La grammaire du français est-elle intrinsèquement sexiste ? Des éléments de réponse socio-historique à l’heure des débats sur l'usage de l’écriture inclusive.

« Sceptique, c’est-à-dire contre ». C’est ce qu’a écrit Laélia Véron dans un courrier au Monde diplomatique, qui signalait le livre dirigé par Danièle Manesse et Gilles Siouffi, Le féminin et le masculin dans la langue. L’écriture inclusive en questions. Selon Laélia Véron, le fait que le livre soit écrit par des non spécialistes du sujet suffirait à le disqualifier. Cette critique ne laisse pas d’étonner : les huit contributeurs ne sont-ils pas linguistes ?

Parmi eux, on compte quatre professeurs émérites, dont André Chervel, spécialiste de l’histoire de la grammaire française et de son enseignement, Bernard Colombat, spécialiste des rapports entre le latin et le moyen français, Danièle Manesse, spécialiste de l’orthographe et de son rapport pédagogique, et Gilles Siouffi, spécialiste des normes linguistiques. Ces chercheurs-là auraient-ils pris la peine d’écrire leur livre sans avoir rien à dire de scientifique sur l’écriture inclusive ? La réponse est évidente, sauf à considérer que la recherche sur l’écriture inclusive ne relève pas de ces domaines mais d’une discipline scientifique distincte. Non moins évidente est la réduction d’un travail critique à une prise de position politique : développer un point de vue « sceptique » quant à certains usages scripturaux promus par l’écriture inclusive, est-ce se prononcer « contre » l’écriture inclusive   ?

Sans doute inévitables, de telles polémiques soulèvent pourtant des enjeux d’importance : sur quoi est fondée la légitimité scientifique des « spécialistes » intervenant dans l’arène médiatique ou éditoriale ? En quoi l’instrumentalisation des connaissances sur la langue engage-t-elle une définition de la division du travail scientifique ?

Le livre dirigé par D. Manesse et G. Siouffi avait précisément pour ambition de mettre à distance la politisation de l’écriture inclusive, en déplaçant le regard porté sur elle, au-delà des justifications politiques : qui prescrit l’écriture inclusive et sur quelles pratiques débouche-t-elle ?

 

Qu’inclut donc l’écriture inclusive ?

Qu’apprend-on dans ce livre ? Que, au vu de ses présupposés et de sa stratégie, la promotion d’une écriture inclusive visant à réformer la langue est un échec annoncé d’avance. Bien sûr, il faut se réjouir des débats sur la place des femmes dans la langue auxquels elle a donné lieu et qui ont permis de sensibiliser à la féminisation des noms de métier   et à l’élargissement du lexique. En insistant sur le fait que la langue est un fait social et non un monde à part, éthéré, un trésor à préserver, la critique sociale du langage (qui a une longue histoire) a permis, sous sa forme féministe, de mettre à l’agenda politique la question de la représentation linguistique du genre féminin. Mais dans le même mouvement, les « bonnes pratiques » d’écriture qui se voient prescrites sont parfois problématiques malgré leurs bonnes intentions   . Pourquoi ?

D’abord pour des raisons qui touchent à la maîtrise de certaines pratiques préconisées par l’écriture inclusive. En effet, elle tend à complexifier l’interface entre oralité et écriture. Les auteurs dressent ainsi la liste des difficultés qu’elle soulève : accroissement du nombre de signes non prononcés (lettres, syllabes, signes, par exemple)   ; signes détournées de leur fonction habituelle (majuscule, point, parenthèse)   ; création de mots créés pour l’écrit et rarement prononcés (illes ou els, celleux ou ceulles…)   ; ajout de règles orthographiques métadiscursives qui exigent de « différencier animés, humains ou non humains » pour l’application du point médian   ; et surtout, rupture généralisée de la linéarité de la lecture   car il faut, pour la lire à haute voix, suivre des règles implicites, sans mode d’emploi clair. Ces difficultés évoquent celles rencontrées à la lecture à haute voix d’une formule mathématique complexe, à multiples parenthèses et dénominateurs, qu’on ne saurait par quel bout prendre ; ou d’un texte qui serait remplit d’abréviations inhabituelles.

