Le mandat de Donald Trump est marqué par une distanciation entre Washington et les questions environnementales. Pourtant, en changeant d'échelle, cette dialectique s'avère plus complexe.

Elsa Devienne* revient ici sur la dialectique entretenue par les Américains à leur environnement. Si le pays reste marqué par l’exploitation massive des ressources au profit d’un modèle énergivore, il a également été construit autour de l’idée de wilderness et associé dans les imaginaires aux grands espaces « sauvages », précocement sanctuarisés. De même, la politique environnementale climatosceptique de Donald Trump contraste avec des villes et des États menant une politique plus soucieuse de ces enjeux.

Le rapport des États-Unis à leur environnement est abordé dans l’objet de travail conclusif du thème 5: « Les États-Unis et la question environnementale : tensions et contrastes ». Il s’agit de réfléchir à la situation, parfois paradoxale, d’une politique qui doit concilier exploitation et protection.

 

Nonfiction.fr : Les États-Unis ont longtemps été associés, et le sont toujours, à de grands espaces « sauvages ». Cette nature occupe une place majeure dans la « Destinée manifeste », mais aussi dans l’imaginaire américain comme le montre l’émerveillement poétique d’Henry David Thoreau devant la nature. Quand et comment les Américains prennent-ils conscience de leur nature, puis de la fragilité de celle-ci ?

Elsa Devienne : C’est précisément quand la nature américaine a été perçue comme en danger qu’elle a fait l’objet d’une attention nouvelle. Vers le milieu du XIXe siècle, alors que la colonisation de l’Ouest va bon train et que la côte Est s’industrialise et s’urbanise à un rythme effréné, des membres de l’élite – politiciens, auteurs, penseurs (surtout des hommes) – vont commencer à s’intéresser à ce qu’ils appellent la « wilderness », c’est-à-dire la nature sauvage, soi-disant inhabitée. Ces amateurs de la « wilderness » y voient une caractéristique unique et fondamentale de la jeune nation états-unienne : l’existence de tels espaces vierges de tout contact avec l’humain est, selon eux, ce qui distingue les États-Unis du vieux continent. Pour l’historien Frederick Jackson Turner, qui développe sa « thèse de la frontière » en 1893, c’est en partie la confrontation avec cette nature indomptée qui a forgé le caractère des Américains : leur indépendance, leur individualisme et leur penchant naturel pour la démocratie. Pour l’auteur Henry David Thoreau, qui s’isole dans une petite cabane au bord du lac de Walden dans le Massachusetts entre 1845 et 1847, vivre au milieu de cette nature inhabitée permet de revenir à l’essentiel et de se départir du matérialisme ambiant. C’est dans cette période que se constitue le mouvement préservationniste (ou encore « wilderness movement »). Il s’agit d’un mouvement d’élites blanches qui cherchent à préserver la nature sauvage face à l’urbanisation et l’industrialisation de la nation, pour des raisons patriotiques, esthétiques ou spirituelles. Quoi qu’il en soit, ce mouvement est fondé sur un mensonge : ces espaces « sauvages », tels que Yellowstone, premier parc national fondé en 1872, ne sont pas inhabités. Ils sont bien connus des tribus amérindiennes qui s’en servent d’espaces de chasse et de campement. Le mouvement de la wilderness va contribuer à l’exclusion des Amérindiens de ces espaces, au moment même où ils sont sommés de vivre dans des réserves.

 

Pourtant le XIXe siècle est aussi celui de l’essor de l’agriculture et de l’industrialisation. On le voit par exemple avec l’extraction hydraulique d’or qui entraîne gaspillage puis pollution de l’eau, et destruction des forêts. Peut-on déjà parler de conflits d’usage liés à l’exploitation du territoire étatsunien ?

