Pascal Engel propose de refonder un réalisme exigeant pour faire face aux différents ennemis de la raison : sceptiques, sophistes, romantiques, mystiques, mais aussi pragmatiques.

Ce qui est admirable pour le lecteur familier de l’œuvre de Pascal Engel, c’est l’extrême scrupule avec lequel il restitue la pensée de l’adversaire. Dans la série de dialogues sur la raison, la vérité, le relativisme, les personnages dont les arguments sont réfutés ne sont jamais inconsistants, si bien que quiconque voulant s’opposer au rationalisme de l’auteur trouverait chez ce dernier la structure conceptuelle d’un discours antirationaliste, au moins en apparence, sophistiqué. Aussi celui qui suit P. Engel dans son implacable démonstration ressent-il une joie intellectuelle rare, de celle que l’on vit non lorsque l’on a convaincu son interlocuteur, mais lorsque l’on comprend la nature des désaccords et, dans le meilleur des cas, les raisons de leur existence. Cela, au fond, relève de l’éthique intellectuelle à laquelle il avait consacré son précédent livre. Et, comme dans celui-ci, le philosophe nous invite à admettre le vrai comme la norme de nos pratiques discursives, aussi bien dans la vie quotidienne que dans la recherche scientifique. Il lui faut déployer une grande patience pour parvenir à « philosopher par gros temps » (selon l’expression de Vincent Descombes), tant la vulgate irrationaliste a profondément marqué les esprits. Quels en sont les traits principaux ?

L’idéal-type de l’irrationalisme

P. Engel dégage dix traits, qu’il nous faut énumérer, et dont l’ouvrage explore les différents visages. La raison étant décrite comme abstraite, éloignée du vécu et de la vie, le premier trait est l’anti-abstraction. La raison se disant universelle, le deuxième est l’anti-universalisme. Le troisième est le fictionalisme, les abstractions et les universaux étant des conventions sociales. Le quatrième, la raison n’étant pas autre chose que le règne de la technique, est la rationalisation. La raison cherchant les liens de nécessité et la certitude, et le domaine pratique étant régi par la contingence et l’incertain, le cinquième est l’impotence. Contrairement à l’idéal réaliste et objectiviste de la raison, le monde dépend de nos descriptions et de nos catégories : on doit donc être idéaliste et subjectiviste. Il n’existe pas de raison mais des raisons, les nôtres : dès lors, ces dernières sont relatives à des cultures, des circonstances, des intérêts, et ce qui doit compter est leur utilité pratique. A l’abstraction de la raison, il faut opposer la vie et l’émotion, car il n’existe pas de raison ni de connaissance qui ne soient vécues : il faut donc être vitaliste et accepter le règne de l’affect. Vie et connaissance sont volonté et action, et non soumission à des principes : la raison étant faillible, on doit se montrer, à l’instar de celui qui choisit la foi, volontariste. Enfin, dernier trait, la raison, n’ayant pas d’autorité en matière politique, ne peut fonder la démocratie : il convient de reconnaître son impuissance politique.

On imagine aisément l’importance quantitative et la diversité de ce « Parti de l’anti-raison ». Si l’on n’est guère surpris d’y retrouver Foucault, Deleuze, Derrida ou Serres, nous verrons que P. Engel dénonce (ou plutôt, démasque) des auteurs appartenant à des courants très opposés au post-modernisme, parmi lesquels Dan Sperber. Car, et c’est un des apports du livre, il faut interroger les revendications d’adhésion au rationalisme pour comprendre qu’elles cachent bien souvent un fort scepticisme, lequel n’est pas franchement différent d’un rejet des principes du rationalisme.

Pour nous en convaincre, P. Engel cherche à définir le « noyau essentiel de rationalité » (selon l’expression de Foucault) en partant de la question « Qu’est-ce qu’une raison ? » pour ensuite s’interroger sur la nature de la raison. Il le fait, dans ses trois premiers chapitres, à l’aide de trois dialogues enlevés (érudits et légers à la fois) sur la raison, la vérité et le relativisme.

