Une exploration des relations entre musique et cinéma au prisme de l'influence wagnérienne, depuis la période muette jusqu'à Star Wars.

Alors que dans L’âge du rythme (L'Âge d'homme, 2008), Laurent Guido avait cherché à embrasser l’ensemble des théories du cinéma produites lors de la période muette en France à partir de la notion de rythme, dans De Wagner au cinéma, il opère un double mouvement. D’une part, il revient et se concentre sur la figure de Richard Wagner, qu’il avait déjà abordée dans le cadre des théories rythmiques mais sans se focaliser exclusivement sur lui. D’autre part, il étend ses recherches au-delà des années 1910-1920 et de la théorie française, puisqu’il les prolonge jusqu’aux grandes sagas mythologiques que sont Star Wars ou Le Seigneur des anneaux, en passant par le cinéma hollywoodien classique et Eisenstein.

L’ouvrage est divisé en deux parties bien distinctes. La première revient sur la notion de Gesamtkunstwerk, abordant la filiation souvent repérée entre l’idée wagnérienne d’œuvre d’art totale et le cinéma, donné comme un nouvelle forme d’art globalisant. La seconde se concentre plutôt sur la fortune de la figure du leitmotiv dans les formes de cinéma lyrique orchestrées notamment à Hollywood, jusqu’à aujourd’hui. L’approche générale est historique, destinée à « mettre en lumière les généalogies en vertu desquelles les milieux cinématographiques ont pu s’approprier une certaine esthétique propre au wagnérisme, d’une part pour définir et comprendre le médium filmique lui-même, en tant que synthèse des formes d’expression, et d’autre part pour cerner la place fondamentale que devra y occuper la musique » (p. 8). Mais elle est aussi théorique, revenant notamment sur la pertinence de cette filiation entre Wagner et le cinéma, qui relèverait d’une vision quelque peu fantasmagorique du maître de Bayreuth.

 

Wagner à l’époque du cinéma muet : adaptations et filiation

Dans la première partie, Guido rappelle que très tôt dans l’histoire du cinéma, les opéras de Wagner ont donné lieu à des reproductions filmiques. Edison, déjà, voulait coupler son phonographe et son kinétoscope pour diffuser des opéras, et a même adapté Parsifal en 1904, dans un film de vingt minutes qui en retient surtout les parties spectaculaires. Quelques années plus tard, en Allemagne, la société Messter enregistre des chanteurs interprétant des passages canoniques des opéras wagnériens, avant le procédé Vitaphone de 1926, où « Wagner se voit assigner une place prééminente » (p. 16). Mais c’est surtout sur le plan théorique que le rapprochement entre Wagner et le cinéma se produit durant la période muette, le cinéma apparaissant aux yeux de nombreux théoriciens – Canudo, Apollinaire, Elie Faure, Moussinac, mais aussi Paul Ramain ou Sebastiano Arturo Luciani – comme un médium artistique susceptible de prolonger l’idéal de l’œuvre d’art totale défendu par Wagner.

Dans son style d’écriture caractéristique, progressant par glissements d’un thème à l’autre par le biais d’auteurs et de citations faisant offices de pivot, Guido aborde un certain nombre d’aspects qui ont entretenu ce rapprochement : filiation entre scénographie wagnérienne (orchestre invisible, salle obscure, regards dirigés vers la scène, acteurs « agrandis ») et salle de cinéma, ou entre conception néo-hellénique de l’opéra comme art collectif et du cinéma comme nouvel art total destiné aux foules ; utilisation des conceptions d’Appia et de Dalcroze sur le jeu d’acteurs, dans l’optique du remplacement des chanteurs d’opéra obèses par des comédiens sportifs pour incarner, par exemple, Siegfried ; recherches d’effets lumineux, transitant des opéras wagnériens au cinéma abstrait par les danses électriques de Loïe Fuller. Mais Guido rappelle aussi les nombreux hiatus ayant posé problème, comme le fait que si le cinéma a semblé pouvoir exprimer la féérie wagnérienne sans la lourdeur machinique du théâtre, il s’est pourtant inspiré, pour ses trucages, des illusions d’optique théâtrales, dont certaines furent justement expérimentées par le créateur d’effets spéciaux Hugo Bähr lors de représentations d’opéras de Wagner (en particulier pour la chevauchée des Walkyries).

