A travers le cas de dix attentats qui ont changé le monde, Cyrille Bret propose un bilan politique de deux décennies de terrorisme international et de lutte contre le terrorisme.

Le 11 septembre dernier, Cyrille Bret (*) a publié un nouvel essai, Dix attentats qui ont changé le monde. Comprendre le terrorisme au XXIème siècle (Armand Colin). Cette publication est l’occasion pour Florent Parmentier de dresser avec lui un bilan politique de deux décennies de terrorisme international et de lutte contre le terrorisme.

 

Nonfiction : Si le terrorisme a existé avant 2001, à l'extrême-droite ou à l'extrême-gauche du spectre politique, l'attentat de 2001 lui a fait prendre une forme politique inédite, nous faisant entrer dans la guerre contre la terreur. Nous y sommes toujours. L'ère du terrorisme a-t-elle une fin ?

Cyrille Bret : Pour résister au terrorisme, il faut résister d’abord au découragement. Lutter contre l’action violente médiatisée touchant des civils est une mission sans fin pour les citoyens, les policiers, les magistrats et les responsables politiques. La violence terroriste est malheureusement très accessible : son organisation est low cost et ses résultats sont médiatiquement payants. Elle est donc toujours à portée de main des organisations souhaitant dominer même temporairement une scène politique.

Pour autant, nous ne devons pas verser dans le découragement. Une lutte n’est pas perdue parce qu’elle est continue. Dans l’épreuve des attentats, les sociétés civiles se soudent, se découvrent des capacités de résilience et mettent en place des résistances à la terreur. L’âge de la terreur n’aura malheureusement pas de terme. Mais les capacités de réaction des sociétés n’ont pas non plus de limites pour peu qu’elles répondent à des aspirations collectives. Les Américains l’ont montré à partir de 2001, les Espagnols à partir de 2004 et les Français de 2015 : la lutte contre le terrorisme s’amplifie par la mobilisation citoyenne.

Dans quelles conditions un attentat peut-il véritablement changer le monde ?

Un attentat ne change rien par lui-même. Il tue et mutile les personnes mais ne façonne pas une époque. Seules certaines attaques marquent un tournant. Ne l’oublions pas : des milliers d’attentats sont commis chaque année à travers le monde. Tous n’ont pas l’impact politique national, régional ou mondial qu’ont les dix attentats que j’ai identifiés et analysés. Si toutes les victimes des attentats ont la même dignité, tous les attentats n’ont pas la même force transformatrice.

L’attentat a un impact profond et durable quand sa charge symbolique excède son impact humain et matériel. Quand une société se sent toute entière attaquée à travers ses membres, alors l’attentat devient une expérience collective et une épreuve intime pour tous. Ainsi, quand les Etats-Unis ont été visés en 2001 dans les symboles nationaux, le World Trade Center et le Pentagone, ils se sont sentis remis en cause dans l’identité même du pays. C’est là que l’attentat est passé du statut de crime à celui d’événement, d’un acte de tuerie spectaculaire à celui de jalon historique.

Depuis 2001, y a-t-il un seul terrorisme international aux ramifications nationales ? ou bien de multiples formes de terrorismes ?

Le terrorisme n’est ni une hydre à de multiples tête ni une Internationale du crime. C’est une tactique violente d’action politique que des organisations clandestines ou non choisissent de mettre en œuvre à certains moments de leur action. Le terrorisme est par définition diffus car certains mouvements peuvent renoncer au terrorisme comme d’autres peuvent y basculer après une période d’action pacifique ou d’opérations militaires. Il y a donc autant de terrorismes que de mouvements criminels violents et actifs politiquement.

Toutefois, des phénomènes d’imitation, d’émulation et de concurrence entre mouvements terroristes uniformisent l’hyperterrorisme actuel. Les Parisiens l’ont tragiquement constaté en 2015 : au début de cette année noire, al-Qaida a frappé la rédaction de Charlie Hebdo et les clients de l’Hypercacher. Et, pour rivaliser dans la terreur, l’organisation Etat islamique a frappé à la fin de 2015 le Bataclan et le Stade de France selon un scénario imité des attentats à Mumbai en 2004.

Les terrorismes du monde n’ont pas d’unité. Mais ils ont une certaine uniformité dans la domination par l’horreur.

Vous dénoncez le terrorisme d'Etat du régime al-Assad. Est-ce le seul terrorisme d'Etat aujourd'hui ? Les nouveaux moyens de surveillance n'ouvrent-ils pas des possibilités inédites de terrorisme d'Etat ?

Les pouvoirs contestés ou défiés ont toujours la tentation de recourir à des moyens violents. Faire régner la terreur dans une population donnée est un moyen de domination politique rapide et drastique. Dans chaque régime politique autoritaire, la tentation terroriste est omniprésente. Mais même les régimes démocratiques peuvent graduellement utiliser des leviers d’action de terreur. Dès 1793, la République robespierriste a théorisé et réalisé une Terreur de l’Etat.

Aujourd’hui, les nouvelles technologies, les nouvelles législations anti-terroristes et la demande de sécurité peuvent favoriser la mise en place de moyens de contrôle attentatoires aux libertés publiques et aux droits individuels. Cela est préoccupant non seulement dans les régimes autoritaires mais également dans les démocraties.