Nature de la raison

Il est un reproche fréquent adressé au rationaliste : celui d’ignorer l’émotion. Le personnage de Minerva rappelle l’évidence : « Un rationaliste n’est pas celui qui fait de l’homme un être dépourvu d’émotions et de sentiments, mais celui qui est capable de juger malgré ses émotions […], celui qui est capable d’associer ses sentiments et ses émotions à de bonnes raisons »   . Car s’abandonner à ses émotions, c’est ne pas être libre, « l’exercice de la liberté et celui de la raison étant une seule et même chose »   . L’irrationaliste, qui prône le volontarisme, verra au contraire dans l’exercice de la raison une limitation de sa liberté et, notamment, celle de créer ses valeurs. Pour lui, il ne saurait y avoir de raisons indépendantes de notre histoire et/ou de notre milieu social.

Mais s’agit-il alors vraiment de raisons ? Pour P. Engel, « on ne peut dire d’une raison qu’elle en est véritablement une que si elle est conforme aux faits et s’impose à nous après examen »   . Les raisons doivent être fondées dans les choses. Quels critères, quels principes permettent-ils de dire que nos raisons sont effectivement fondées ? On ne peut, lorsqu’il s’agit de nos raisons d’agir, énoncer ces critères et ces principes sans conception du bien, c’est-à-dire sans théorie morale. Et, lorsqu’il est question de nos raisons de croire (qui relèvent de ce que l’on peut savoir), on fait appel, comme dans la science, à des critères objectifs de ce qui constitue une preuve. La connaissance ne saurait dépendre de notre volonté et nous ne créons pas la vérité.

Dès lors, on est en mesure de poser les « principes minimaux » du rationalisme   . Ils sont au nombre de trois : le premier s’oppose à l’empirisme en affirmant qu’il y a des connaissances a priori et des principes a priori indépendants de notre expérience ; le deuxième dit qu’il existe des normes stables et irréductibles de la raison, et la plus importante d’entre elles est la vérité ; enfin, le troisième énonce que nous pouvons avoir une connaissance d’une réalité objective indépendante de notre esprit (objectivisme cognitif). Ces principes, dits minimaux, sont en réalité tout à fait substantiels, si bien que de nombreux auteurs se réclamant du rationalisme ne les revendiquent pas. Ainsi les positivistes du Cercle de Vienne ne souscrivent pas à l’idée de l’existence de connaissances a priori, et Leibniz et Kant rejettent le réalisme métaphysique. Nous pensons néanmoins que les exigences principielles de P. Engel sont justifiées, d’autant qu’elles s’opposent à l’idée selon laquelle la raison pourrait rendre compte de tout ou à celle, soutenue par Hegel, qu’il n’y a pas d’inconnaissable : « L’identification hégélienne de la raison et du réel est le comble de l’irrationalisme »   . On devine que le champ des ennemis de la raison est densément peuplé.

Les ennemis de la raison

P. Engel en distingue cinq catégories. Quatre sont classiques : les sceptiques, les sophistes, les romantiques et les mystiques. Une cinquième l’est moins, mais, dans son livre précédent et dans nombre d’articles, l’auteur insiste sur sa nocivité : le pragmatisme.

Les sceptiques sont ceux qui pensent que les prétentions de la raison ne peuvent pas être satisfaites : il n’y a pas de vérité, et si elle existait on ne pourrait la connaître, la raison étant impuissante à saisir le réel. Mais, et P. Engel le reconnaît, les sceptiques sont de plusieurs sortes, et ceux qui nous prescrivent le silence ne sont pas nécessairement des ennemis de la raison. Nous n’en parlerons donc plus.

Les sophistes, s’ils ne croient ni en la raison, ni en la connaissance, en adoptent néanmoins les apparences : la sophistique adopte la thèse relativiste selon laquelle tous les points de vue sont également valables.

Les romantiques célèbrent l’émotion, l’intuition, la vie, le sentiment, ils « prisent l’obscur contre les Lumières »   . Il en existe plusieurs variétés au sein desquelles P. Engel range Heidegger, Bergson et Sartre : « Quand on nous dit que l’essence de l’humanité est l’existence, que la liberté est absolue et sans fondement, que la seule réalité est la vie et que le concept ne peut la comprendre, on est romantique »   .