Dès le XIXe siècle, les conflits se multiplient quant à l’utilisation des ressources naturelles. D’un côté, il y a les intérêts industriels et commerciaux, qui souhaitent exploiter celles-ci coûte que coûte ; de l’autre, il y a le mouvement préservationniste ; mais il y a aussi d’autres groupes d’intérêts comme ceux qu’on appelle les conservationnistes, qui prônent une utilisation raisonnée de la nature afin de permettre le renouvellement des écosystèmes et de maintenir ainsi sur la durée l’exploitation des ressources. Enfin, il y a les usages quotidiens de ces espaces, ceux qu’en font les Amérindiens, comme je l’indiquais plus haut, mais aussi ceux des colons blancs récemment installés qui souhaitent continuer à chasser du gibier et deviennent des « braconniers » aux yeux des autorités. Karl Jacoby a écrit sur ces conflits dans son ouvrage Crimes Against Nature. L’un des épisodes les plus connus, qui oppose le camp préservationniste à celui des conservationnistes, est la controverse, au début du XXe siècle, autour de la construction d’un barrage dans la vallée de Hetch Hetchy, qui se situe au beau milieu du Parc national de Yosemite. Le barrage doit permettre l’approvisionnement en eau de la ville de San Francisco, mais sa construction causerait l’inondation de cette vallée d’une grande beauté. Finalement, le Congrès autorise la construction du barrage. C’est une victoire indéniable pour les conservationnistes. Aujourd’hui encore, certains militent pour que la vallée soit asséchée et retournée à son état originel.  

 

L’arrivée de Donald Trump a conduit à un recul de l’État fédéral sur la protection de l’environnement aux échelles nationale et mondiale. En quoi sa politique est-elle nocive pour l’environnement ?

Sa politique est pire que ce qu’on pourrait appeler le business as usual. Non seulement Donald Trump refuse d’accepter la réalité du réchauffement climatique – il a notamment dit qu’il s’agissait d’un « hoax » (un canular) chinois –, mais il est revenu sur l’ensemble des acquis depuis la période Obama, voire même depuis les années 1970 et l’émergence d’un État régulateur en matière d’environnement (ce que les historiens appellent le « environmental regulatory State » avec la création de l’Environmental Protection Agency, EPA, en 1972 et le passage de lois fondatrices comme le Clean Water Act). En novembre de cette année, les États-Unis vont officiellement sortir de l’Accord de Paris sur le climat (c’était l’une des promesses de campagne de Trump). En parallèle, Trump a mis à la tête de l’EPA des climato-sceptiques notoires, comme Scott Pruit, qui, en tant qu’Attorney General (procureur général) de l’Oklahoma, avait attaqué plusieurs fois en justice l’EPA, et Andrew Wheeler, qui, avant sa nomination, travaillait pour le lobby du charbon. Depuis l’arrivée de Trump, l’EPA est revenue sur un certain nombre de régulations concernant la pollution de l’air, les émissions de méthane, l’efficience énergétique des voitures, la protection des rivières et des espèces en danger, etc. L’EPA a également largement réduit la voilure en ce qui concerne les poursuites judiciaires envers les gros pollueurs. De surcroît, Trump a annulé un décret datant de l’époque Obama qui obligeait les projets fédéraux à prendre en compte l’élévation du niveau des mers. Enfin, il a continuellement cherché à réduire les espaces protégés par l’État fédéral et à ouvrir ceux-ci à l’exploitation minière et pétrolière. Sa politique est une tragédie pour la planète. Les États-Unis sont les deuxièmes plus gros pollueurs dans le monde (derrière la Chine) et, au-delà même de leur poids en termes d’émissions, c’est symboliquement catastrophique de voir un leader mondial nier l’évidence et refuser de faire des concessions.

 

La question environnementale est au cœur des défis du XXIe siècle. Pour autant, elle semble absente des débats de l’élection présidentielle. Voyez-vous des différences entre les démocrates et les républicains concernant les enjeux environnementaux ?

