L'État inscrit désormais le regard porté par chacun sur l’autre et son signalement au coeur de son orientation sécuritaire. Portrait de ces sociétés de la dénonciation par Vanessa Codaccioni.

L’historienne et politologue Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique à l'Université Paris 8, inscrit ses recherches sur la répression dans la suite de la thèse de Michel Foucault   . Thèse selon laquelle les sociétés contemporaines reposent sur un « pacte de sécurité » par lequel l’État s’engage à protéger sa population contre tout « ce qui peut être incertitude, accident, dommage, risque »   . Dans ces États, la paix sociale serait ainsi garantie par une extension toujours plus poussée du domaine recouvert par le droit à la sécurité. Si cet essai se concentre sur la surveillance de l'islam, à l'heure de la loi sur les « séparatismes », sa publication survient aussi dans un contexte où le mouvement « MeToo » s'est prolongé, avec le livre de Camille Kouchner, dans la dénonciation du silence complice face à l'inceste. Cette double actualité nous plonge d'emblée dans la complexité du problème posé.

Un nouveau pacte sécuritaire

Vanessa Codaccioni explique dans La société de vigilance qu’on assiste, depuis peu, à l’émergence d’une nouvelle figure de ce pacte fondé sur l’appel à la vigilance citoyenne et la résilience : « mot fourre-tout aujourd'hui employé pour évoquer une pluralité de phénomènes sociaux qui n’ont rien à voir avec les autres, la résilience est un concept géologique très utilisé en psychologie et en psychiatrie dans les années 1990 et qui a été importé dans les champs de la sécurité et de la défense par les cercles de management des crises et des sécurités nationales après le 11 septembre 2001»   . Elle note à ce propos une dépolitisation, c’est-à-dire une déresponsabilisation de l’État et une psychologisation du rapport des individus à la sécurité.

Comme elle l’écrit encore, lorsque le pacte de sécurité est menacé, cela crée des peurs et des menaces de troubles ou de violences mettant en danger le pouvoir en place. Recourir à la vigilance et à la résilience permet aux gouvernants de continuer à gouverner par la peur tout en encadrant les comportements en résultant. Comment cela est-il possible ? En en appelant à la vigilance, le regard se voit orienté vers un point. Comme l’explique l’auteure, il ne s’agit pas pour l'État de donner à regarder ailleurs que là où le regard est orienté : « Le regard est capté et captivé »   .

Cet ailleurs qui échappe, en revanche, à tout contrôle citoyen, c’est l’État ou les grandes multinationales. Le programme « yeux perçants » qui est appliqué en Chine illustre, selon la chercheuse, « à la fois l'usage sécuritaire des corps citoyens, le pouvoir intrusif des technologies de politisation de la peur et l’interaction entre surveillances populaire et étatique »   . La vigilance citoyenne s’y conjugue au « système du crédit social chinois » qui consiste en l’attribution de notes aux citoyens en fonction de leur comportement, déterminant leurs droits. Système méritocratique qui contient toute tentative d'émancipation.

 

Le discours du tournant sécuritaire : la vigilance

La présomption de culpabilité est désormais au cœur du système de surveillance mutuelle, en lieu et place de la présomption d’innocence qui vaut en principe dans le domaine judiciaire. La punition laisse la place à la répression ; la délation et la dénonciation se substituent à l’aveu, preuve matérialisant la culpabilité. Le discours archéologique sur la société de l’auto-surveillance conceptualisée par Michel Foucault, cède le pas à celui sur la société de vigilance où l’on accorde au dénonciateur d’avoir agi de « bonne foi » au nom de la sécurité, et cela même s’il s’est trompé. Le « dire »  prend ainsi le pas sur le « dire vrai », et le « faire justice » au nom de la vengeance personnelle sur le « juste ».

