A travers le portrait de l'un des artisans méconnus de certains des accords internationaux en matière d'environnement, Claire Weill peint la fresque du mouvement écologique mondial.

La galerie de portraits des hommes et des femmes célèbres qui se sont illustrés dans la lutte pour la protection de l’environnement au cours du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle compte une demi-douzaine de personnages, dont certains continuent de jouir d’une grande notoriété publique : les auteurs du club de Rome, Dana et Denis Meadow ; Rachel Carson, auteure en 1962 de Silent Spring ; Gro Harlem Brundtland, associée au rapport qu’elle a présidé ; les fondateurs de Greenpeace, Irving et Dorothy Stowe ; Vandana Shiva, la militante indienne ; Arne Naess, le fondateur de l’écologie profonde ; Greta Thurnberg, la jeune Suédoise qui a déclenché un mouvement mondial de grève de l’école pour le climat, et quelques autres encore. Mais il est des figures moins connues, des personnages de l’ombre, qui ont œuvré en silence dans les coulisses de la politique internationale, et qui ont eu un impact tout aussi important que ceux-là. Konrad von Moltke (1941-2005) est de ces hommes dont l’on parle peu et auxquels l’histoire demeure pourtant immensément redevable.

Le projet du beau livre que Claire Weill vient de lui consacrer est, comme l’indique malicieusement le titre, de raconter la grande histoire des politiques et des mouvements de mobilisation en faveur de la nature au cours des cinquante dernières décennies par le truchement de la petite histoire de l’un de ses principaux artisans. Autour du récit d’une vie, minutieusement reconstituée, se donne ainsi à ressentir « le souffle des idées qui ont façonné la genèse du mouvement environnemental », comme l’écrit excellement Laurence Tubiana dans la Préface du livre, à la faveur d’« un aller-retour permanent entre la vie d’un personnage secret et pourtant omniprésent, et des plans larges expliquant les mouvements personnels, les bifurcations et les choix des acteurs ». Mais l’objet du livre est également de défendre l’idée que la cause environnementale a besoin de personnages de l’envergure de Konrad von Moltke, qui a su naviguer entre l’univers des idées et celui de la politique, en se souciant de faire pénétrer celles-ci dans celui-là, non seulement pour leur donner les structures organisationnelles qui peuvent leur permettre de les faire vivre, mais encore – tout simplement – pour les faire reconnaître, en contraignant les politiques à en tenir compte. Si le mouvement environnemental n’aurait pas pu se bâtir sans les scientifiques, les philosophes, les activistes, etc., il faut également tenir compte des hommes d’institution qui, tels Konrad von Moltke, ont dépensé leurs efforts sans compter pour coordonner les acteurs et fixer le cadre de l’action collective.    

Du Principe de précaution à la bataille de l’ozone

Environnementaliste de la première heure, Konrad von Moltke est né en 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale, à Kreisau, petite village situé en Basse-Silésie. Ce spécialiste d’histoire médiévale, qui a soutenu sa thèse en 1967 à Göttingen, devient, dès 1976, directeur d’un institut créé par la Fondation européenne de la culture afin de promouvoir les politiques environnementales européennes, l’IPEE (l’Institut pour une Politique Européenne de l’Environnement). Significativement, sa carrière dans ce domaine naît donc directement au sein des institutions culturelles européennes, au moment même où les questions environnementales commencent à prendre une dimension internationale. Le champ d’action de l’IPEE est organisé autour de cinq questions : les droits de l’homme et de l’environnement ; la pollution transfrontalière ; la régionalisation et la protection de l’environnement ; l’environnement et la société rurale ; et la protection de l’environnement marin. L’objectif n’est pas de produire des recherches originales sur tous ces thèmes mais de mobiliser les expertises pour les mettre au service de l’action publique. L’IPEE fut l’un premiers instituts à défendre l’idée que l’inclusion des coûts des dommages faits à l’environnement dans les politiques publiques – sous la forme bien connue et appelée à une vaste postérité du principe pollueur-payeur – pouvait constituer un instrument puissant en matière de politique environnementale.

Mais c’est quelques-années après avoir renoncé à la direction de l’IPEE que le nom de Konrad von Moltke va être associé durablement à l’histoire du droit et des politiques environnementales européennes, à l’occasion de l’entrée en 1987 du principe de précaution dans le Traité de l’Union Européenne, dont la formulation lui doit beaucoup. Il est à peine nécessaire de souligner la portée d’un tel principe, qui demeure l’un des plus fondamentaux des politiques internationales en matière d’environnement. En 1992, le principe sera inscrit dans la déclaration du Sommet de la Terre à Rio, dans le traité de Maastricht et la Convention pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est. Il sera encore au cœur de la refonte de la législation européenne sur le contrôle des substances chimiques au début des années 2000. Le Vorsorgeprinzip fait l’objet d’une élucidation très détaillée par Konrad von Moltke dans un rapport rédigé pour le compte de l’Institut, dont Claire Weill cite de larges extraits assez fascinants.