Les mystiques ne sont pas très éloignés des romantiques. Pour eux, la raison est impuissante à connaître une réalité qui la transcende et à laquelle on ne peut accéder que par l’intuition.

Enfin, les pragmatistes affirment la priorité de l’action sur la connaissance, du pratique sur le théorique. Dès lors, la vérité se mesurera à ses conséquences, et la raison aura pour fonction d’être utile à la vie. Le pragmatiste vulgaire considère qu’il est bénéfique pour l’espèce d’avoir des croyances vraies, qu’il n’existe donc aucune ontologie normative substantielle.

P. Engel ne se limite pas à désigner les adversaires de la raison, il dresse l’inventaire (presque exhaustif) de leurs procédés « argumentatifs » : paralogismes et sophismes, parmi lesquels le plus répandu est le sophisme génétique, qui consiste à évaluer un argument sur la base de l’origine psychologique ou sociale de celui qui l’énonce, ou le sophisme idéaliste, redoutable et présent chez des auteurs notoires, comme Latour ou Descola, qui réduit l’existence d’une réalité à la croyance à son sujet : « Ce que l’on croit au sujet de la raison est l’expression de la raison, donc si on cesse de croire en la raison, la raison disparaît »   . On le comprend, le relativisme, sous toutes ses formes, reste l’adversaire principal. Nul compromis n’est envisageable entre l’universalisme et lui.

Ce n’est cependant pas une raison pour dénoncer un relativisme imaginaire chez ceux (dont nous sommes) qui critiquent ce qu’il est convenu d’appeler (au moins, depuis le célèbre article de Michael Walzer dans Esprit), « universalisme de surplomb », et lui opposent un universalisme pluriel. Pour P. Engel, l’universalisme ne doit pas, sauf à le dénaturer, s’encombrer de qualificatifs   . Si l’on peut concéder que ces derniers peuvent laisser penser à une euphémisation, en réalité l’universalisme de surplomb n’est pas authentiquement universaliste : il est une sorte de camouflage d’un point de vue strictement local (le plus souvent, occidentalo-centriste) alors que, précisément, l’universalisme, par essence, vaut pour l’humanité tout entière. L’adjectif pluriel indique cette visée globale : sous des expressions diverses, l’universalisme se manifeste comme une exigence partagée. Il convient dès lors de ne pas le confondre avec l’idée, elle véritablement relativiste, d’une pluralité d’universels. Si le rationalisme est revendiqué par ceux qui, en réalité, n’y adhèrent pas, il en de même de l’universalisme, bien souvent dévoyé par des auteurs qui le transforment en idéologie identitaire et exclusiviste. Nous ne suivrons donc pas P. Engel sur ce point.

Le rationaliste a tant d’ennemis que l’on pourrait être tenté de croire que la cause en revient à des exigences intransigeantes que nul ne saurait accepter en totalité. Mais il n’en est rien : « Ce que nous savons change, et le savoir est en ce sens relatif aux modes d’enquête, aux conditions sociales, culturelles, voire politiques de la science. Le rationalisme n’a jamais dit que le savoir scientifique était immuable. […] Ce qu’il dit est que les principes de la méthode scientifique reposent sur des invariants, et que les visées mêmes de la science demeurent constantes. Si l’on n’admet pas ces invariants, on tombe dans une forme de scepticisme ou de relativisme »   . Ajoutons que le principe de base du rationaliste est que les choses soient connaissables.

Mais, surtout, le rationaliste recherche la vérité. Depuis ses premiers travaux, P. Engel s’évertue à nous dire qu’elle est une « norme épistémique inéliminable »   , qui ne s’identifie pas à ce que l’on tient pour vrai (qui n’est pas nécessairement vrai), ni aux « vertus de vérité » (selon l’expression de Bernard Williams), telles que la sincérité ou la véracité. Le relativisme quant à la vérité prend des formes diverses, mais le plus redoutable est celui que défendent certains philosophes, comme Hilary Putnam, en considérant que la vérité est relative à un schème conceptuel, autrement dit qu’il n’existerait pas de descriptions de la réalité qui soient indépendantes d’une perspective. Pourtant, rétorque P. Engel, des descriptions incompatibles du monde ne peuvent être vraies en même temps : « Ce qui est vrai est qu’il y a de nombreuses vérités différentes mais compatibles, exprimables dans différents vocabulaires »   .

