Pensée comme l'objectif final de la guerre, la victoire s'avère être un objet complexe qu'il importe de repenser au fil de l'histoire.

Gaïdz Minassian* présente ici une approche historique de la notion de victoire. Dans son livre paru aux éditions Passés Composés, il en propose trois formes à partir de l’attitude d’Achille, Ulysse et Hector. Depuis l’Antiquité, la victoire, tantôt réelle, tantôt illusoire, a souvent été mal comprise. Son propos s’inscrit pleinement dans l’analyse du Thème 2 de Terminale « Faire la guerre, faire la paix ». En effet, les métamorphoses de la guerre, depuis la guerre de Sept Ans jusqu’aux guerres asymétriques contre Al Qaïda et Daech, appellent également à repenser la victoire.

 

Nonfiction.fr : Quand apparaît la notion de victoire et qu’entendent les sociétés antiques par ce terme ? S’agit-il alors de la seule façon de terminer la guerre dans ces sociétés ?

Gaïdz Minassian : La victoire apparaît dès les premières formes de guerre au Néolithique. Mais elle surgit en tant que notion éclatée, sans fil conducteur et se lit comme une forme de domination sur la nature (survie), sur les richesses (puissance), sur la technique d’armement (prestige), sur soi-même (gloire), sur les autres (paix) et sur son peuple (ordre). Six catégories indépendantes les unes des autres.

 

Les chroniqueurs et auteurs antiques ont tendance à tronquer la victoire. Vous prenez à ce titre l’exemple de la bataille de Gaugamèles en 331 av. J.-C. qui oppose les 40 000 soldats macédoniens d’Alexandre le Grand à près de 300 000 hommes commandés par Darius III   . Avec cette massification du combat, comment se pense désormais la victoire ?

Les chroniqueurs écrivent sur recommandation d’un prince, d’un souverain et ils ont la charge de présenter ce dernier sous son meilleur jour. Donc, il y a effectivement une déformation par rapport à la vérité et une sublimation de la victoire. Il revient aux historiens et spécialistes de la guerre antique de relativiser ces impressions. Quant à Alexandre le Grand, il incarne parfaitement cette notion de victoire à travers la gloire et le prestige qu’il tire de sa conquête de la Perse.

 

La guerre de Trente Ans (1618-1648) et les traités de Westphalie recomposent la dialectique guerre/victoire. Dans quelle mesure, les Européens repensent-ils la victoire au prisme de la guerre qui vient de se terminer et des traités qui tentent d’y mettre fin ?

Au fil des siècles, la victoire a gagné en épaisseur. Aux Temps Modernes, la victoire trouve dans le politique un fil conducteur qui relie les différentes catégories précitées autour de trois dynamiques. Par le politique, la victoire renvoie à l’étatisation. Par le politique, la victoire renvoie à l’expansion. Par le politique, la victoire renvoie à la sécularisation. L’État s’impose de plus en plus comme nouvelle unité politique, les grandes découvertes favorisent la puissance des États, et les progrès du droit dépossèdent le religieux de sa mainmise sur les règles et autres usages de guerres, l’Etat se sécularise ; le Droit de la guerre (jus in bello) et le Droit à la guerre (jus ad bellum) apportent quelques éléments sur la victoire. Avec l’Europe de Westphalie, au XVIIe siècle, la victoire entre pour la première fois dans un système international, le premier au monde. Placée au centre du système, la victoire s’institutionnalise et renvoie chez les Européens à six catégories, cette fois-ci interdépendantes, selon la grille proposée par Bertrand Badie : victoire et puissance ; victoire et État ; victoire et finalité ; victoire décisive et victoire accessoire ; victoire militaire et victoire politique ; guerre et conflit. Chacune établissant un lien avec les six origines de la victoire. Victoire et puissance renvoient aux gains ; victoire et État renvoient à la nécessité d’imposer un ordre ; victoire et finalité renvoient à la notion du prestige autour de la question pourquoi les hommes se battent-ils ? Quels sont les objectifs de guerre et les buts de guerre ? ; victoire décisive et victoire accessoire supposent la gloire pour celui qui remporte ce moment très recherché de la victoire décisive, incontournable à partir de la victoire westphalienne ; victoire militaire et victoire politique renvoient à la place de la paix dans l’organisation du monde : faut-il conclure la paix avec ou sans le vaincu ? ; enfin, guerre et conflit traduisent la longévité de la question de survie, puisqu’à cette époque, il est question de guerres exclusivement entre Etats et que ces derniers combattent aussi pour sauver leur existence. La paix westphalienne passe par l’équilibre des puissances mais le système westphalien fait du territoire, par exemple, un enjeu stratégique, de guerre et de victoire. Les dieux westphaliens, comme Hobbes, Clausewitz, Jomini, Napoléon, veillent à ce que cette victoire westphalienne conserve toute sa force dans la dialectique de la paix et de la guerre.