En effet, lorsque l’on sait que « plus d’un jeune français sur dix [âgés de 16 à 25 ans] sont [encore] en difficultés de lecture »     , comment défendre une telle complexification orthographique ? Non sans ironie, Danièle Manesse remarque que la difficile maîtrise de l’écriture inclusive semble trahie par l’inconstance de son application par ses promoteurs eux-mêmes   , qui l’utilisent souvent comme effet d’annonce en début de texte, pour s’en passer par la suite. Plus fondamentalement, elle souligne que l’usage de la langue est d’abord oral : c’est pour cette raison que les réformes de l’orthographe ont fréquemment eu pour objectif d’adapter l’écrit à la parole.

« Soyons franc·he·s : l'écriture inclusive peut poser des difficultés. Iel est probable que cela compliquera l'apprentissage des écolier·ière·s et des lycéen·ne·s. Iels auront peut-être plus de mal à comprendre la consigne écrite du·de la professeur·e ou de l'instituteur·trice. » On trouve cette fausse concession sous la plume de David Caviglioli, dans un texte satirique rendu particulièrement illisible par une trouvaille stylistique : dans un geste de surenchère « inclusive », l’auteur est allé jusqu’à transformer le « il » (réputé) impersonnel en « iel » (par exemple dans « iel est probable que… »). Ce qui est ainsi tourné en ridicule, c’est le présupposé le plus central de l’écriture inclusive, qui veut que la grammaire du français soit fondamentalement sexiste. Qu’en est-il ?

 

La grammatisation du français est-elle sexiste ?

La linguiste et défenseure de l’écriture inclusive Maria Candea en est intimement convaincue : « l’idéologie sexiste des grammairiens du XVIIe siècle, […] le masculin était tout simplement supérieur au féminin en tous contextes, par analogie avec la supériorité des hommes sur les femmes »   . Maria Candea est une spécialiste de sociophonétique   . Ses propos, argumentés, manquent toutefois de nuances comparés aux textes réunis dans Le masculin et le féminin dans la langue et écrits par Bernard Colombat et André Chervel, tous deux historiens de la langue française et de sa grammatisation. Pour eux, la critique féministe contemporaine tendrait à simplifier des processus de longue durée et en partie autonomes en projetant sur eux des intentions sexistes. Seule l’étude de la grammatisation du français permettrait de rendre compte de l’asymétrie des genres masculin et féminin dans la langue.

Grammatisation ? Le mot est barbare. Il désigne, après Sylvain Auroux, « le processus par lequel une langue se trouve "outillée", notamment à l’aide de grammaires et de dictionnaires » et qui met en lumière l’action de standardisation et de stabilisation de ces outils sur la langue   . Or, ce processus tend à s’autonomiser à partir de la fin du XVIe siècle, comme l’ont montré également d’autres auteurs   . Bernard Colombat, quant à lui, souligne que s’est fait « sentir » la nécessité de codifier certaines figures de construction jugées instables, qu’il appelle la « syllepse » (« mise en commun d’un élément avec plusieurs autres si bien qu’il en résulte une distorsion », p. 71) : « Les grammairiens ont senti progressivement une hiérarchie dans les accidents et établi une priorité dans ce qu’ils appellent la "dignité" (dignitas). Ainsi, pour le nombre, le pluriel sera jugé plus digne que le singulier ; pour la personne, la première personne plus digne que la deuxième, elle-même plus digne que la troisième ; pour le genre, le masculin plus digne que le féminin, lui-même plus digne que le neutre. »   A maintes reprises d’ailleurs, Bernard Colombat et André Chervel montrent que la construction systématique d’un parallélisme entre l’accord de genre avec celui de nombre a été déterminante pour l’élaboration d’une telle « hiérarchie des accidents ».

