L’éducation nationale, attrapée par le vers libre et l'humour de la poétesse Nathalie Quintane.

On peut se réjouir, ou se désespérer, de la solidité de l’institution scolaire. Au vu du nombre d’ouvrages publiés autour d’elle, le plus souvent critiques, parfois vengeurs, elle devrait au moins tanguer. Pas du tout.

En voici la preuve, par Nathalie Quintane, poétesse, écrivaine et enseignante, preuve qui traverse déjà ses ouvrages antérieurs, par exemple Ultra-Proust, une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval (2018). D’elle, Arnaud Laporte dit qu’elle est inventive et inclassable. Disons plus précisément qu’elle a adopté pour principe directeur de trahir les limites, que l’on prend pour éternelles, avec légèreté et efficacité, et de jeter aux esprits figés les mots qui devraient les remettre en route, à défaut de pouvoir changer le monde par les mots.

En somme, la langue poétique prouve que le langage ne peut être clos sur lui-même, de la même manière qu’aucune action dans la société ne peut se donner pour définitive.

Mais pourquoi donc ce hamster, qui fait le titre de l’ouvrage, et sert aussi de fil conducteur, lorsqu’il s’agit de parler de la classe dans laquelle il devrait y avoir « des hamsters, des pétunias et de la pâte à modeler », cette fois en mode positif ? Ce hamster, c’est moins le hamster jovial des bandes dessinées que ce petit rongeur trop souvent élevé en captivité, comme animal de compagnie. Donc en cage. Or, c’est bien de cela qu’il est question. Ce hamster dans l’éducation nationale, à l’école, il est en cage. Encore n’est-ce pas seulement la cage qui insiste. C’est le sort qu’on lui fait, en lui collant une roue à faire tourner pour seule occupation. Et plus la roue tourne vite plus elle fascine ou plus elle disparaît dans sa rotation même. Au point qu’en ne la voyant plus, il n’y a plus de question à poser. Et ce hamster, selon Nathalie Quintane, chacun (le professeur, l’élève, l’administration) voudrait l'être.

Être ou faire le hamster ?

Seul un détour par le rapport cage / roue peut en donner raison. La cage, c’est l’institution. Nathalie Quintane conte des épisodes qui y sont autant de coups de sonde. Elle la décrit de l’intérieur, par des relevés concernant surtout la servitude volontaire des uns et des autres. Ce déroulé, chapitre après chapitre (cantine, bulletins, salle des profs…), fait venir au jour des habitudes impossibles à défaire et des plis du corps qui ne peuvent s’effacer.

Nathalie Quintane (crédit : Hélène Bamberger)

C'est en effet une question de corps (à tous les sens du terme, individuel et collectif), l’apprentissage d’abord de la maîtrise des gestes répétitifs, mais qui en définitive « font », « fabriquent » le professeur et l’élève. De là, 48 chapitres conçus comme autant de tours accomplis autour de cette servitude, qu’on prend trop rapidement pour une liberté, en tout cas différentielle (on n’a pas voulu devenir ceci ou cela, travailler dans un bureau, mais « prof »).
 
Comment, alors, introduire de la vie dans un ensemble mort, telle est la question. Mais Nathalie Quintane se rend compte qu’il ne s'agit pas d’injecter quoi que ce soit dans la cage ou de gripper la roue, voire la bobine qui file sous les meubles. Il y a plus grave. C’est la peur du vide, la peur de changer quoi que ce soit, qui donne la préférence aux gestes qui permettent de faire cours sans savoir « que tu parles aux mômes, c’est un entretien, c’est une conversation variée, si tu ne leur parles pas, à tous les sens du terme, ils ne te parlent pas non plus : ils parlent entre eux ».

L’institution, par conséquent, c’est d’abord un milieu imaginaire qui, de surcroît, se croit rationnel. Dès lors, rien ne doit déborder. La peur du vide. Que ça déborde au moins un peu et c’est la panique. Pas d’hybris, seulement l’ordre, dans la classe, dans la parole, dans la répartition de la parole, dans l’agencement des espaces, dans l’organisation des temps, dans la salle des profs, dans l’exceptionnalité d’une institution enfermée dans ses murs.