 

L’un des intérêts majeurs de votre livre est de réfléchir aux liens entre la victoire militaire et la victoire politique. La fusion entre les deux n’est pas toujours établie. Le traité de Versailles (1919) semble entériner une victoire politique totale alors que la victoire militaire de l’Entente reste limitée. Est-ce que ce décalage explique l’échec des traités de paix de la Grande Guerre ?

La fusion est établie jusqu’en 1918. Celui qui gagnait militairement l’emportait politiquement. C’est un fait. À propos du règlement de la Première Guerre mondiale, ce n’est pas le rapport entre victoire militaire et victoire politique qui constitue le principal problème mais c’est bien le débat autour de la paix et du lien entre victoire et paix. La paix de Versailles constitue une Grande victoire stratégique des Alliés mais c’est une paix sans justice, car on impose une paix de punition à l’Allemagne alors que la paix de 1945 est une Grande victoire stratégique des Alliés avec justice, puisque ces derniers imposent une paix de réconciliation aux Allemands et aux Japonais. Les Allemands savent qu’ils ont perdu la guerre militairement et politiquement mais ils n’acceptent pas cette paix imposée et préfèrent une paix négociée que les Alliés leur refusent finalement, Berlin n'acceptant pas, entre autres, d’être considéré comme le seul responsable de la guerre.

 

À vous lire, la victoire semble illusoire et la croyance en celle-ci s’avère même dangereuse. Vous expliquez ainsi que Saddam Hussein sort de la guerre Iran/Irak persuadé d’avoir remporté la guerre. Trompé par cette impression, il attaque le Koweït. N’y a-t-il pas encore un lien entre l’image du bon chef et la nécessité d’apporter des victoires à son peuple ?

D’un certain point de vue politique vous avez raison. Car le politique ne propose pas une lecture objective de la fin d’un conflit. Il cherche à rassembler tout ce qui peut lui permettre de tirer un avantage stratégique, politique, tactique, symbolique de la fin d’une guerre pour son propre agenda. Je parle de « victoire virtuelle ». Comme personne ne dit à Saddam Hussein qu’il n’a pas gagné la guerre contre l’Iran, alors le dirigeant irakien se projette dans la mission à venir qui est celle du Koweït. Dans un silence international en 1988, Saddam Hussein s’auto-persuade de sa victoire contre l’Iran des Mollahs et à partir de cette « victoire virtuelle », il creuse le sillon de sa prochaine conquête. Mais il se trompe et commet l’irréparable. Ailleurs et quelques années après lui, comme personne ne dit à George W. Bush qu’il n’a pas gagné la guerre contre l’Afghanistan, en 2001, alors le leader américain se projette dans l’aventure irakienne deux ans après. Le président des États-Unis s’auto-persuade à son tour de sa victoire contre les Talibans et à partir de cette « victoire virtuelle », il écrit son futur scénario de victoire au Proche-Orient. Et là aussi, il se trompe et commet l’irréparable du mensonge. La victoire est avant tout un pari psychologique qui s’appuie sur le jeu des perceptions. N’oublions pas que la victoire constitue une unité composée de trois paramètres mais commençons par le dernier pour bien me faire comprendre : la victoire est une transformation des parties en guerre, la victoire est un résultat mais la victoire est avant tout et au départ une aspiration. Sans aspiration, pas de victoire. Saddam Hussein et George W. Bush ont eu cette aspiration pour se lancer dans leur aventure respective.

 

Les conflits du XXIe siècle font de la victoire une chimère. Le nombre d’acteurs impliqués (Syrie), le poids des questions humanitaires (Yémen), la place des médias ou l’augmentation des guerres asymétriques montrent que la guerre est devenue plus complexe. Dès lors, si la victoire existe, à quoi ressemble-t-elle ?

En l’état actuel des conflits, essentiellement infra-étatiques, la victoire n’existe pas. Parler de victoire suppose la combinaison de quatre moments : 1er temps, une victoire militaire (remplir ses objectifs de guerre), 2e temps, une victoire politique (remplir ses buts de guerre). Les deux victoires réunies consacrent une victoire stratégique. Le 3e temps : signer une paix juste et durable avec votre ennemi. Enfin, 4e temps : en cas de nouveau litige, votre ancien ennemi renonce à l’usage de la force pour le régler. Sans ces quatre moments, pas de victoire. La victoire se lit exclusivement sur le temps long. Aujourd’hui, la plupart des conflits se limitent à une victoire militaire de l’un des deux camps, rien de plus et encore sans aucune garantie de durabilité. Où est la victoire militaire américaine en Afghanistan et en Irak ? Où est la victoire militaire française au Mali ?

 

* L'interviewé : Docteur en sciences politiques, Gaïdz Minassian est journaliste au Monde en tant que rédacteur en chef adjoint des Hors-Séries. Enseignant à Sciences Po, en relations internationales, il est aussi expert associé au CERI. Auteur de plusieurs ouvrages sur le Caucase ou des thématiques transversales comme les zones grises, il a récemment publié Les Sentiers de la Victoire.