Quant au relativisme culturel, sorte de « philosophie » spontanée de notre temps, il s’invente un adversaire de paille : le rationalisme n’exige évidemment pas de nier que le fonctionnement de la raison diffère d’une culture à une autre (les conditions matérielles et géographiques de la production du savoir affectent les thématiques et les formulations des contenus). En revanche, si les formes de raisonnement changent, « les raisonnements corrects aboutissent bien aux mêmes résultats »   .

On peut ainsi soutenir un fonctionnalisme de la vérité, selon lequel il en existe un concept unique, conforme au rôle de la vérité, mais il existe de multiples manières dont ce rôle est réalisé (« réalisabilité multiple » de la vérité). P. Engel ne se contente pas de ce concept fonctionnel, qu’il dit « minimal », et lui donne de la substance en rappelant son accord avec la thèse de la vérité comme correspondance aux faits. Cette exigence de défense d’un concept robuste présente l’avantage d’admettre qu’il existe des domaines où le vrai ne s’applique pas, ceux où il n’y a pas de faits véritables   . La vie politique est-elle de ceux-là ?

Vérité et démocratie

On sait P. Engel grand lecteur de Julien Benda (1867-1956). Et c’est l’enseignement de Benda (et, au-delà, de Renouvier) qui le conduit à considérer que la raison fondamentale de pratiquer le culte de la vérité tient à la survie de la démocratie. Celle-ci est un régime qui ne prend pas prétexte de la nécessaire liberté d‘opinion et de parole pour la confondre avec l’égale vérité des opinions. Cette « tyrannie de la majorité », pour parler comme Tocqueville, se méprend en assimilant la vérité au consensus.

Si la démocratie suppose une défense intransigeante de la notion de vérité, on ne peut guère dire que les philosophes politiques contemporains les plus fameux souscrivent à cette thèse. Rawls, par exemple, considère que la vérité n’a pas sa place dans l’idéal politique de la raison publique : c’est la cohérence rationnelle qui sert de « critère de correction ». Cette « abstinence épistémique » autorise à rapprocher Rawls de ceux, tels R. Rorty, M. Foucault ou C. Schmitt, que l’on peut, avec Bernard Williams, nommer les « négateurs » en matière de vérité. P. Engel insiste, à juste titre, sur la nécessité pour une démocratie de reposer sur une conception substantielle de la vérité. Celle-ci, contrairement à ce que prônent les philosophes du soupçon, n’est pas une abstraction vide au service de la classe dominante.

Dès lors, comme l’écrit P. Engel, il faut être « épistémocrate tout en étant démocrate »   . C’est d’autant plus nécessaire que se répand l’idée que l’expression d’une opinion par Internet concourt à renforcer la démocratie : l’auteur voit dans cette confusion entre démocratie et démagogie une des causes de la montée en Europe des populismes de droite. Mais, remarque-t-il également, R. Rorty, en affirmant que « la vérité n’est pas une propriété de nos assertions mais juste une marque d’approbation que nous leur adressons »   , avait prophétisé l’évolution délétère que nous observons aujourd’hui   . La conciliation entre épistémocratie et démocratie, plus que jamais nécessaire, doit emprunter la voie tracée par les théoriciens, David Estlund notamment, de la conception épistémique de la démocratie, selon laquelle cette dernière est une source légitime d’autorité « parce qu’elle prend des décisions qui sont correctes d’après des standards indépendants de justice et de vérité »   . Même si P. Engel ne mentionne pas les nombreux travaux (notamment la remarquable thèse de Juliette Roussin ou encore les analyses de Charles Girard) qui invitent à nuancer son enthousiasme, nous le suivrons dans la perspective ainsi tracée : des décisions démocratiques doivent être prises sur la base de « procédures acceptables pour tous les agents rationnels, comme celles qui gouvernent les jugements d’un jury »   . Faut-il ajouter que cette position suppose que la vérité ne soit pas sous la domination des valeurs pratiques, comme le préconise le pragmatisme vulgaire ?