Ces règles grammaticales, dans un premier temps énoncées aux seuls lettrés (non sans quelques balbutiements), se sont progressivement imposées à la population, notamment par le développement de la scolarisation ; mais elles ont toujours coexisté avec d’autres règles, moins fréquemment appliquées et parfois contradictoires, comme l’accord de proximité (ou « de voisinage ») qui privilégie « l’euphonie » et permet de « fixer l’attention » sur un des deux substantifs   . Actuellement, l’appel au retour en grâce de l’accord de voisinage par les défenseurs de l’écriture inclusive révèle que cette règle était en fait devenue largement obsolète, bien qu’enseignée encore tardivement, comme le montre André Chervel   , contrairement à ce qu’a pu prétendre Éliane Viennot   . La tendance historique de long terme serait donc à la simplification des règles d’accord, ne causant elle-même qu’indirectement la prépondérance du genre grammatical masculin. Les auteurs semblent ainsi suggérer que, passant du statut de production savante à celui de manuels d’enseignement destiné au plus grand nombre, la grammaire aurait profondément changé de fonction en changeant d’échelle. Les figures de l’ambiguïté syntaxique deviennent distinctives ou désuètes et disparaissent progressivement de l’enseignement. Ce qui se transmet oralement, ce sont des formules qui « marchent » même si elles sont « fausses » pour les grammairiens savants (et donc non écrites dans les manuels, comme le montre André Chervel), telles que « le masculin l’emporte ».

Face à la domination masculine, grammaticale comme sociale, l’écriture inclusive imagine restaurer une symétrie perdue entre les genres. Mais loin de reposer sur une parité imparfaite qu’on pourrait corriger, André Chervel insiste sur la profonde asymétrie entre les genres inscrite dans la langue française, « et cette constatation est d’une telle généralité que les règles d’accord de l’adjectif [sur lesquelles se focalisent les débat de l’écriture inclusive] ne compte en réalité que pour peu de choses »   . Et le linguiste de lister les constructions issues du masculin : les formes verbales actives qui font appel au participe (« j’ai fait ») ; l’infinitif du verbe (« conduire trop vite est dangereux ») ; les adjectifs substantivés (« le froid et le chaud ») ; et tous les autres mots substantivés (« le pour et le contre », « le qu’en-dire-t-on ») ; ou le pronom impersonnel « il » (« il pleut »). Seule la construction des adverbes en -ment s’appuie sur la forme féminine des adjectifs (« sérieusement »). Au passage, André Chervel contredit certaines fausses idées d’Éliane Viennot sur le participe présent ou certains pronoms qu’on aurait masculinisés, car leur genre peut aussi bien être expliqué par des raisons proprement linguistiques, qui touchent le parallélisme du genre et du nombre   .

Pour André Chervel, l’asymétrie des genres grammaticaux a donc bien contribué à fixer les règles d’accord qui les hiérarchisent. Mais, alerte-t-il, l’ambiguïté du mot « masculin » est piégeuse : désignant à la fois un genre grammatical et une construction sociale, les rapports que le « masculin » entretient avec le « féminin », dans la langue ou dans la société, sont incomparables. André Chervel va plus loin : « l’éventuel sexisme de la langue française reposerait donc sur un terme ambigu, et donc équivoque, le mot "masculin" »   . La phrase aura pris le risque d’être lue comme une dénégation de sexisme linguistique : en insistant sur l’autonomie des mécanismes de transformation linguistique, qui semblait sous-estimée par les défenseurs de l’écriture inclusive, peut-être écarte-t-on trop vite l’histoire sociale de la grammatisation et avec elle les biais sexistes des grammairiens. C’est que l’articulation de ces deux domaines n’est certes pas une mince affaire et requiert des travaux interdisciplinaires de longue haleine dont l’urgence politique tend à presser la marche et raccourcir les exigences.

 

L’autonomie linguistique en questions

Mais s’il est faux d’affirmer que la langue française serait devenue intentionnellement sexiste, peut-être l’est-elle dans ses usages et ses effets. L’angle mort du livre réside probablement dans l’absence de réflexion d’ordre psycholinguistique, pourtant soulignée par les défenseurs de l’écriture inclusive. Certes, Danièle Manesse remarque en début d’ouvrage que « l’ordre de la langue n’est pas celui du monde »   et donc que les genres grammaticaux ne correspondent pas aux sexes du monde sensible. « Ce n’est pas l’individu qui est dans la langue, c’est ce qu’on en dit. » Et en effet, une taie d’oreiller n’est pas plus de sexe féminin que l’oreiller masculin. Mais les auteurs ne rappellent pas, en revanche, que la déconnexion du genre grammatical avec l’identité de genre de l’objet représentée cesse largement d’être arbitraire lorsqu’il s’agit d’êtres humains : malgré quelques cas invariables en genre (une sentinelle, un mannequin, une vedette, une victime, une personne, un génie, une idole…), l’usage semble signaler une préférence pour la correspondance entre le genre du signifiant social et celui du signifié linguistique   . Au point que, dans le cas contraire, lorsqu’elle n’est pas « désagréable à l’oreille », l’absence de correspondance peut produire des effets de sens poétiques, comme dans la belle formule de Jean Genet que cite Danièle Manesse : « les folles amours de la sentinelle et du mannequin ».

