Trump est-il le symptôme ou le produit du discours dominant des médias et du système politique ? Un essai original tente de répondre à cette question encore d'actualité...

Tant au niveau de la politique qu’il mène que du personnage en lui-même, Donald Trump divise. Pour autant, pro et anti Trump se rejoignent sur un point qui tend à ravir l’intéressé : ils parlent de lui. Au-delà des décisions que Donald Trump a pu prendre durant les quatre années qu’il a passées à la Maison-Blanche, un enjeu sous la forme de constat apparaît aux yeux d’Olivier Fournout : une « trumpisation » ordinaire du monde est en marche qui modifie durablement les échanges au sein d’un espace public devenu le théâtre de guerres d’égos et de polémiques à outrance. Dans son livre, il interroge ce modèle de gouvernance et de vie qui, au lieu de mener à une résolution collective des conflits « nous embarque toutes et tous dans une disposition collective de divisions et controverses » (p. 5). Ce faisant, l’auteur défend la thèse d’une « trumpisation » structurelle du monde occidental contemporain. Donald Trump n’y est pas représenté comme un cas isolé, fou et complètement instable mais comme le symbole – ou le symptôme – d’une « héroïcomanie » générique dont l’autonomie, le dépassement de soi (et des autres) représentent les injonctions principales, ce qui conduit à faire du conflit le paradigme représentatif de notre époque. L’objectif de l’ouvrage est donc de problématiser la structure comportementale, remplie de paradoxes, dont s’emparent des acteurs très divers, des politiques comme D. Trump aux auteurs d’ouvrages de développement personnels, tous dignes représentants de la figure du héros contemporain. La lecture de ce livre, qui comporte trois parties parsemées de nombreux exemples et illustrations, permet de mieux saisir non seulement le personnage de D. Trump, mais également les conditions d’émergence de comportements analogues et structurels.

Un phénomène structurel

La première partie du livre entend interroger le phénomène de « trumpisation » ordinaire du monde, lequel est mis en parallèle avec celui de l’héroïsation qui se manifeste tant dans les discours politiques et médiatiques que dans les ouvrages de développement personnel. Car une des caractéristiques du phénomène décrit par l’auteur réside dans son aspect omniprésent : partout, il est question de glorifier, de devenir un héros, un maître de son destin, etc. Prenant appui sur les médias, l’héroïsation devient hégémonique selon l’auteur qui voit en elle un terreau fertile au développement d’un « trumpfisme » qui survivra à Donald Trump tant il renvoie à nos propres façons d’être et de se représenter le monde (d’où la distinction entre « trumpien » en tant qu’adepte de D. Trump et « trumpfiste », incarné par de nombreuses figures du « héros » contemporain, de D. Trump à Obama en passant par le Joker de Batman). Olivier Fournout explique la banalisation de la « trumpisation » en épinglant le lien qui existe entre les comportements de D. Trump et les « sociétés libérales, démocratiques, occidentales et médiatiques » (p. 22). En opposition à l’idée selon laquelle D. Trump constitue un cas singulier, l’auteur avance celle du « tous trumpfistes » qui rend compte d’une structure, essentiellement politico-médiatique. Cette dernière se base sur les rapports de forces, la violence discursive et les « deals » qui doivent être sans cesse renégociés au gré des conjonctures et dans un climat de guerre.

Bienvenue dans la « matrice du héros »

Dans cette configuration agonistique et potestative (à laquelle le lecteur est invité à souscrire), un schéma se dessine auquel chaque « trumpfiste » obéit et que l’auteur nomme la « matrice du héros », structure imaginée et développée de manière inductive par l’auteur à partir d’un large corpus constitué de manuels, de films, de publicités, de contenus médiatiques, etc. L’intérêt de cette matrice est de montrer que l’héroïsation s’immisce dans la plupart des sphères de nos sociétés occidentales et forme une structure comportementale que l’auteur décline à partir de trois axes contenant chacun deux injonctions contradictoires : un axe du soi qui demande à la fois d’être très bon dans les rôles sociaux et de faire preuve d’intériorité, un axe du groupe d’appartenance qui exige de se concentrer sur une mission particulière tout en étant capable de diverger des routines et enfin un axe relationnel qui conjugue supériorité du soi et coopération.

À ces éléments qui sont détaillés dans la deuxième partie de son livre, Olivier Fournout ajoute le paradoxe qui vient surplomber les autres et les maintenir en axes stables grâce à leur intensification et leur caractère extrême (plus les propositions sont contradictoires plus il est aisé de les maintenir ensemble, soutient-il). Nous estimons que cette matrice est pertinente en ce qu’elle offre des éléments de compréhension des comportements – et de leur récurrence – qui pourraient sembler contradictoires, singuliers, voire incohérents (comme sont souvent qualifiés les actions et les discours de D. Trump), mais qui renvoient en réalité à une « structure dont l’horizon est commun » (p. 42). Le livre rend ainsi compte de la régularité des comportements des « trumpfistes » dont l’autonomie est sans cesse mise en avant, jusqu’à situer le changement non pas par dans la structure elle-même mais dans les personnes qui la composent, en bons « managers » et maîtres de leur vie (p.46).

