Les images et les textes du peintre Georg Baselitz réunis dans ce livre prouvent que les écrits des peintres méritent d'être valorisés auprès des oeuvres.

Georg Baselitz, artiste plasticien allemand, bénéficie d'une certaine réputation en France, souvent réduite à ses provocations, à ses scandales et à ses portraits renversés. C'est oublier que l'inversion du motif ne résume pas sa carrière. Certes cette idée relève d'une libération de la peinture, libération à l'égard de l'objet à représenter. Une manière d'échapper à ce que certains nomment la "peinture allemande", à savoir à l'expressionnisme.

Mais les créations de Baselitz tiennent à autre chose, bien souligné dans cet ouvrage : la colère.  « Être en colère est une bonne chose », écrit-il en 1983. Colère envers ceux qui réduisent la peinture à ses motifs, au lieu de faire valoir l'essentiel : les inventions picturales (et non le contenu représenté). Il le souligne constamment, notamment en 1985.

Au reste, le public francophone est excusable, car il est en retard. Sa connaissance des œuvres de Baselitz autant que sa connaissance des textes, entretiens, manifestes, discours et conversations de l'artiste avec des conservateurs, des historiens d’art et des critiques publiés au fil des années laissent à désirer. Ces documents sont disponibles en allemand et en anglais. Une jeune maison d’Éditions, L’Atelier Contemporain, nous en donne désormais l'accès en français. Sise à Strasbourg, dirigée par François-Marie Deyrolle, cette maison produit de nombreux ouvrages élégants, assez généralement orientés vers les arts et les artistes, parfois vers la poésie. À quoi s’ajoutent de riches iconographies.

Danse gothique, Écrits et entretiens, 1961-2019 rassemble aussi des souvenirs, des réflexions sur l’art et la société dues à Baselitz, des notes sur son identité et son inscription dans l’histoire de l’Allemagne. Le titre, Danse gothique, est explicité par le propos d’un critique allemand, Julius Meier-Graefe : « Tout grand artiste danse ses œuvres » (1907) qu’il convient d’aller chercher loin dans le volume   .

 

 

Georg Baselitz

Y a-t-il aujourd'hui un regain d’intérêt pour l’art contemporain allemand, après la vague des succès postmodernes (Immendorff, Lüpertz, Polke, Penck, etc.) ? Baselitz, âgé aujourd’hui de 82 ans, bénéficie d’une reconnaissance tardive par les collections publiques. Les peintres cités ci-dessus ont été pour lui de vrais compagnons de lutte par le passé. Mais, même frères en peinture (1987), leurs chemins se sont séparés. Baselitz souligne plutôt ses rapports avec Arthur Penck (1988).  

L’inscription de Baselitz dans l’histoire de l’Allemagne caractérise le mieux l’atmosphère dans laquelle ces documents désormais publiés en français ont été produits. L’artiste raconte son enfance et sa formation, la prégnance de ses origines et l’univers de son enfance. Quant à son accès à l’art, il n’est pas dupe de son propre devenir : « j’ai aussi eu ce stade intermédiaire entre œuf et poule », avant l’envol (2010).

Né en 1938 en Saxe (qui fut ensuite en DDR) à Deutschbaselitz en pays Souabe, appelé Gossbaselitz durant le nazisme, il a grandi entre une mère institutrice et un père, ancien nazi, maître d’école. Après-Guerre, vivant à l’Est, il reçoit une éducation communiste. Il se souviendra cependant longtemps encore des discours sur Krupp, ce fabricant d’acier et d’armes allemand pas tout à fait indifférent au nazisme. Il vit dans la pauvreté et la honte qui saisit toute l’Allemagne (1992, 2017), mais aussi sans voir avant 1957 les œuvres anciennement considérées comme « dégénérées » par les nazis (dont celles d’Otto Dix) (2013). Son oncle, pasteur, l’initie à l’histoire de l’art, en lui montrant, outre les tableaux des musées de Dresde – une ville détruite durant la guerre et que lui et sa femme n’abordent pas de la même manière (2013) –, les œuvres de Ferdinand von Rayski, sur lesquelles il faudrait insister.

Refusé à l’académie de Dresde, en 1955, ce qui est bien raconté dans un entretien avec Hartwig Fischer (2013), il est accepté à l’École des Beaux-Arts de Berlin-Est en 1956. Il se coupe d’une certaine manière de sa famille et du territoire familier. Il peint de sujets idéologiques qu’il ne montre plus (le salut par le socialisme). Cela dit sans oublier que la plupart des peintres nés au début du siècle s’étaient exilés depuis les années 1930, désertifiant le champ de l’art allemand.

Renvoyé au terme d’un an (avec un 1, une très bonne note, en éducation civique, parce qu’il suffisait de répéter la doctrine, transformé en 5, très mauvaise note, du fait des œuvres présentées), il se rend à Berlin-Ouest (sans plus d’attrait pour la vie à l’Ouest), où se rencontre à l’époque l’influence de l’Amérique (Pollock, notamment) et un peu de la peinture française (Artaud, Fautrier, Michaux, Picabia), à côté de Picasso déjà connu en Allemagne de l’Est.