Lors de son discours du 8 octobre 2019, rendant hommage aux policiers tués par arme blanche, par l’un d’entre eux, le Président Emmanuel Macron inaugurait un nouveau discours en appelant les citoyens à l’exercice de la vigilance, à être attentifs « aux petits gestes » annonçant « la séparation » avec les valeurs de la République. Interrogeant le sens de cette vigilance, Vanessa Codaccioni dresse un tableau du nouveau système répressif. Tout d’abord, la vigilance se distingue de ce que la philosophe Simone Weil nommait « l’attention », cette suspension de la pensée au milieu de l’agitation du monde. Être attentif, c’est savoir accueillir, être vide et disponible à l’objet, sans avoir à utiliser ses connaissances, par exemple. Au contraire, la vigilance se définit par la préoccupation et non la disponibilité ou l’ouverture d’un dialogue avec autrui.

D’autre part, le but poursuivi va bien au-delà de la surveillance en visant le signalement et la délation. La vérité importe peu. Seule compte la présomption de culpabilité qui fonde la possibilité pour tous d’être coupables. Si certains font une distinction entre dénonciation et délation pour laver de tout soupçon une pratique qui renvoie aux heures sombres de l’histoire, la connotation négative du terme est levée par un glissement de sens. La dénonciation se voit anoblie par sa capacité à sauver des vies. Dénoncer ce n’est plus s’inscrire dans une démarche punitive mais sanitaire. On assiste à une métaphorisation médicale du discours où il vaut mieux prévenir que guérir. Seul celui qui dénonce peut ainsi bénéficier de la présomption d’innocence. Il s’agit non plus de surveiller pour punir mais pour signaler. A l'impuissance de l'État se substitue une toute puissance citoyenne.

 

Du panoptique au synoptique : les regards des citoyens

Foucault, dans Surveiller et Punir, avait construit le modèle de compréhension de la surveillance dans nos sociétés à partir d’un dispositif architectural imaginé et conçu par Benjamin Bentham, au XVIIIe s, le panoptique. Cette tour verticale installée au cœur de l’univers carcéral, hospitalier ou encore scolaire, rend impossible toute tentative de dissimulation. Les surveillants voient sans être vus et les surveillés, se sachant sous contrôle d’un œil qu’ils ne voient pas, adoptent le comportement qu’ils jugent adéquat. Il a été dit que cette auto-surveillance mise en scène sur l’axe hiérarchique de la verticalité n’aurait rien à voir avec la surveillance développée par le numérique. En fait, ce dernier a surtout développé les pratiques de voyeurisme et d'espionniage, confirmant le maintien de l'ancien système de surveillance dans la société actuelle. Ce qui a changé, c'est l'objet de la surveillance.

Le regard panoptique balaie tout l’espace et cible tout le monde et personne en particulier, alors que le regard synoptique cible ce qu’il convient de nommer des profils-types. Il n'y a là aucun souci de connaissance de l'autre. Pour éveiller la vigilance, on semble s’en remettre à une communication mécanique béhavioriste qui dresse bien plus le regard qu’elle n’informe rationnellement. Le Monde diplomatique a analysé cette emprise de la surveillance des données personnelles dans un article consacré au capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School   .

Les nouveaux soldats de la démocratie

Vanessa Codaccioni inscrit la vigilance dans son contexte politique et guerrier. Ce n’est pas une qualité intellectuelle dont la philosophie fait l’éloge, qui suppose une mise à distance de ses préjugés et certitudes sans fondement. C’est au contraire une totale adhésion à des valeurs souvent contestables mais rarement contestées. « Quant au citoyen-idéal - le citoyen vigilant - il fait émerger une nouvelle figure répressive des temps de paix qui emprunte des pratiques et des comportements propres au soldat, au traître, au délateur, au policier et à l’espion »   . Cette vigilance « participative » est la réponse d’un État qui signe ici la reconnaissance de sa propre impuissance à protéger la population, dans un contexte de demande sécuritaire accrue. La démocratie participative devient, corrélativement, le correctif d’une démocratie représentative à bout de souffle fondé sur la peur.