Devant la constance de ces attaques contre la raison, il n’est pas interdit de penser que les réponses du rationalisme doivent se renouveler. Comment ?

L’agenda du rationalisme

C’est le titre de l’important chapitre VII de l’ouvrage. Nous avons énoncé supra les engagements de base du rationalisme. Ils ne suffisent cependant pas. Un rationalisme substantiel doit défendre quatre thèses : la raison est une faculté de l’esprit, les normes morales et cognitives sont constitutives de la raison, ces normes sont connaissables a priori et, enfin, elles impliquent des raisons objectives et valides pour nos actions et nos croyances. On pourrait adjoindre à ces quatre thèses (dont on se demandera si elles font système) le réalisme ontologique, mais le projet de l’auteur est de se limiter à proposer une épistémologie de la raison dans les domaines des normes et de l’action.

Il est une distinction centrale que le renouvellement souhaité impose de faire, celle entre donner des raisons et rendre raison. Elle revient à parler, aussi bien pour les croyances que pour les actions, d’une face subjective ou interne des explications par les raisons et une face objective ou externe de celles-ci. Cette distinction recoupe, P. Engel le souligne, « celle entre des raisons qui motivent ou expliquent nos actions et nos croyances en rendant celles-ci “rationnelles aux yeux de l’agent” (Davidson) et qui en sont les causes, et les explications qui justifient ou fondent nos actions et nos croyances », soit donc distinguer entre les motifs et les justifications   . Ce dualisme est sans doute irréductible : la fonction explicative se réfère au monde de la nature, la fonction justificatrice requiert des principes normatifs qui ne se laissent pas réduire aux faits naturels : « L’empire des normes ne se réduit pas à celui de la nature »   .

C’est sur le fondement de cette dernière proposition que P. Engel examine comment défendre le rationalisme moral tout en conservant l’objectivisme, soit accepter que l’on puisse « agir pour des raisons susceptibles d’être accessibles et connues […] sans pour autant recourir à un univers improbable de faits pratiques et moraux autonome et indépendant »   . La voie, remarque-t-il, est très étroite, mais elle est bien fréquentée puisque l’on y croise Thomas Scanlon   ou encore, avec quelques différences, ici, négligeables, Christopher Peacocke   . L’idée centrale, commune à ces auteurs, est l’indépendance des vérités morales par rapport aux agents qui les reconnaissent.

Nous disions plus haut qu’il ne fallait pas prendre au pied de la lettre les professions de foi rationalistes. Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à montrer tout ce qui distingue le rationalisme que P. Engel appelle de ses vœux avec une revendication infondée, celle qui se réfère à « la face obscure de la rationalité ». Ce point est décisif.

Pour P. Engel, nous avons affaire, avec les travaux d’Hugo Mercier et Dan Sperber (The Enigma of Reason. A New Theory of Human Understanding, 2017), à un obscurantisme subtil puisqu’ils concluent à l’inexistence de la raison en tant que faculté de l’esprit et instance normative. Cette conclusion radicale, et qui peut sembler surprenante, est fondée sur l’idée que la raison, étant, selon H. Mercier et D. Sperber, le produit de l’évolution, ne peut être une faculté de raisonnement et une instance de choix conscient de la part de l’individu. A l’appui de cette thèse, ils invoquent la faillibilité de la rationalité. Aussi l’idéal d’objectivité serait-il impossible à atteindre, et nos raisons ne seraient que des rationalisations. Elles serviraient seulement à nous justifier aux yeux d’autrui. Les raisons seraient donc seulement des constructions sociales « destinées à introduire un élément normatif en vue de la “consommation sociale” »   . Dans cette perspective, la théorisation d’H. Mercier et D. Sperber converge avec le relativisme cognitif et le pragmatisme de Rorty. Si elle était juste, tous les efforts de P. Engel seraient vains et les piliers de la raison, patiemment bâtis par l’auteur et résumés à la fin de l’ouvrage   , s’effondreraient comme château de sable. Nous les pensons plutôt de marbre et le talent et l’érudition de P. Engel ne sont pas étrangers à notre conviction.