La découverte de photographies du camp de Sobibor révèle la vie joyeuse des SS, au cœur même de l'horreur de la Shoah.

En 1979, à Jérusalem, au cours du tournage de son film Shoah, Claude Lanzmann interviewa Yehuda Lerner, un des survivants de l’insurrection du camp d’extermination de Sobibor, qui commença précisément le 14 octobre 1943 à 16 heures. Il y a donc 77 ans.

Yehuda Lerner, un homme qui n’avait jamais tué personne, et qui s’était évadé huit fois de camps de concentration et d’extermination en Pologne orientale, avait fendu en deux le crâne de Johannn Niemanns, le commandant du camp, d’un seul coup de hache.

Cet exploit, suivi de beaucoup d’autres, avait été minutieusement organisé pendant six semaines par Alexandre Petcherski, un officier juif de l’Armée rouge, qui était né à Krementchoug, en Ukraine en 1909.

Petcherski arriva au camp de Sobibor en provenance du camp de travail de Minsk le 22 septembre 1943, dans un convoi de 2 000 Juifs, parmi lesquels se trouvaient 600 prisonniers de l’Armée rouge.

Approché par les membres du mouvement de résistance parce qu’il est officier, il accepte le rôle d’organisateur et de commandant de la révolte. Il était prévu d’assassiner la plupart des 17 SS du camp. Chaque SS devait être attiré dans un endroit isolé et tué. Les Juifs devaient ensuite s’emparer des armes à l’arsenal et prendre la fuite par l’entrée principale du camp, car ses abords étaient minés. Alors que 11 SS avaient été abattus, la découverte d’un des cadavres alerta les gardiens. Alexandre Petcherski ordonna alors à ses camarades d’ouvrir aussitôt une brèche dans les barbelés, et de courir à travers les champs de mines.

Sur les 600 prisonniers, 300 réussirent à franchir les barbelés, 70 furent tués sur place, en tentant de s’enfuir, et 170 furent repris ou tués dans les jours suivants, ainsi que ceux qui n’avaient pas participé à l’évasion. 57 Juifs avaient réussi à s’éloigner des champs de mines et à gagner les forêts. Puis, les fugitifs se scindèrent en plusieurs petits groupes, ce qui leur donnait une meilleure chance d’échapper aux recherches.

Une centaine de Juifs de Sobibor ont survécu à la guerre, dont Petcherski qui réussit à rejoindre une unité de partisans soviétiques dans la région de Brest Litovsk. Peu de temps après, il fut expédié dans un bataillon disciplinaire (un tiers des officiers évadés furent envoyés dans ces bataillons). Grièvement blessé en août 1944, il fut évacué vers l’arrière, et fut hospitalisé jusqu’à la fin de l’année 1944. Il témoigna devant le tribunal international de Nuremberg. Au lendemain de la guerre, revenu à la vie civile, il fut arrêté par le NKDV qui l’accusa de s’être laissé capturer vivant par les Allemands. Condamné à une longue peine de camp, il fut cependant libéré parce que cette condamnation avait provoqué un scandale. Il mourut en 1990 à Rostov-sur-le-Don.

La révolte de Sobibor fut un succès, mais elle n’eut pas pour conséquence la fermeture des camps et l’arrêt de l’extermination. La décision de démanteler les camps avait été prise par les nazis avant celle-ci, mais l’héroïsme des insurgés accéléra la destruction de Sobibor et de Treblinka, où une insurrection eut également lieu.

 

L'histoire et la mémoire de Sobibor

La première mention du camp de Sobibor, où 250 000 Juifs furent assassinés, parut en URSS le 6 août 1944 dans la Krasnaïa Zvzeda (Journal de l’Armée rouge) dans un article de Vassili Grossman, intitulé « Dans les villes et les villages de Pologne ». Un récit plus détaillé sur le camp et le soulèvement fut publié dans la Komsomolskaïa Pravda du 2 septembre de la même année sous le titre « Une usine de la mort à Sobibor ». Les auteurs de l’article avaient rencontré quelques survivants qui leur avaient raconté ce qu’ils avaient vu et vécu. Alexandre Petcherski publia un livre au très modeste tirage Le Soulèvement du camp de Sobibor.

Toutefois, les témoignages des survivants ne constituent pas les seuls documents existant sur le camp d’extermination de Sobibor. Un des plus importants est l’ouvrage de Gitta Sereny Au fond des ténèbres. De l’euthanasie au meurtre de masse, un examen de conscience (Tallandier, coll. Texto, 2013). Cette journaliste britannique qui avait assisté au procès de Nuremberg en 1945 et travaillé dans le cadre d’un programme d’aide des Nations unies aux enfants survivants dans les camps de personnes déplacées en Allemagne, a retranscrit ses entretiens à la prison de Düsseldorf avec Franz Stangl, qui fut le commandant des camps de Sobibor, puis de Treblinka du mois de septembre 1942 au 2 août 1943, jour de la révolte du Sonderkommando de ce camp.