 

Gesamtkunstwerk et cinéma : problèmes théoriques

Surtout, Guido revient sur deux problèmes théoriques majeurs posés par l’idée d’une filiation entre Wagner et le cinéma par le biais de la notion d’œuvre d’art totale. Le premier trouve son incarnation principale dans la critique adressée par Adorno au maître de Bayreuth, dont la musique représente selon lui la première étape d’une dénaturation dans le spectacle de masse. A cet égard, la filiation entre Wagner et le cinéma permet à Adorno de lire rétrospectivement Wagner comme étant le précurseur des arts de masse et de l’industrie culturelle. Guido revient longuement sur cette thèse célèbre développée dans l’Essai sur Wagner (1966) d’Adorno. Il rappelle qu’un chapitre de cet essai porte sur la fantasmagorie wagnérienne comme technique (plus musicale que dramaturgique et scénographique) qui illusionne les spectateurs en exhibant la musique à travers des effets spectaculaires (morceaux de bravoure, leitmotiv), ce qui annoncerait la standardisation des produits de consommation culturels. Ainsi, commente Guido, contrairement à l’idéal religieux de Wagner, « pour Adorno, le compositeur aurait en quelque sorte anticipé la manière dont la culture de masse a irrémédiablement instrumentalisé l’art, à des fins de marchandisation » (p. 47). Selon Adorno, le cinéma ne ferait donc que prolonger cette tendance. Guido s’appuie sur cette thèse pour contester la survalorisation des techniques fantasmagoriques de Wagner que l’on trouve dans l’ouvrage de Matthew Wilson Smith The Total Work of Art, from Bayreuth to cyberspace (2007). Wagner cherchait en effet plutôt à dissimuler la machinerie théâtrale, et critiquait ceux qui l’exhibaient à des fins spectaculaires. C’est pourquoi, selon Guido, on ne peut pas dire qu’il préfigure les grands spectacles fantasmagoriques du vingtième siècle. C’est plus à la musique que Wagner doit ses effets d’envoûtement, comme l’avait vu Adorno, et au fait que la disposition scénique semble agrandir les acteurs sur scène.

Ce qui nous mène au second problème théorique majeur affronté par Guido : la légitimité de la filiation entre Wagner et le cinéma. A cet égard, il s’appuie sur des textes de Vuillermoz et de Gance, pour qui Wagner n’anticipe pas le cinéma. Au contraire, c’est le cinéma qui est adapté à la transcription de ses opéras et à son idée d’œuvre d’art totale, selon le paradigme musicaliste qui domine alors la théorie du cinéma, tout en imprégnant aussi les arts plastiques (Klee, Kandinsky), domaines qui se rejoignent d’ailleurs dans le film abstrait qu’évoque aussi Guido. Si nous partageons ce point de vue, qui évite la vision anachronique d’un Wagner précurseur du cinéma, on peut toutefois regretter que ne soient pas évoquées les fortunes diverses du wagnérisme à la Belle Epoque, et notamment la conscience de son impossibilité du côté de l’opéra symboliste français, analysé par Eric Lecler dans L’Opéra symboliste (2006), et la décomposition de l’idée d’œuvre d’art totale par les avant-gardes (Timothée Picard, L’Art total, grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), 2006, Marcella Lista, L’œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes, 2006). En effet, ce sont, nous semble-t-il, cette impossibilité et cette décomposition qui ont rendu nécessaire pour les premiers théoriciens du cinéma – à commencer par Canudo – la transformation du cinéma en art, afin que survivent l’idée d’œuvre d’art totale et la conception romantique « spéculative » de l’Art, dont elle était la dernière expression, au vingtième siècle.

 

Images et musique : d'Eisenstein aux traités d’accompagnement musical

La première partie de De Wagner au cinéma s’achève sur l’analyse des rapports entre Wagner et Eisenstein. Guido évoque à la fois la mise en scène de La Walkyrie par le cinéaste au Bolchoï, en 1940, avec sa recherche d’un effet surround destiné à augmenter la communion du public, et la place occupée par Wagner dans les Notes pour l’histoire du cinéma, où Eisenstein le situe dans la généalogie des arts synthétiques après la tragédie grecque, ou les cathédrales, et avant Scriabine et lui-même. Eisenstein représente une transition idéale entre les deux parties de l’ouvrage, puisqu’il a théorisé à la fois l’idée d’œuvre d’art totale et son adaptation au cinéma en accord avec sa conception symbiotique de la réception filmique, et les rapports entre images et musiques dans le cadre du film sonore. C’est ce dernier aspect que la seconde partie du livre développe, sous l’égide d’Eisenstein qui a eu le mérite de bien distinguer les deux formes artistiques, de sorte que le film sonore puisse « puiser en Wagner les moyens de mettre au jour ses propres moyens d’expression » (p. 92).