                                    Peter Klasen (1957)

[Peter Klasen (1957)]

 

Il y rencontre Peter Klasen qui venait de Lübeck, mais vit plutôt solitaire. Il s’intéresse alors à l’abstraction (la volonté de peindre des tableaux), puis il revient à la figuration (qui consiste à les relier à des objets), vers 1960 (époque où il se rend à Paris (2017)). En 1975, il peint des aigles (non des oiseaux conquérants, mais plutôt ceux des romantiques ou de Marcel Broodthaers). À partir de ce moment, on ne compte plus les rencontres dont il tire sa propre dynamique. La préface de l’ouvrage fait avec précision le point sur tout cela. Y compris sur les ambiguïtés de la célébration, après la chute du mur, des peintres de la DDR, qu'on valorise alors qu’ils ont chassé Georg Baselitz.

Les images laides

Son œuvre est traversée par une interrogation classique (en Allemagne en tout cas depuis Kant, Hegel et Schiller) : qu’est-ce qu’être son temps ? Et comment l’être au mieux ? Questions auxquelles Baselitz répond, appuyé sur son expérience, qu'il n’est pas nécessaire de l’être (1984, 1987). Mais il n’est pas certain qu’il s’en tienne à cela. Du moins, s’inscrit-il dans un certain passé de la « peinture allemande », celui des images laides. Qu’entendre par-là ? Baselitz soutient que la tradition de la « peinture allemande », c’est la tradition des tableaux laids. Dürer, maître du laid, en premier lieu. C’est une peinture qui peut aussi paraître exotique, mais elle est surtout laide aux yeux des étrangers (1988). En vertu de quoi, il se trouve légitimé à partir de la dysharmonie dans ses tableaux, du laid ou, dit-il encore, « du gros nez, de l’œil qui goutte, du poil qui dépasse, de la jambe en trop, des trop gros pieds » (1988).

Cela justifie-t-il les portraits renversés, qui sont presque toujours référés, dans les histoires de l’art moderne ? En vérité, dans ces conceptions de la peinture se joue tout autre chose. Ces « images laides » correspondent à d’autres déterminations : d’abord à un style de création, Baselitz affirmant qu’il ne sait pas peindre, qu’il n’a pas besoin de talent pour créer, qu’il évite les formes d’habileté, de dextérité dont on revêt fréquemment les créateurs. Ensuite, le portrait renversé expose aux spectateurs le refus de l’attendu. Il y est bien question d’une invention d’une nouvelle méthode et de la nécessité de se donner de nouveaux objectifs.

 

                                    Albrecht Dürer, portrait de la mère de l'artiste âgée de 63 ans, 1514

[Albrecht Dürer, portrait de la mère de l'artiste âgée de 63 ans, 1514]

 

Disons-le autrement : il est question de peindre des sujets insignifiants à l’envers. Et ceci depuis 1969. Un tel geste s’élève contre les conventions de la connaissance : le ciel en haut, la terre en bas… Baselitz, dans sa peinture, libère le tableau de la reconnaissance des figures. On n’en a pas besoin. Les tableaux qui l’intéressent ne procèdent pas des objets peints en eux. Il n’est plus question de distraire le regardeur de l’image peinte.

Pour autant, une interview de 1975, montre qu’il ne s’agit pas d’apparenter ce geste à celui qui est arrivé à Caspar David Friedrich ou à Kandinsky (et son regard porté par hasard sur une toile ancienne renversée, motif pour lui de son passage à l’abstraction). L’idée, chez Baselitz, aurait germée en 1968. Le premier tableau de ce type - La forêt sur la tête -, peint systématiquement à l’envers, ce qui n’est pas le cas des sculptures (1983), à partir de motifs repris à la peinture traditionnelle, permet de saisir qu’« un objet peint la tête en bas est valable en peinture parce qu’il ne vaut rien en tant qu’objet ». On pourrait ajouter à ce propos quantité d’autres portant sur les couleurs dans sa peinture (synthétisés dans un texte de 2003).

Baselitz en est venu à cette solution, qui renvoie aussi à un thème du Lenz de Büchner, au terme d’un parcours, au demeurant peu linéaire, et dont nous ne pouvons malheureusement retracer les arcanes et les influences. Trait remarquable : la provocation des premiers temps, et la volonté de brouiller les visages. Pour autant, il refuse d’être ancré dans la situation concrète qui laisserait croire qu’il suit les exemples proposés par « la colonisation » internationale, synonymement la « peinture américaine ».

Des écrits incantatoires

Un temps, Baselitz exhibe dans ses tableaux des masturbations et des érections qui font scandale et conduisent parfois à la saisie des œuvres. Mais cela ne correspond pas du tout à l’expression d’un « mauvais goût ». Il y a aussi derrière ces travaux une conception pessimiste du monde de la peinture qui s’ajoute à la revendication de la liberté artistique.