Toutefois, au-delà de ces succès ponctuels et de l’étonnante clairvoyance dont il a pu faire preuve sur un grand nombre de questions (celle de ce que nous appelons aujourd’hui l’acceptabilité des risques technologiques et celle de la démocratie environnementale), c’est surtout le type d’approche des problématiques environnementales préconisé par Konrad von Moltke qui lui aura permis de trouver audience auprès du politique. Le principe de précaution appliqué à l’international, notait-il, nécessite d’harmoniser la définition des risques, ce qui suppose de comprendre le contexte dans lequel se forgent les positions des différents pays sur ce qui constitue ou non un risque, mais aussi de trouver des réponses pratiques. De là l’insistance de Konrad von Moltke auprès de ses collaborateurs de bien saisir l’importance des différences culturelles pour poser correctement les problèmes environnementaux. « Explorer comment un autre pays aborde les problèmes auxquels on est confronté chez soi vous ouvre à des solutions inattendues », déclarait-il – conseils que cet « homme transatlantique », comme l’appelle Claire Weill, pouvait lui-même réellement mettre en pratique puisqu’il avait un pied aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord, parlait plusieurs langues, et était parvenu à développer un réseau d’une grande densité dans de nombreux pays, aussi bien dans les administrations gouvernementales que dans les think tanks et les ONG.   

C’est à l’appui d’un tel réseau et de sa connaissance parfaite du fonctionnement des institutions que Konrad von Moltke va pouvoir lancer ses forces et celles de ses collaborateurs dans la bataille de l’ozone qui débute à la fin des années 1970 pour stopper la production mondiale de CFC utilisés comme agents propulseurs dans les aérosols, comme réfrigérants et dans de nombreuses applications industrielles, responsables de la destruction de la couche d’ozone. La stratégie de Konrad von Moltke sera, en cette affaire cruciale, de mobiliser les associations des pays européens pour qu’elles lancent leurs propres campagnes afin d’influencer les politiques des producteurs européens et obtenir l’interdiction des CFC en Europe. Grâce à des fonds qu’il est parvenu à collecter, il donnera la possibilité aux ONG européennes et américaines de coopérer, de partager leur expertise et de participer aux sessions de négociations internationales sur les mesures à prendre pour lutter contre la déplétion de la couche d’ozone.  

Développement durable et commerce international : la fin d’un parcours exemplaire

Un autre aspect fort peu connu de l’engagement de Konrad von Moltke en faveur de l’environnement est mis en lumière par sa biographe : ses tentatives pour donner au concept du développement durable, tel qu’il a été défini en 1987 par l’Assemblée générale des Nations Unis dans son rapport intitulé Notre avenir à tous (appelé « Rapport Brundtland »), puis porté par le Sommet de la Terre organisé en 1992 à Rio de Janeiro, une traduction pratique dans le domaine du commerce international, où les émissions du transport de marchandises pèsent lourdement sur  la question climatique.

Si les débats pour ou contre le libre-échange n’intéressent pas Konrad von Moltke, il se soucie au plus haut point en revanche de savoir comment il convient de les encadrer pour protéger l’environnement. Or le seul outil de régulation du commerce encore en vigueur au début des années 1990, le Gatt, lui paraît tout à fait obsolète sous ce rapport, dans la mesure où la question de l’environnement est purement et simplement laissée de côté. Sans être économiste, il va s’employer alors à préciser les conditions de compatibilité entre mondialisation du commerce et développement durable. Dès la création de l’OMC en 1994, il voit que cette dernière offre une opportunité unique de faire entrer de manière effective le développement durable dans le nouveau régime commercial qui est en train d’être défini. Aussi travaillera-t-il à porter des propositions qu’il s’efforcera de faire entendre à l’occasion de la première conférence ministérielle de l’OMC à Singapour en 1996, et qu’il élaborera avec plus de détails pour préparer la Chine à entrer à l’OMC au début des années 2000, en répondant à une demande d’expertise du Conseil chinois pour la coopération internationale sur l’environnement et le développement.     

Au milieu des années 1990, Konrad ne voyage pas qu’en Chine. « Son terrain d’action est le monde », observent ses proches. Domicilié dans le Vermont, aux Etats-Unis, il se rend très régulièrement en Europe, à un rythme soutenu dont il finira par payer le prix. Au début de l’année 2005, il découvre qu’il est atteint d’une forme rare mais virulente de cancer du poumon. « Peut-être a-t-il été victime », demande sa biographe, « du tabagisme passif, lui a qui a été incommodé par le manque de place et la fumée des cigarettes dans ses nombreux trajets en avion ? ». Emporté par la maladie en quelques mois, il s’éteint en mai 2005, à l’âge de 64 ans. « Pour cet homme qui prenait grand soin de son alimentation, qui limitait à la fin de sa vie ses voyages à des destinations connues et qui luttait pour limiter les risques à la santé et à l’environnement sur la planète, mourir ainsi apparaît comme un pied de nez du destin, voire comme un paradoxe », conclut avec dépit Claire Weill.