L’autonomie ainsi promise par des « leaders trumpfistes », personnages aussi hétéroclites que Jacques Attali ou l’auteur d’un article sur des exercices de pleine conscience, se veut totale, résumée en une pensée : tout le monde est l’auteur de son succès (dans la vie privée, professionnelle, publique ou non, etc.). Une telle matrice, fondée sur le chacun pour soi, doit son succès à un contexte discursif propice à la controverse alors que les rapports de force contraignent les discours politiques et médiatiques qui ne laissent que peu de place au dialogue.

Donald Trump, ce héros ordinaire du monde contemporain

La deuxième partie de l’ouvrage illustre, en prenant pour étude de cas Donald Trump, les sept éléments de la « matrice du héros ». Ainsi, l’auteur montre à quel point Donald Trump propose un discours dans lequel la supériorité se dresse en « axiome de guerre » (p. 92) caractérisé par la violence du discours (son show télévisé « The Apprentice », dans lequel il pouvait « virer » les candidats, illustre parfaitement ce point). Le résultat ? Un ethos belliqueux peu enclin à dialoguer alors même que, paradoxalement, la coopération représente un élément du schéma comportemental des « trumpfistes ». Si l’auteur insiste bien sur le fait qu’il n’est pas évident de faire de D. Trump un chantre de la coopération, ce dernier a réussi à développer un lien particulier avec le peuple américain (une partie du moins) avec qui il forge un esprit d’équipe (et coopératif). D. Trump est également capable de jouer les nombreux rôles que l’on attend de lui : « comme un acteur, il se costume, joue un rôle, donne une image de lui différente de la réalité » (p. 99). Pour autant, un nouveau paradoxe est épinglé par l’auteur : D. Trump fait également preuve d’une intériorité qui s’apparente à un égocentrisme poussé à l’extrême et dont les passions guident les actes. Là encore, est souligné le lien troublant entre un Donald Trump, dont l’intériorisation des idées incite ses supporters à le croire, et les ouvrages de développement personnel qui appellent à croire en soi-même. Le dernier axe entend concilier le besoin d’avoir une mission, un cadre dans lequel s’inscrire, avec la faculté de s’éloigner de ce dernier. Pour ce faire, D. Trump fixe des objectifs précis, qu’il suit coûte que coûte et qui doivent le mener au succès dans un domaine qu’il maîtrise, les affaires. Pour autant, il est capable de sortir du cadre et de faire preuve d’une indiscipline qui le caractérise depuis de nombreuses années. En « sortant de sa zone de confort » (p. 119) et en jouant sur les contradictions, il arrive à créer une dynamique contradictoire qui forge l’image de quelqu’un valorisant la divergence (avec l’establishment par exemple).

L’auteur achève cette partie en revenant sur les paradoxes qui caractérisent non seulement le personnage de D. Trump mais aussi les « trumpfistes » dont les comportements suivent la « matrice du héros ». Il pointe les nombreuses contradictions des discours de Trump qui fixe ses choix selon la temporalité, pouvant par exemple traiter l’Allemagne de « partenaire défaillant » et le lendemain qualifier Angela Merkel de « femme fantastique » (p. 130). Pour l’auteur, une telle stratégie basée sur les paradoxes et les héros ne peut véritablement fonctionner qu’avec l’aide (volontaire ou non) des médias, eux-mêmes parcourus par les mêmes contradictions lorsqu’il s’agit d’évoquer D. Trump. En présentant le comme instable et divergent, ils lui permettent de jouer son rôle de héros dramatique. Chez D. Trump et les « trumpfistes », ces comportements trouvent un moteur dans une poussée à l’extrême de l’autonomie, de l’empowerment et du narcissisme, tout en montrant sa capacité à « marier en lui toutes les tendances du monde » (p. 145). Nous le disions, une histoire de paradoxes…

Le dialogue comme échappatoire

Olivier Fournout conclut son ouvrage en faisant douze propositions pour contrer ce « trumpfisme » ambiant afin, comme il le souligne, de ne pas faire déboucher le constat qu’il dresse sur un « tous pourris » (p. 147). Cet autre schéma comportemental invite à douter, dialoguer, mettre l’égo entre parenthèses, inclure des partenaires pour chercher une solution, imaginer l’évolution du monde, modérer l’amour-propre, travailler en commun pour une prise en compte des différentes interprétations, privilégier la relation au détriment des différences, dialoguer au lieu de débattre à la télévision, donner la parole aux acteurs de terrain, créer collectivement de nouveaux récits et faire preuve de davantage d’inventivité dans les interventions au public. Ces propositions traduisent selon nous la volonté de l’auteur de restaurer une certaine éthique des rapports sociaux, qu’ils soient publics ou privés, et ce contre l’héroïsation grandissante qui en est dépourvue.

Olivier Fournout propose un ouvrage clair et bien documenté, dans lequel il interroge en détail l’injonction à se dépasser, à être meilleur et à faire du conflit et des divisions un (dangereux) paradigme de gouvernance. Sa manière de présenter le « trumpfisme » comme structure comportementale stable, ponctuée de paradoxes, alors que d’aucuns n’y voient que chaos, voire folie, est tant innovante que pertinente, même si une présentation plus détaillée de la méthodologie, notamment afin d’expliquer la manière dont il a inféré la « matrice du héros », aurait été la bienvenue. Cette petite limite n’enlève rien à l’intérêt d’un ouvrage qui, en rendant compte de l’« autonomie structurelle » (p. 84) de nos sociétés, permet de relier dans une même matrice le développement personnel et Donald Trump. En fait, Olivier Fournout dessine l’ethos actuel, le règne du Je et des héros en somme…