Il y a des différences très nettes. Bien que Joe Biden, le représentant du parti démocrate aux élections de 2020, n’ait pas adopté le slogan du « Green New Deal » – le programme législatif proposé par l’aile gauche du parti démocrate afin de sortir le pays des énergies fossiles et créer des emplois dans les énergies vertes – il en a tout de même adopté les grandes lignes. On est très loin du parti républicain qui compte encore un grand nombre de climato-sceptiques et qui est très largement financé par les lobbies du pétrole et du charbon. Le problème actuellement est que l’espace médiatique est très largement occupé – à raison – par la crise du coronavirus et, du moins jusque récemment, par les protestations « Black Lives Matter » contre les violences policières envers les Noirs. Dans ce contexte, faire parler de la question environnementale – alors même qu’elle est d’une urgence absolue, comme le montre très clairement la vague de méga-incendies qui embrase la côte ouest depuis la mi-août – est très difficile. Pourtant, dans l’ensemble les Américains sont favorables à une politique forte en matière de climat. Selon une étude récente du Pew Research Center, deux tiers des Americains pensent que le gouvernement fédéral n’en fait pas assez en ce qui concerne la réduction des effets du réchauffement climatique.

 

Des politiques environnementales s’accomplissent cependant à l’échelle d’États fédérés comme ceux de Californie, New-York et Washington, puis de villes telles Pittsburgh, ou Babcock Ranch en Floride. États et métropoles peuvent-ils influer la politique menée à Washington sur ces questions ?

Oui, ils le peuvent, dans une certaine mesure. La Californie a clairement pris une position de leader dans ce domaine, en s’imposant, dès 2006, des limites en termes d’émissions de gaz à effet de serre et en s’engageant à entamer la transition vers une économie verte et soutenable. Dix ans plus tard, l’État a renouvelé et renforcé cet engagement en prenant pour objectif, d’ici 2030, d’une réduction de 40 % des émissions par rapport à celles de 1990. Or, entre temps, l’économie californienne n’a pas souffert, loin de là, montrant donc bien que de tels objectifs ne sont pas un obstacle à la croissance. En parallèle, l’État s’est également engagé à utiliser en grande majorité des énergies renouvelables (l’objectif est d’atteindre 100 % de l’énergie utilisée dans l’État d’ici à 2045) et à développer l’infrastructure de rechargement pour les véhicules électriques. Et puis, d’un point de vue très concret, les régulations sont plus strictes en ce qui concerne la pollution des pots d’échappement des voitures individuelles en Californie qu’ailleurs. Le problème est que, même dans un État aussi puissant et peuplé que la Californie, il y a des limites à ce qu’il est possible de faire. Par exemple, la protection des parcs et des monuments nationaux est du ressort du gouvernement fédéral et du Congrès. Par ailleurs, les États doivent respecter des règles quant à leur équilibre budgétaire et ils n’ont pas les réserves d’argent de l’État fédéral. Seul ce dernier peut financer un « Green New Deal » à la hauteur du défi qu’est la crise climatique. Le choix de parler de « New Deal » pour la planète n’est d’ailleurs pas anodin : il s’agit de rappeler que l’État, par le passé, a joué ce rôle de grand financeur face à des catastrophes touchant l’ensemble des Américains, comme c’était le cas de la Grande Dépression dans les années 1930.

 

Dans votre ouvrage   , vous rappelez que les plages de Los Angeles sont tout sauf « naturelles ». Comment et quand ont-elles été aménagées ?