Le corps défait par l’écriture

Puisqu'on est éduqué au livre, quand bien même on serait poète, que peut-on faire à propos de l’Education nationale sinon écrire un livre ? Il convient alors d’opérer un détour par le jeu des formations. Car le pli du corps scolaire ne vient pas tout seul. Dans les années 1970, le personnage, « je » dans cet ouvrage, est élève de Seconde. Un changement d’établissement met en confrontation des rapports socio-scolaires différents, c’est le moins. Disons, le bac ou la fumette ? Le récit de vie commence là. Les cours, les sollicitations des enseignants, une manière d’être poussée vers les classes préparatoires, qui se substitue, dans doute, à ce qu’on appelle, ou appelait, « la vocation ».

« Devenir prof », en vérité, montre l’auteure, c’est d’abord et encore une fois une question de corps. La preuve : la scoliose, pour cause de corrections de copies, et la fortune des thérapeutes. Être poussé par des profs, devenir prof, et pousser des élèves à le devenir. En passant par les codes connus : le destin de la prépa, la fac et les concours, appartenir d’une manière ou d’une autre à l’élite de la nation, redresser son corps d’abord, puis le laisser se plier.

Juste une affaire de rythme à acquérir, apprendre à être enfermé, ne rien apprendre d’autre que ce qu’on apprend à l’école, se rencontrer entre profs, mais aussitôt en éviter la « salle », pourtant se concentrer sur les titularisations, les échelons, les médailles par peur de disparaître, fondu dans la masse qui meuble l’institution. Devenir prof, c’est accepter une forme de permanence « dans l’appréhension et la compréhension, qui auraient été comme bloquées à l’instant T du concours ou de l’année scolaire la plus glorieuse… » Il faut lire et relire à cet égard le chapitre 36, concernant les bulletins, à remplir et remplis, des élèves. Il donne à lire cette répétition confortable qui produit ce hamster qui ne se voit plus lui-même, dans la cage, dont la roue tourne si vite.

Enseigner

L’humour a cette vertu de ne rien condamner sans obliger à se rendre attentif aux personnes et aux enjeux. L’humour est ravageur, certes, mais il se fait indicateur. Aussi, l’auteure commence-t-elle son exploration par les cantines, rythme et forme de distribution (malheur aidant pour les élèves qui ne peuvent se payer le repas). Le collège, pris de cette manière, permet d’aborder le problème de l’ambiance, « tape-dur ou tape-malin », qui le structure, sans pouvoir s’excepter d’une société qui déploie elle-même des rapports sociaux violents.

La question soulevée, pour l’instant, dans cet ouvrage, n’est pas celle de ce qui devrait être enseigné, mais du signe dont on revêt les corps dans la cage (en-seigner, c’est bien signer sur, graver le signe à en saigner...).

Il y a bien des questions nouvelles qui semblent se poser : introduisons l’histoire de l’art dans les cours, mais qui va s’en charger ? Il n’y aura pas d’embauche. Chacun doit s’en occuper. Mais à partir de quoi ? On va donc se faciliter la tâche : les peintres pompiers, c’est abordable aisément, figuratif donc pas compliqué à expliquer ou à solliciter pour faire une rédaction, etc.

Humour encore : lorsqu’on vous propose d’enseigner une « heure » qui ne ferait que trois-quarts d’heure, un trimestre qui ne couvre pas trois mois, de corriger un oral de bac devant lequel les élèves se présentent conditionnés, etc. Les relevés, voire réglements, de compte se distribuent, dans cet ouvrage, chapitre par chapitre.

Pour l’heure, la question n’est pas celle de la responsabilité des uns ou des autres. L’ouvrage manifeste plutôt une homologie entre l’institution et la société qui l’engendre. Il demeure descriptif, et dans cette mesure atteint une certaine efficacité, par rapport aux systèmes d’autorité, à l’absentéisme, à l’inspection, aux valeurs dispensées.

Au demeurant, les profs votent sans doute « à gauche », mais leurs valeurs sont de « droite » : « ça, c’est l’un des trucs qui m’ont surprise en entrant dans la carrière. Y avait cette espèce de réputation que les profs, ils étaient tous de gauche. Eh bien, je peux vous assurer que cette réputation est totalement usurpée ». Il convient de distinguer le sentiment d’être à gauche et les habitudes et valeurs de droite.

Et c’est là que le fil conducteur de l’ouvrage revient : les habitudes. C’est cela qui compte vraiment. Non pas ce que l’on croit penser, mais ce que l’on fait réellement. Alors les mômes ? Il n’est pas question de les excepter, ni de s’en désintéresser. Ils sont là, et l’auteure, professeur de français, le sait. Elle ne les abandonne pas.