Pour dépasser la crise généralisée du système capitaliste, Frédéric Lordon s’inspire des propositions de Bernard Friot sans pour autant répondre à toutes les questions posées par ces dernières.

Dans Figures du communisme, Frédéric Lordon déroule son propos en trois parties. Il explique dans la première que le capitalisme mène au désastre et qu’il faut donc être conséquent et en sortir, comme l’a bien résumé un précédent compte rendu paru sur Nonfiction.

La seconde, sur laquelle nous nous concentrerons ici, s’ouvre alors logiquement sur la question : « mais de quoi et par où ? » Les solutions communalistes, locales et autonomes n’y suffiront pas, explique Frédéric Lordon. Car si l’on veut continuer d’avoir accès à des biens et services complexes, on ne pourra pas se passer de la division du travail.

Il faut alors pouvoir se projeter au niveau macrosocial et expliquer comment la reproduction matérielle collective s’organise sous d’autres rapports sociaux que ceux de la valeur d’échange et son illimitation   .

 

La solution de Bernard Friot ou la « garantie économique générale »…

Frédéric Lordon estime que la proposition de Bernard Friot pourrait parfaitement y répondre, moyennant quelques clarifications. Cette proposition, exposée à nouveau récemment par Friot dans Un désir de communisme (Textuel, 2020), associe le « salaire à vie » (que Lordon préfère appeler « garantie économique générale » pour écarter toute référence au salaire) à la qualification    et le conventionnement étagé de l’offre de biens et de services. Ce conventionnement concernerait en particulier l’alimentation, les transports de proximité, l’énergie ou le logement. 

La construction de Friot repose sur la cotisation générale. « L’intégralité de la valeur ajoutée des entreprises est apportée en ressource cotisée à un système de caisses qui va en effectuer la redistribution. »   . En premier lieu sous forme de « salaire », dont une partie ne pourra alors « être utilisée qu’auprès d’un certain nombre de producteurs agréés [] dûment conventionnés par décision citoyenne [aux niveaux territoriaux qui leur correspondent] pour leur respect d’un certain nombre de normes. »   . En second lieu, pour financer les services publics. Et enfin, pour financer les investissements sous forme de subventions (non recouvrables, sachant que la valeur ajoutée produite sera au final prélevée en totalité), en lieu et place de la dette, ce qui permet de rompre définitivement avec la finance comprise ici « comme système de l’avance en attente de retour »   . Ce qui permet d’abolir le financement sous logique de rentabilité capitaliste pour le remplacer par le subventionnement sous principe de délibération politique, là encore aux différents niveaux pertinents   .

Là où Friot envisage, nous dit Lordon, que son installation puisse se faire par une reprise de la croissance du taux de cotisation sociale, similaire à la progression qu’il avait pu connaître entre 1945 et 1975, ce qui supposerait que le capitalisme le tolère a minima, il faut plutôt imaginer une transition radicale. L’espace intermédiaire du compromis négocié qui était le lieu de la social-démocratie et de ses institutions n’existe plus et il conviendrait d’en tirer toutes les conséquences, explique plus loin Lordon.

 

… et ses conséquences

Trois ou quatre questions à propos de cette construction font dans le livre l’objet de développements particuliers, qui illustrent alors quelques-unes des conséquences qu’elle emporterait, qui laissent entrevoir les nombreuses questions à se poser la concernant. 

Comme on ne peut pas faire l’hypothèse que toutes les places de la division du travail à pourvoir trouveront preneurs, il faudra, d’une part, geler, au moins temporairement, les assignations présentes aux segments indispensables de la production et, sans doute d’autre part, prévoir une rotation sur les tâches ingrates qui elles ne requièrent pas de compétences particulières   . Ensuite, mais Lordon n’en dit rien, sans doute faut-il imaginer que ces assignations se réalisent dans le cadre d’une planification et de dispositifs qu’il conviendrait de définir, qui devraient eux-mêmes être compatibles avec les nécessités de l’organisation du travail en termes d’appariement entre un salarié et son poste et du minimum de discipline au travail requis, etc.

L’initiative privée continuera d’exister, nous dit Lordon. Son mode de validation sociale changera toutefois radicalement. La délibération politique remplacera en effet la validation par l’échange monétaire sur le marché. « Des collectifs [et sans doute des individus] continueront de proposer à la validation sociale des projets issus de leur seul désir, hors les cadres prescriptifs de la planification, sous réserve évidemment que cette production se fasse sans contredire les orientations politiquement établies par le système des caisses économiques et conformément aux dispositions du droit telles qu’elles codifieront les nouveaux rapports de production (propriété collective d’usage, souveraineté collective des producteurs). »   . On comprend qu’il pourra y être mis fin de la même façon.

Il est dommage que Lordon ne s’attache pas ici à montrer comment une proposition répondant à ces conditions pourrait alors se concrétiser dans le cadre d’une création d’entreprise et aux différentes phases de son expansion.

Le marché serait conservé, dans cette construction, mais uniquement comme lieu d’échange des productions. Mais comment les prix y seront-ils fixés ? Là encore, il est dommage que Lordon n’aborde pas la question. Friot, lui, explique, dans Un désir de communisme, que la solution puisse être donnée par l’application d’un taux constant à la valeur des consommations intermédiaires, quitte à faire ensuite des économies sur ces dernières si l’entreprise ne parvient pas à écouler sa production à ce prix. Mais quid de la prise en compte dans ces conditions de la structure des qualifications, qui pourra être différente, et/ou de l’importance plus ou moins grande des équipements mobilisés ? 

Enfin, conséquence de la fermeture de la finance, les dettes seront annulées ainsi qu’une partie de l’épargne des particuliers, sous une condition de plafond. Cette épargne résiduelle sera alors réservée à l’achat de biens durables, sans pouvoir être prêtée dans l’intervalle à d’autres agents, et son utilisation sera contingentée. 

Lordon ne s’y étend pas ici. Pour Friot l’annulation des dettes des entreprises est, avec l’annulation des dividendes, ce qui permet de prélever l’intégralité de leur  valeur ajoutée pour la redistribuer par le système de caisses. Mais les entreprises sont à un moment donné dans des situations très différentes en termes d’endettement, par exemple parce qu’elles viennent d’investir dans de nouveaux équipements, et les alléger de leurs dettes aurait alors toutes les chances de créer de fortes distorsions de concurrence.

Friot explique qu’il n’est pas un réformateur social, mais simplement un historien de la Sécurité sociale, et qu’on ne peut pas lui demander d’avoir réponses à toutes ces questions. Encore faudrait-il s’assurer qu’elles en aient !

 

La troisième partie s’intéresse aux conditions qui permettraient de rallier une majorité aux solutions préconisées ci-dessus. Lordon, à nouveau bien dans son élément cette fois, dépeint l’état de crise organique dans lequel nous nous trouvons, où les institutions politiques échouent à résoudre les tensions sociales croissantes et s’interroge sur la formation d’un nouveau bloc hégémonique.

Il traite pour finir de la convergence des luttes, pour expliquer que la question centrale reste, selon lui, celle de l’exploitation capitaliste, tout en posant, de manière assez convaincante là aussi, que la hiérarchie structurant ces rapports de domination ne détermine aucune hiérarchie de qualité des luttes qui correspondent à ces rapports, avant de publier dans le dernier chapitre une longue lettre d’un premier lecteur du livre et contradicteur, qui permet du coup de donner une assez bonne image des positions et des arguments qui peuvent exister à ce propos.