéaire d’activités rationnelles convergeant vers un but fixe. Les activités humaines sont constituées de combinaisons temporaires de processus qui se croisent. On se souvient peut-être de l’analyse par Ingold de la fabrication des briques de terre : cela ne peut se produire qu’au sein d’un champ de forces hétérogènes avec lesquelles les individus doivent composer. L’acte de fabrication correspond alors à un assemblage, à un agencement de processus divergents.

Pour compléter, on peut aussi inscrire ce catalogue dans une longue tradition à laquelle un architecte égyptien comme Hassan Fathi (1900-1989) n’est pas étranger, comme par ailleurs l’architecture des maisons Castor après-guerre, etc. Les lecteurs pourront glaner de nombreux autres noms (Bruno Latour, Michel Serres, Jacques Rancière, Saskia Sassen, Bernard Stiegler, Gilles Clément, etc.) au fur et à mesure de l’exploration de ce catalogue.

Approche de la complexité

Le trait commun des perspectives exposées est l’idée de la complexité du monde : multiplicité, diversité mais aussi dissensus. Comment l'agencement de ces rapports peut-il ouvrir une voie hétérodoxe en architecture ?

Si l’on renonce désormais à sommer les expériences en cours, dans tous les domaines, et ici dans celui de l’architecture, c’est aussi que ces expériences, passionnantes, ne peuvent être transmuées en modèles pour toutes les occasions. Tant mieux. Parlera-t-on pour autant « d’architectures de l’errance » ? C’est à préciser. D’autant que le projet défendu demeure le « vivre ensemble ». Ce qui ne signifie pas non plus vivre dans l’uniformité.

Une certitude : l’architecte ne se place plus en surplomb, se contentant de produire des images statiques d’édifices à livrer clef en mains. Il doit penser une complexité mouvante échappant aux outils statiques.

Pour Christophe Hutin, assumer l’improvisation que requiert ce genre d’expérience (qui rapproche l'architecture de la musique), n'empêche pas de rester soucieux de planification. Il s’agit de transgresser cette dernière lorsqu’elle est établie selon les normes habituelles. C’est une question de dynamique et d’intégration des usages dans le processus en cours. Il faut engager dans ce processus le concept de « pratique habitante », ce qui signifie que l’on doit penser l’architecture en rapport avec les performances humaines et sociales qui l’activent.

En architecture, il est donc temps de répondre à la dynamique des usages plus qu’à l’élaboration de la belle forme. L’architecte, en somme, doit proposer des commencements, mais ne jamais finir les choses. Il doit engager des projets en considérant qu’ils indiquent seulement un moment dans une durée beaucoup plus longue.

La compétence habitante

Reconnaître et donner toute sa part à l’improvisation, dans la production d’espaces relationnels, tel est le propos de ce catalogue.

S’agissant de chantiers collectifs, leur rôle est de contribuer à constituer de nouvelles situations conventionnelles, enveloppant des situations d’apprentissage, de formation professionnelles, d’éducation non formelle, et des événements festifs. D’une manière ou d’une autre, ces expériences reposent sur la négociation locale, et la confiance dans les compétences des uns et des autres, les intervenants étant intégrés par leur faire, dans une visée de conception non formelle. L’objet construit, en effet, doit demeurer au service de ce qu’il abrite, et à celui de la compétence des habitants. De tels objets d’architecture restent vivants à ce titre. Ils se transforment aussi au fur et à mesure, et dans la mesure de la modification des usages. Pour reprendre un mot à la mode, l’architecture devient un work in progress.

À cela s’ajoute la possibilité de transformer l’environnement en un milieu stimulant, d’autant plus que le souci écologique gouverne le chantier, ainsi que les entours voués à la permaculture.

Des logiques incrémentielles

Les réalisations et projets se plient, en conséquence, à la règle de faire préexister une base construite, à partir de laquelle envisager des transformations, par exemple un immeuble, un terrain avec maison abandonnée, des extensions sur immeubles, etc. Dès lors, les projets sont bien marqués au sceau d’une logique incrémentielle imposant au projet originel des phases d’appropriation.

Seront exposés dans le pavillon français l’ensemble Beutre à Mérignac, Southwest à Detroit, Sky à Soweto, Sans souci à Soweto (exactement à Kliptown, un cinéma abandonné, lieu d’où Mandela a organisé la résistance durant l’apartheid), Grand parc à Bordeaux, KTT à Hanoï, El elefante blanco à Buenos Aires (un squelette inhabité et approprié par des habitants chassés des quartiers informels), Florence House à Johannesburg (ancienne maternité désaffectée et occupée illégalement par des centaines de familles).