Gitta Sereny qui avait obtenu des magistrats l’autorisation d’interroger Stangl après sa condamnation, enregistra soixante-dix heures de conversations, puis consacra dix-huit mois à la consultation des archives et à la rencontre de membres de sa famille et de personnes citées par le condamné.

Arrêté au Brésil le 28 février 1967, le commandant Franz Stangl fut extradé en Allemagne le 22 juin de la même année. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, il mourut dans sa cellule d’une crise cardiaque quelques heures après sa dernière rencontre avec Gitta Sereny le 28 juin 1971. Les autorités pénitentiaires avaient alors suspecté Madame Sereny d’avoir empoisonné le condamné avec les douceurs qu’elle lui apportait au parloir, dans l’espoir de favoriser ses confessions. Les dernières paroles qu’elle avait pu lui extorquer dans l’attente d’un sentiment de repentir, furent : « La vérité est que je ne devrais plus être en vie. »

Jusqu’à la publication de l’album Fotos aus Sobibor, publié à Berlin par Metropol Verlag, on ne connaissait que deux photos du camp de Sobibor. Stangl avait longuement décrit avec quelque fierté à Gitta Sereny comment il avait fait de Treblinka et de Sobibor des lieux de vie très agréables pour les SS. Alors que les convois arrivaient jour et nuit, et que toutes les deux heures deux mille personnes étaient assassinées, les SS menaient la belle vie dans un espace champêtre. Stangl vivait dans une villa surnommée « Le nid d’hirondelles » ; les SS se promenaient dans le zoo du camp.

On pouvait se faire une idée de la vie des SS au sein des camps d’extermination lorsqu’avaient été publiées les 193 photos de L’Album d’Auschwitz. Elles avaient été prises sur la Judenrampe de débarquement des trains, au mois de mai 1944 par les SS Ernst Hoffman et Bernhard Walter, chargés de prendre les photos d’identité et les empreintes digitales des Juifs admis à entrer dans le camp. Elles montrent la sélection d’un convoi de Juifs hongrois, effectuée avec la plus grande ruse, dans le calme. Quelques SS seulement séparent les vieillards, les femmes accompagnées d’enfants en bas âge, qui vont être immédiatement gazés, de ceux considérés aptes au travail et admis dans le camp.

Une autre série de photos, prise au Centre de loisirs des SS de Solahütte, à 30 kilomètres au sud d’Auschwitz, montre la vie joyeuse qu’on y mène. C’est une des rares séries de photos où l’on peut reconnaître Rudolf Höss, l’ancien commandant du camp, venu superviser l’extermination des Juifs hongrois, Josef Kramer, surnommé « la bête de Bergen Belsen », et Josef Mengele, le médecin qui choisissait sur la rampe, les « spécimens » destinés à ses « expériences ».

Un chœur de 70 gardes est accompagné par un accordéoniste. Un groupe de Helferinnen SS, assises en rang sur une barrière, tendent chacune une coupelle. Commentaire : « Hier giebt es Erbeeren ! » Ici, il y a des myrtilles ! Elles en redemandent.

On chante, on danse, on joue de l’accordéon dans le parc, devant un chalet.

Les SS sont heureux et rubiconds.

On ne connaissait que deux photos d’excavatrices géantes en train d’extraire les corps des Juifs gazés à Treblinka, afin de les incinérer sur les « grills », prises par le SS Kurt Franz. Il existait aussi une autre prise de vue depuis l’enceinte du camp de Sobibor, et une photo de SS devant les casernements où ils étaient hébergés.

Les deux camps avaient été totalement détruits après la révolte des Juifs à Treblinka, le 2 août 1943 et à Sobibor, le 14 octobre de la même année, comme il a été dit. Leurs sites furent rasés et plantés de forêts de pins, afin d’effacer toute trace des crimes qui y avaient été commis.

 

Le bonheur, au sein de l'enfer

On n’imaginait pas qu’une nouvelle source d’archives pût être encore découverte. Or, soudain, voici que 75 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des images de ce qui semblait enfoui à jamais, notre savoir s’enrichit d’images, fixées par les criminels eux-mêmes.

Que voyons-nous ? Le bonheur, au sein de l’enfer.

Ainsi, on découvre deux photos qui attestent la présence du garde Ivan Demjanjuk au sein d’un groupe de gardes du camp. Ces gardes qui chassaient les Juifs nus dans « le boyau » vers les chambres à gaz, à coup de fouet et de baïonnette. Lui, qui avait affirmé lors de son procès à Jérusalem, puis en Allemagne, n’avoir jamais mis les pieds à Sobibor.

