Une synthèse et une réédition permettent de revenir sur l’entente entre Hitler et Staline, sur sa perception outre-manche et sur ses conséquences pour les prisonniers militaires polonais.

Le pacte germano soviétique a constitué l’un des aspects centraux de la marche vers la Seconde Guerre mondiale. Alliance révélant la nature des régimes totalitaires pour les uns, revirement tactique dans la lignée des accords de Munich pour d’autres, le traité de non agression entre les deux dictatures continue d’alimenter les débats historiques contemporains. L’ouvrage de l’historien britannique Roger Moorhouse en propose une nouvelle synthèse, dont l’originalité pour un lecteur francophone repose surtout sur l’analyse des réactions de la société anglaise. Parallèlement, la réédition du classique de Joseph Czapski, Terre inhumaine, permet de rendre compte des conséquences du Pacte pour les militaires polonais prisonniers en URSS. Elle est aussi éclairée par une remarquable biographie de son auteur.

Une entente avant le combat

Le 23 août 1939, un coup de tonnerre éclate dans les relations internationales : Viatcheslav Molotov, le ministre des affaires étrangères soviétiques signe avec son homologue allemand, Joachim Von Ribbentrop, un pacte de non agression. Cette entente est accompagnée d’un accord secret entérinant le partage de la Pologne, l’annexion par l’URSS des Pays baltes et de la Carélie, des échanges militaires et commerciaux et la livraison par la police politique de certains communistes allemands installés en URSS, comme en a témoigné Margarete Buber-Neumann. À partir du 1er septembre 1939, le pacte permet l’invasion de la Pologne par l’armée allemande qui élimine toute forme d’opposition. À partir du 17 septembre, l’Armée rouge fait de même en Pologne puis dans les États Baltes procédant à une soviétisation des régions. Les scènes d’entente à la nouvelle frontière entre l’URSS et l’Allemagne montrent des échanges chaleureux, ce que l’ouvrage illustre par des photographies. Après avoir présenté le Pacte et ses conséquences, l’auteur se penche alors sur les réactions des partis communistes et en particulier des communistes britanniques. Il reprend les principaux aspects de la construction de l’antifascisme du PC, puis il commente son changement de ligne. Si l’auteur montre bien les atermoiements des communistes, le côté moralisateur, déjà contenu dans le titre, puis la sous-estimation de la question du défaitisme révolutionnaire et de la logique de la fin qui justifie les moyens, ne permettent pas de comprendre le revirement. Parallèlement, l’auteur propose une approche originale en soulignant l’attitude des mouvements fascistes britanniques perturbés dans leurs analyses par la realpolitik du nazisme.

Le pacte a surtout des conséquences sur les populations des pays occupés. Les victimes doivent alors se soumettre aux diktats des puissants. Les arrestations et les déportations de masse ont lieu dans la partie soviétique alors que les Juifs de Pologne sont enfermés dans les ghettos, première phase de la politique d’extermination. Mais l’accord est un marché de dupes. Si les ministres des Affaires étrangères se rendent respectivement dans les capitales des deux pays en septembre 1939, puis en octobre 1940 pour parfaire les accords, l’un comme l’autre se préparent au choc frontal. Pour les uns comme pour les autres, et Roger Moorhouse insiste sur les aspects circonstanciels de l’accord, celui-ci est d’abord signé pour défaire les ennemis considérés comme prioritaires par les deux dictateurs. Les deux se préparent à l’affrontement final, qu’Hitler lance avec l’opération Barbarossa, le 22 juin 1941.

L’auteur voit dans cette alliance, un profond révélateur de la nature des régimes dont les massacres sont les preuves ad memoriam

Un témoin et son histoire

Joseph Czapski a subi les conséquences du pacte germano soviétique qu’il a évoquées dans Terre inhumaine. La première version de ce livre a été publiée en 1949 par les Iles d’or. La maison d’édition, aux titres prestigieux, tentait de faire connaître la réalité soviétique en éditant tous les dissidents et opposants, des anarchistes Nicolas Lazarévitch et Ida Mett à Tadeusz Bor-Komorowski, le conservateur polonais, en passant par l’ancien communiste yougoslave Ante Ciliga. Cette première édition a ensuite été reprise dans une nouvelle version augmentée par les éditions L’Âge d’homme en 1979. Elle est aujourd’hui publiée dans la collection « la bibliothèque de Dimitri » aux éditions Noir sur blanc, comme un hommage à l’éditeur disparu, dans une nouvelle édition préfacée par Timothy Snyder.

Eric Karpeles revient sur ce parcours remarquable en proposant un travail richement illustré fondé sur sa correspondance et sur les souvenirs de l’auteur et sur les études artistiques. Né dans une famille de l’aristocratie en 1896 à Prague, il appartient à l’intelligentsia polonaise. Comme le montre son biographe, c’est un peintre européen voyageant de capitales cosmopolites en centres culturels. Il est à Petrograd en 1917 pour suivre les cours de l’académie des arts. Il entre dans l’armée polonaise en 1918. Il constate déjà les exactions de la Tchéka, la police politique soviétique. Il quitte l’Armée polonaise pour retourner à la peinture et présente ses toiles à Paris, Londres et New-York. En 1939, il est à nouveau engagé dans l’Armée polonaise. Terre inhumaine constitue le récit de son séjour involontaire en URSS. Fait prisonnier en 1939 par l’Armée rouge, Czapski est interné contrairement à ses compagnons d’infortune qui sont assassinés dans la forêt de Katyn et échappe ainsi à la mort. Czapski décrit l’enfermement dans les baraquements, les interrogatoires par l’Armée rouge et le NKVD afin de déceler si Czapski est « récupérable ». C’est le hasard ou peut être un rapport favorable qui évite à l’auteur de mourir assassiné dans la forêt de Katyn ou dans les polygones de Twer et Charkow – les deux autres lieux d’exécution des officiers polonais par le NKVD en 1940. À cette date, Czapski ne sait pas ce qu’il est advenu de ses compagnons. Il se souvient ensuite de son déplacement en Sibérie puis son enrôlement dans l’armée du Général Anders. Il commence à avoir des doutes sur les disparitions lorsqu’il rejoint l’armée d’Anders, initialement créée par les Soviétiques. C’est bien plus tard que viennent les preuves, même si tout le monde savait par qui les officiers avaient été assassinés.

Le récit de Czapski est cru, détaillé, sans détour sur la réalité soviétique. Le biographe dans son travail reprend l’essentiel des écrits de l’auteur. Czapski décrit tout : la nourriture, le froid, les baraquements, les interrogatoires. Mais aussi les errements, les combats du soldat dans l’Armée polonaise alliée de l’Armée rouge. En dehors des tchékistes, il croise sur la terre soviétique des hommes remplis d’humanité. Les conditions de vie et de survie décrites expliquent en grande partie le titre.

Son biographe complète le récit : Czapski s’installe à Paris, anime la revue polonaise en exil Kultura et participe aux travaux du congrès pour la liberté de la culture donnant des articles à sa revue, Preuves. Dans les milieux antitotalitaires, il croise Camus, Koestler ou encore George Orwell qui tous soutiennent ses projets. Cependant après avoir témoigné, Czapski reprend ses activités artistiques et expose, peu avant sa mort en 1993, ses toiles dans les pays occidentaux jusqu’à son exposition en 1992 en Pologne, marquant la fin d’un cycle historique, date symbolique à laquelle Boris Elstine remit les documents officiels concernant le partage de la Pologne entre l’URSS et l’Allemagne.