À Hanoï, il s’agit d’une juxtaposition d’interventions personnelles visant la mise en place d’extensions en saillie des façades des immeubles, en un mot d’augmenter le volume habitable. À Beutre, il est question d’extensions des logements, par insuffisance des structures originelles et relégation par le bailleur social d’une cité de transit ; l’objectif est aussi de cesser de tirer le logement social vers le minimum.

À Southwest, Détroit, l’entreprise était contrainte par une durée courte et des moyens limités, sur un espace abandonné. Elle a eu lieu avec des étudiants d’un work shop (il y en a eu un autre sur le chantier de l’orphelinat Sky, Soweto, Afrique du Sud), dont il a fallu bouleverser le travail. D’emblée se posait le problème de savoir comment impliquer la communauté hétérogène et problématique (situations irrégulières) autour de ce projet et en quoi la réalité du lieu défini (un ancien club des vétérans de la guerre du Vietnam) rendait la parcelle accessible aux habitants, imposait des réunions publiques avec eux, chacun énonçant ses désirs, mais racontant aussi les épisodes de sa vie, desquels des objectifs pouvaient être dégagés, sans tomber dans des projets lourds. Une partie du travail préparatoire a même consisté à apprendre à envisager ce qui se trouve sur le lieu non comme un inconvénient mais comme une ressource, permettant ensuite de changer le statut de la situation, et par exemple de transformer une flaque d’eau impropre en un bassin écologique ou des palettes abandonnées en un amphithéâtre pour des réunions publiques.

À côté de ces récits s’ajoutent des relations plus spécifiques (Osaka – Japon ; Berlin - Allemagne ; Bègle – France), et des considérations plus théoriques, par exemple, autour des travaux de Frei Otto (1987-88) en Allemagne.

Frei Otto offrait à de futurs habitants une ossature vide (lotissement vertical par superposition de plateaux libres) à meubler avec des niveaux différents, destinée à l’installation de maisons individuelles à l’intérieur des plateaux. L’architecte pose l’opération puis se retire, laissant aux habitants quatre règles : l’emploi de techniques et de matériaux légers, le recours à l’énergie solaire, la conservation des arbres existants, l’expérimentation autour de l’utilisation privée de l’espace vert public. La réalisation s’opère au cas par cas, sans reproductibilité mécanique possible. Certes, le contexte vouait de nombreux citoyens et citoyennes à l’expérimentation. Pour autant, si la réalisation a réussi, elle a des limites : le projet n’a pas évolué dans le temps selon les attentes. Aucune maison n’a été remplacée, réduite ou augmentée depuis la fin du chantier.

Rendre l’architecture aux habitants

Voilà donc de nouveaux principes d’architecture : prendre en mains le patrimoine immobilier social et laisser se déployer les dynamiques inventées par les habitants.

Mais que faire du modernisme technologique qui appréhende la question du logement et de l’habitat sous un angle essentiellement fonctionnaliste (où chaque pièce a une fonction) ? Aujourd’hui les attentes des habitants sont différentes, elles vont au-delà des aspects fonctionnels, en cherchant des places à prendre et à déplacet les limites de l’habiter.

« Aujourd’hui, les communautés réinventent leurs significations, leurs pratiques, et c’est le plus souvent par l’action construite collectivement en des lieux précis que s’ouvre ce nouvel horizon » (Jacques Rancière). Il est donc possible d’identifier ces phénomènes comme des « résistances éclairées », définissant une manière d’habiter pleinement et intensément son espace et son territoire. Les auteurs évoquent simultanément les ZAD, les Gilets jaunes, les squats et les campements de réfugiés. Ils proposent de ramener à la surface les zones critiques de nos territoires et d’en faire les vraies sources de la ville à venir.  

Dans une telle démarche, l'architecte modifie en profondeur le rapport à l’environnement. Ce qui donne, comme le précise Marion Howa, une architecture augmentée : elle est transformée de manière significative pour habiter avec davantage de facilité et de plaisir. Or, l’augmentation de l’espace utile s’opère à partir des capacités intrinsèques des architectures. Nous assistons ainsi à un double jeu : croissance de la puissance du système architectural et décroissance de son système techno-normatif.

Cet ouvrage rapporte l’invention d’une nouvelle manière d’intervenir dans le monde qui nous entoure. Elle consiste à adopter une démarche de conception antiextractiviste. Faire de l’architecture, alors, revient à renverser les regards et travailler sans déposséder les sujets, à organiser des situations de projets, et à se nourrir d’une pensée de l’architecture qui refuse de détruire par principe.