Eisenstein s’est notamment méfié de l’utilisation du leitmotiv, aspect sans doute le plus connu de la pratique musicale wagnérienne, sur lequel Guido revient largement pour rappeler à quelles simplifications il a parfois été réduit dans le cadre des musiques de cinéma. L’accompagnement musical des images a été théorisé dès la période muette, par Canudo notamment, et a rapidement été conçu en pratique sur le modèle wagnérien du retour de leitmotivs en fonction de personnages ou thèmes qui leur sont associés, de manière aussi à contribuer à l’atténuation du morcellement propre au montage. « Au cours des années « transitionnelles » (1906-1913), où s’impose graduellement le montage continu, le recours au leitmotiv offre aux musiciens de films la possibilité de signaler, de baliser, de fournir des points de repère sonores pour assister les spectateurs dans leur compréhension de nouveaux récits visuels basés sur un enchaînement de plans raccordés » (p. 100). Wagner est la référence privilégiée des compositeurs de musiques de films, mais Guido rappelle que plus lointainement, c’est bien la musique du dix-neuvième siècle dans son ensemble qui utilisait ce type de rime musicale. Néanmoins, le recours à Wagner apporte une légitimation culturelle plus conséquente aux films ambitieux comme Cabiria (Giovanni Pastrone, 1914), sans parler des adaptations de Wagner lui-même, comme Siegfried et Parsifal de Mario Caserini, qui ont été un succès mondial.

Dans les années 1910-1920, conclut Guido, « la référence à Wagner, figure ambivalente oscillant entre statut élitaire et visée populaire, a pu répondre à la nécessité de résoudre les principales tensions, voire les contradictions internes qui agitaient alors les milieux attachés au devenir du cinéma » (p. 103). C’est pourquoi la technique du leitmotiv a été défendue dans des traités sur l’utilisation de la musique au cinéma, comme celui d’Erno Rapée, et utilisée dans des films aussi divers que Naissance d’une nation (David W. Griffith, 1914), La Roue (Abel Gance, 1922, musique d’Arthur Honegger), ou Les Nibelungen (Fritz Lang, 1924, musique de Gottfried Huppertz). Guido décrit ces exemples avec précision, indiquant les variations entre les versions montrées d’un pays à l’autre (pour des questions de droit, il n’était pas possible d’utiliser les musiques de Wagner en Allemagne, d’où la création d’une partition originale pour Les Nibelungen, qui a été remplacée en France, aux Etats-Unis et en Angleterre par certains des morceaux de bravoures des opéras wagnériens, quand bien même le film ne se référait pas à ces opéras). Mais il rappelle toujours aussi ce que la réduction de la musique wagnérienne au leitmotiv et aux morceaux de bravoure séparables des œuvres originelles eut de symptomatique pour Adorno dans sa critique de la réification commerciale de la musique opérée par cet art des masses qu’est le cinéma.

 

Leitmotiv et musique hollywoodienne

C’est même sur cette ambiguïté que se conclut l’ouvrage, dans un chapitre où Guido revient sur l’appropriation de ce wagnérisme trop systématique aux scores des films classiques hollywoodiens. Dans les années 1930-1940, les interactions opératiques entre chant et orchestre se déplacent, dans les films, entre dialogues et musique, tandis que les rapports entre musique et gestes des acteurs-chanteurs deviennent mickey mousing. Le renforcement des enjeux narratifs et la célébration du pathos, grâce aux leitmotivs, marquent encore les musiques orchestrales de franchises comme Star Wars ou Le Seigneur des anneaux, avec leurs univers mythologiques, même si la référence de John Williams est en fait plus Erich Wolfgang Korngold que Wagner lui-même. Guido désapprouve d’ailleurs les déclarations de John Williams, pour qui sa musique est indissociable des films, puisqu’il est notoire qu’elle a souvent été utilisée dans d’autres secteurs de la culture de masse, comme cela a été aussi le cas pour les grands thèmes de Wagner. C’est que le wagnérisme, même s’il revendique l’unité absolue de l’œuvre, a contribué aussi au morcellement des œuvres caractéristique de la culture de masse, comme l’avait discerné Adorno. Wagner s’est intégré parfaitement à la culture de masse du fait des « contradictions caractéristiques d’une œuvre profondément travaillée par toutes les tensions internes qu’implique sa démarche utopique, entre unité dramatique et juxtaposition de morceaux de bravoure, prétention élitiste et rêve de communion populaire, archaïsme et modernité, ou encore expressivité authentique et médiation technologique » (p. 171).

Si l’utilisation hollywoodienne des musiques de Wagner et de son esthétique permettent à Guido d’analyser la postérité contradictoire de la musique wagnérienne dans le cadre d’un média artistique voué à l’industrialisation et au commerce, d’autres occurrences, à dimension plus réflexive et auteuriste, ont trouvé place dans les films et théories de certains cinéastes. Dans une note en début d’ouvrage, Guido annonce la deuxième partie de ce qui constitue un diptyque sur le rapport entre Wagner et le cinéma, Cinéma, mythe, idéologie, Echos de Wagner chez Hans-Jürgen Syberberg et Werner Herzog. L’ouvrage est paru en janvier 2020, et constitue un complément indispensable à l’analyse de cette relation particulière et sans cesse relancée – entre instrumentalisation naïve et échos mélancoliques, orchestration enthousiaste et sonorités mortifères, fantasmagorie et envoûtement fascisant –, qui s’est instaurée entre le maître de Bayreuth et le septième art.