Quel rapport avec les écrits ? En l’occurrence, l’éditeur de cet ouvrage a raison de faire remarquer que le style des écrits de Baselitz est caractéristique. Il tient, dans les premiers temps de l’exercice de peindre, à l’incantation. Baselitz fait alors preuve d’une certaine violence, et ne s’interdit pas le cri de révolte, témoin particulier d’une situation plus générale des artistes en Allemagne de l’Est, à l’époque. Dans le « Manifeste pandémonique », rédigé avec Eugen Schönebeck, en 1961, il expose en public, avec « les tripes des auteurs », la colère d’une jeune artiste qui confronte l’Allemagne d’après-guerre à son passé nazi : de la rage, « brut(e) de décoffrage ». Il voulait déclencher un électrochoc au cœur de deux Allemagnes qui semblaient s’occuper d’autre chose que de l’essentiel. Les deux artistes se sentent alors en-dehors de tout groupement artistique. Ils prennent donc toute leur liberté. Moyen de prendre aussi des distances avec eux-mêmes.

 

                                Manifeste pandémonique, 1961

[Manifeste pandémonique, 1961]

 

De là, tant de scandales et de procès attentés contre ses œuvres. Ils sont racontés dans l’ouvrage, vécus de première main. Et parfois avec humour. Les lecteurs disposent pour en juger des reproductions des œuvres inquiétées.

Cela étant, ces épisodes commentés dans les interviews permettent à Baselitz de revenir sur le statut des œuvres relativement à ce que beaucoup cherchent encore, une représentation (fût-ce d’un sexe !). Il précise : « Il n’y a jamais eu dans les tableaux d’illustration de ce qui se produisait dans l’environnement des gens ». Les peintres n’ont à faire qu’à leur matériau tel qu’il se transmet de tableau en tableau. Le problème ce n’est pas l’objet dans le tableau, mais le tableau comme objet. Y compris en ce qui concerne les tableaux dédiés à Elke, sa femme (1996). Baselitz reste dans la neutralité du sujet. Il neutralise le contenu représentatif, justement par le renversement. Encore une fois, le tableau n’est pas le miroir d’une quelconque réalité.

Le public

De très nombreuses idées peuvent surgir au cours de la lecture de ces écrits. Retenons-en encore une. Baselitz fait une place au public dans sa réflexion, insistant d’abord sur la nécessité de condamner la manière dont on le courtise, en particulier dans les politiques culturelles. Cette place faite au public ne saurait contribuer à entretenir le mythe d’un art langage et d'oeuvres à messages à recueillir par ce public : « Je trouve qu’un tableau est une chose sensible et que cette sensibilité est mise en péril par son utilisation » (1988). Certes, on regarde les tableaux, on les rencontre, parce que l’art est livré au regard de tous. Mais, sans signification clairement définie. L’idée d’attirer le public par des « scandales » picturaux ou par des films insupportables, par exemple, à ses yeux, Apocalypse Now, le film de Francis Ford Coppola, sorti en 1979 (2006), le dégoûte. Le travail de l’artiste, affirme-t-il, en 1978, n’est pas utilisable, et encore moins pour convaincre ce public de quoi que ce soit ou pour le muer en fidèle d’un culte.

Au demeurant, les travaux de l’artiste n’ont pas besoin de médiateur. Pourquoi ? Parce que la médiation s’occupe souvent plus de l’artiste que de l’œuvre, plus du « sujet représenté » que de l’art, et qu’en fin de compte les œuvres d’art sont indépendantes du regard qu’on porte sur elles. Disons que, selon Baselitz, les médiations se consacrent à intégrer, « citoyenniser », « sociétaliser » le public par l’art, alors que ce dernier ne peut jouer un tel rôle. Les tableaux sont des « inventions », il y insiste encore. On ne va pas de la réalité à l’œuvre, mais de l’œuvre à l’œuvre. C’est toujours à ce type de résultat que les spectateurs ont affaire : le tableau. Un tableau est autonome. Et de ce fait, nul n’a à s’occuper spécialement des tableaux à des fins pédagogiques. Il faut simplement les mettre à disposition du public, et permettre « de les regarder de façon simple, complète, libre et sans prétention », ce qui est la seule perspective envisageable : examiner les œuvres par leur teneur artistique en usant d’une sensibilité historique et artistique.

Il y revient plusieurs fois. Le spectateur doit apprendre à repousser l’abondance des formes d’identification présentes dans sa tête, d’autant, avoue Baselitz, que les tableaux, une fois sortis de l’atelier, font sans aucun doute des impressions différentes de celles qui ont présidé à leur création.

Dernière raison, un peu radicale : il se méfie de tout cela à juste titre, du moins dans les années de ses débuts. Il se trouve, en effet alors, devant un art qui plaît au grand public et qui est celui du national-socialisme ou de la RDA. Le public n’a pas quitté l’esthétique de ces poncifs. « C’est la pire chose qui puisse arriver à une œuvre d’art » (1987).