Les historiens de l’environnement ont beaucoup travaillé sur les parcs nationaux et les parcs urbains et on sait aujourd’hui que ces espaces verts sont, en partie, des constructions humaines. Mais ce même travail n’avait pas été fait pour les plages. Or, au début du XXe siècle, les plages de Los Angeles sont très étroites, ce qui tranche avec les immenses plages qu’on peut admirer aujourd’hui. Dans mon ouvrage, je retrace l’histoire de cette « ruée vers le sable » qui voit, à partir des années 1920-1930, des ingénieurs, des hommes d’affaires et des dirigeants locaux se constituer en associations pour sauver les plages d’une disparition annoncée. Beaucoup de plages sont alors menacées par l’érosion (due à des constructions hasardeuses sur le littoral), les effluents industriels, les eaux d’égout et les entreprises pétrolières. De plus, elles sont bondées, sales et souvent privées. Après la Seconde Guerre mondiale, le message de ce « lobby des plages » finit par passer et un grand programme d’aménagement et de modernisation des littoraux est mis en place. Des millions de tonnes de sable sont déplacées depuis des dunes naturelles vers les zones érodées de la côte. Les plages de Santa Monica et de Venice, par exemple, doublent, voire triplent de taille en l’espace de quelques années ! Mais, sur ces plages élargies, on fait aussi construire des routes, des parkings… Bref, la « protection » des plages n’a pas encore tout à fait le même sens qu’elle aura par la suite. Ce qui est impressionnant à Los Angeles, c’est le fait que cette transformation spectaculaire de la nature ait porté ses fruits sans conséquence néfaste sur le long terme. Les plages agrandies profitent au plus grand nombre et c’est une bonne chose ! Mais, malheureusement, avec le réchauffement climatique et la montée des eaux, ces grandes plages sont aujourd’hui menacées et pourraient disparaître en grande partie d’ici 2100, d’après des études de modélisation menées récemment.  

 

Devenues un géosymbole de Los Angeles, les plages ont attiré de multiples populations. Vous montrez que certaines populations comme les Afro-américains y ont vu leur accès restreint dans les années 1920. Peut-on dire que les plages sont devenues un symbole des fractures de la société étatsunienne ?

Les plages sont le reflet d’une société, oui. On le voit même en France, où l’épisode du Burkini a fait rejouer des tensions très fortes liées au républicanisme et à la présence de la religion, et de l’Islam en particulier, dans l’espace public. Aux États-Unis, les plages publiques, à Los Angeles et ailleurs, ont été des scènes très importantes du Mouvement des Africains-Américains pour leurs droits civiques. Que ce soit dans le Sud – où les Noirs étaient souvent tout bonnement exclus des plages publiques – ou dans le Midwest ou en Californie – où la ségrégation se faisait de manière plus officieuse – les plages sont un espace que les Africains Américains ont dû conquérir, par le biais des tribunaux ou, dans certains endroits, par la protestation pacifique. A Los Angeles, par exemple, un « swim-in » (équivalent d’un sit-in mais sur la plage, où des militants se rendent sur une plage sachant qu’ils risquent de se faire arrêter par la police en raison de la couleur de leur peau) a lieu en 1927 à Manhattan Beach. Les militants sont arrêtés, mais finalement les tribunaux leur donnent raison et la ségrégation des plages est déclarée illégale. Bien avant les années 1950 et 1960, donc, les Africains Américains se sont battus pour leurs droits. Et l’accès aux plages n’avait rien d’anecdotique pour eux : cela faisait partie du rêve californien, auquel ils estimaient avoir droit au même titre que les blancs. Toutefois, des formes de ségrégation officieuses continuent tout au long du XXe siècle, jusque dans les années 1940 et 1950. Les Noirs de la ville tendent à se regrouper sur une petite plage, l’Inkwell, où leur présence est tolérée. Par ailleurs, je montre que ces formes de ségrégation officieuses touchent également, mais dans une moindre mesure, les Asiatiques et les Latinos qui vivent à Los Angeles.

 

* Elsa Devienne est maîtresse de conférences à l’Université de Northumbria à Newcastle (GB) et docteure de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. En 2020, elle publie La ruée vers le  sable : une histoire environnementale des plages de Los Angeles au XXe siècle (Éditions de la Sorbonne, 2020). Mêlant histoire sociale, environnementale et culturelle, cet ouvrage propose une relecture inédite de l’histoire de Los Angeles tout en renouvelant les approches sur l'histoire de la nature en ville et le loisir de masse. Elle a également co-écrit D’après nature : Frederick Law Olmsted et le Park Movement américain (Éditions Fahrenheit, 2014).