Concernant les effets de l’usage du générique masculin en français, le psychologue Markus Brauer, dans une étude souvent citée   , a montré que « le générique masculin, qui n’est finalement qu’un moyen arbitraire d’éviter les répétitions trop lourdes [...] semble bien avoir un impact sur les pensées. Il ne suffit donc pas d’invoquer l’absence d’ambiguïté de la règle grammaticale du générique masculin et d’insister sur le fait que le masculin est le genre non marqué. Il ne suffit pas non plus d’affirmer que le masculin ne conquiert pas l’autre sexe, mais efface le sien. » Cependant, « les études rapportées dans cet article ne nous renseignent pas sur les processus cognitifs sous-jacents », ni sur l’invisibilisation causée par les règles d’accord.

D’un côté, donc, la langue française code arbitrairement le genre et marque peu la différence entre humains et non humains ; de l’autre, ses locuteurs développent des attentes de correspondance entre le genre grammatical et le genre social, conduisant indirectement à marquer davantage la différence entre humains et non humains. A ces contradictions, l’écriture inclusive est-elle l’unique et meilleur remède ? Probablement pas. Soutenir cette thèse et pire : l’écrire, est-ce trahir, comme l’écrit Maria Candea, une « peur d’émasculation » ? Laissons au lecteur juger cette hypothèse pour le moins simpliste. En attendant, les dissonances des règles grammaticales avec les attentes sociales ouvrent un boulevard aux prescripteurs de normes linguistiques et aux sur-significations qu’ils prêtent à la langue. Enseignants de lettres ou militants lettrés, les intellectuels défenseurs de l’écriture inclusive sont portés à sur-investir la langue comme enjeu de luttes, c’est-à-dire à s’aveugler sur les conditions de maîtrise de l’écriture inclusive. Une lutte sans doute portée sur le devant de la scène académique avec d’autant plus d’urgence qu’est violente la précarisation des corps étudiants et enseignants (et que se poursuit leur féminisation : entre 1992 et 2018, on passe de 35 à 44 % de femmes maîtresses de conférences et de 12 à 25 % de femmes professeures des universités).

En un mot, il n’y a aucune raison de penser que les enjeux sociaux du genre (comme identité sociale) et que les enjeux linguistiques du genre (comme catégorie grammaticale) soient les mêmes. A n’en pas douter, on gagnerait en clarté à distinguer ces deux « genres », homonymes fondés sur l’équivalence fallacieuse et intellectualiste du langage avec le monde (social). Aucune cause politique ne justifie d’introduire une telle confusion dans un débat si important – confusion qui témoigne surtout de l’absence de réelles recherches interdisciplinaires   .

Résumons. Contre l’idée selon laquelle la grammatisation du français serait intrinsèquement sexiste, il importe d’analyser les conditions sociales ayant présidé à son autonomisation et la fonction sociale remplie par la simplification des règles d’accord. Contre le féminisme appliqué à la linguistique, ou à la science en général, « il vaut sans doute mieux, note Marc Joly, se tenir à distance de tous les "ismes" et éviter de faire dépendre le progrès des sciences du progrès des causes morales et politiques. » Contre l’ambition universaliste des défenseurs de l’écriture inclusive, « nous pouvons fort bien nous satisfaire, note Gilles Siouffi, de voir demeurer [ces formes expérimentales d’écriture] dans un espace relativement restreint ». On peut douter que les prescripteurs d’écriture inclusive se contentent de la place marginale à laquelle cette pratique, en l’état, semble pourtant les vouer. Mais tant que le débat sur la féminisation de la langue sera porté, dans l’espace médiatique, par une avant-garde qui discrédite d’avance toute résistance comme autant de pulsions réactionnaires, alors que l’écriture inclusive pose de vraies questions d’usages et d’apprentissage de l’écrit, la vraie réaction, à n’en pas douter, a de beaux jours devant elle.