Niemann, homme méticuleux, racontait à son épouse, sa vie heureuse en photos dans le camp de la mort. On le voit d’abord en 1939, en début de carrière, vêtu de son uniforme de SS, en compagnie de son épouse Henriette Frey. Des images d’un camp nazi, avec des parterres de fleurs en forme de croix gammées, des baraques de gardiens, des défilés, des remises de médailles, des photos de Himmler parcourant en long manteau, dessiné et taillé par Hugo Boss, les allées du camp de Esterwegen. Corvée, torse nu, de pluche de pommes de terre, musique, relève de la garde. Hitler rend visite à ses SS, auberge du camp. Parmi les photos de la vie heureuse au camp, le premier né du couple, dans son berceau.

En remontant quelques années en arrière, les images nous apprennent où Niemann a fait ses classes. Au T4, le programme d’extermination des malades mentaux et des handicapés, promis à « une mort miséricordieuse », sur lesquels furent testés les gaz mortels dans quatre lieux de mise à mort, dont le château de Grafenek et le centre de Bernburg, où Niemann officie sans état d’âme. Envoyant à sa femme des photos de lui dans sa chambre et devant le centre-même de mise à mort. Cela voisine avec des décors champêtres, des bords de lacs, des promenades en bateau.

Enfin, au faîte de sa carrière, Niemann entre à Sobibor, qu’il photographie abondamment. A l’entrée deux poteaux portant l’inscription : « SS Sonderkommando ». Des maisons basses et blanches derrière une double enceinte de branchages. Des mats au sommet desquels flotte le drapeau à croix gammée. Des miradors. Les gradés se prennent en photo devant leur Kasino, montés sur de grands chevaux

Comme le raconta Stangl à Gitta Sereny, il y avait un puits, construit en rondins de bois, une ferme, une belle salle à manger, une terrasse avec de larges fauteuils, un zoo, une station d’essence. Après les gazages, on joue de l’accordéon, du violon, aux échecs. On sert des collations, les cuisinières qui servent à table, se mêlent gaiement aux SS et se font immortaliser dans leurs bras. Ils vont caresser les petits cochons qui viennent de naître, soigner les oies, destinées à couvrir par leurs cris les hurlements des victimes asphyxiées par les gaz de combustion du moteur d’un tank Diesel.

Pendant leurs permissions, les SS se rendent en car en excursion. Ils retrouvent leurs épouses et font la fête au Château Sans Souci. Ils poussent jusqu’à Berlin. Photographie de la Porte de Brandebourg, Unter den Linden, l’Opéra. Sur la route du retour, vers le camp d’extermination, ils font une halte pour un piquenique et picolent du schnaps.

Et puis, un jour, survient un événement impensable dans le monde des SS. Les Juifs se révoltent et, en quelques minutes, exécutent leurs assassins. Suivent donc, les photos des cercueils exposés, des funérailles au cimetière militaire de Chelm. Car, les familles ne sauraient découvrir le crane coupés en deux des SS.

Johann Niemann avait eu deux enfants avec Henriette, sa chère « Henny », qui a conservé les lettres de son « Jonny ». Mais aussi son carnet de caisse d’épargne et un formulaire énumérant minutieusement les possessions du commandant de Sobibor, retournées à sa famille au lendemain de sa mort. Toujours et encore le souci du détail.

 

De l'histoire familiale à l'Histoire

Les descendants de Johann Niemann, tué dans les premiers instants de la révolte de Sobibor, avaient hérité de deux albums contenant pas moins de 361 photos décrivant le bonheur de vivre dans un camp d’extermination, au temps de l’Opération Reinhard, ordonnée par Heinrich Himmler. Il s’était rendu à Sobibor le 12 février 1943, pour inspecter les modalités de « la Solution finale de la question juive ».

En 2015, le petit-fils de Johann Niemann, commandant en second de Sobibor, a attendu la mort de ses parents pour faire don à l’historien Martin Cüppers, professeur à l’Université de Stuttgart des deux albums de son grand-père, jusque-là, conservés au sein de la famille dans le plus grand secret. Les deux Albums ont été légués par la famille de Johann Niemann au Mémorial de l’Holocauste à Washington.

Une exposition a été organisée au mois de janvier 2020 à Berlin. Ce gros ouvrage, Fotos aus Sobibor, contenant les photographies collées dans les deux albums, ainsi qu’un abondant appareil historique, constituent une contribution majeure à la connaissance de la Shoah. Ce chapitre « glorieux de notre histoire qui n’a jamais été écrit et ne saurait jamais l’être », selon les mots prononcés par Heinrich Himmler le 4 octobre 1943 devant un monceau de cadavres, est donc révélé grâce à ces clichés photographiques.