Face à ces dérives, la limite sera posée par les sociétés civiles elles-mêmes, quand elles ont la possibilité de s’exprimer et de peser sur le cadre législatif. En effet, c’est l’aspiration légitime à la sécurité qui peut se tourner contre les libertés fondamentales. Aux sociétés civiles de définir quel degré de contrôle politique, administratif et policier elles sont prêtes à accepter au non de la lutte indispensable contre le terrorisme.

Lors de « l’attentat au hachoir » du 25 septembre dernier dans la rue où avaient eu lieu la tuerie de Charlie Hebdo en 2015, plusieurs voix se sont élevées pour réclamer une surveillance constante de la rue Nicolas-Appert et du quartier. D’autres ont dénoncé l’utilisation par le criminel des dispositifs d’accueil des réfugiés politiques mineurs. Enfin, Laurent Nunez, l’ancien secrétaire d’Etat, a évoqué la nécessité de « resserrer les mailles du filet ». Ces aspirations sont compréhensibles. Mais le problème de la demande de sécurité est qu’elle est par construction infinie : jamais la sécurité ne sera parfaitement assurée. Jamais le besoin de sécurité ne sera complètement satisfait.

Les sociétés démocratiques ont la chance de pouvoir déterminer le niveau de contrôle administratif mis en place pour lutter contre le terrorisme. Qu’elles se prononcent pour éviter et l’Etat policier comme l’état de terreur !

L'un des effets du terrorisme consiste à nous interroger sur nos libertés fondamentales. La "décivilisation" que vous mentionnez est-elle irréversible ?

Renoncer à la brutalité en politique est un processus long et complexe. C’est ce que Norbert Elias avait montré dans La Civilisation des mœurs pour l’Europe du XVIIe siècle.

Depuis le 11 septembre 2001, la vie politique mondiale s’est « décivilisée » car la violence contre les civils est redevenue une forme de violence politique courante. Pour faire exister une cause dans le débat public ou pour dénoncer un scandale, l’attentat est devenu une forme d’action presque ordinaire. Comme si les moyens d’action de la politique non violente étaient tombés en discrédit : la pétition, la manifestation, la grève, le meeting… tous ces outils de la politique démocratique ont vu leur efficacité mise en doute. L’attentat, lui, se répand parce qu’il crée un choc, qu’il acquiert une visibilité immédiate et massive. La brutalité tragique du terrorisme fait croire à tous les militants que la violence est politiquement payante parce qu’elle est médiatiquement visible.

Les démocraties ont une tache immense devant elles : faire comprendre aux opinions publiques que l’action violente n’est ni légitime ni payante politiquement. La recivilisation de la politique sera un processus malheureusement lent. Les intellectuels, les journalistes, les fonctionnaires, les associations ont des rôles essentiels à jouer pour refonder une culture politique démocratique.

Les Européens réagissent-ils différemment face au terrorisme, si on les compare par exemple aux Américains, Indiens ou Russes ?

Les cultures politiques nationales jouent un rôle essentiel dans les politiques anti-terroristes. On pourrait dire : « dis moi quelle est ton mode de lutte contre le terrorisme et je te dirai quelle est ta culture politique profonde ». C’est pour cette raison que j’ai tenu à comparer les différents modèles de lutte contre le terrorisme à travers le monde depuis 2001.

Avant le 11 septembre 2001, les Etats-Unis vivaient dans une certaine inconscience teintée de négligence concernant la lutte contre le terrorisme sur leur territoire national. Malgré les attentats d’extrême droite à Okalhoma City en 1995 et malgré le premier attentat contre le World Trade Center en 1993, les services de sécurité américain avaient une conception de la lutte anti-terroriste essentiellement militaire sur des théâtres étrangers comme au Vietnam. Pour faire face aux attentats du 11 septembre 2001, la présidence Bush a déclaré la « Guerre Gobale au Terrorisme » et déclenché des opérations militaires en Afghanistan et en Irak. Puis elle a militarisé l’anti-terrorisme à l’intérieur du territoire américain en adoptant des mesures drastiques de surveillance rassemblée dans les Patriot Acts. Mesures d’exception, opérations internationales, rhétorique martiales et mobilisation patriotiques ont synthétisé la culture politique américaine pour répondre au choc du terrorisme de masse. Le traumatisme massif a suscité, dans la société civile américaine, un besoin de mobilisation collective exprimé en termes de « bataille ».

L’Europe, elle, a une culture politique différente face au terroriste. Et de depuis longtemps. Marquée par les terrorismes anarchistes du début du XXe siècle, meurtrie par les terroristes communistes des années 1970 en Allemagne, en Italie et en France, elle a depuis longtemps exprimé son rejet du terrorisme en termes judiciaires et policiers. Pas en termes guerriers ou militaires. Face aux attentats de Madrid en 2004, de Londres en 2005 ou d’Oslo en 2011, les Européens sont restés fidèles à ce paradigme d’anti-terrorisme. Malgré la tentation de déclarer la « guerre au terrorisme » pour renforcer leurs moyens d’action et favoriser la résilience collective, ils ont refusé d’ériger les terroristes en ennemis militaires et ont continué à les traiter en criminels de droit commun. Seul le président Hollande a brisé le tabou européen et a déclaré, au soir des attentats du 13 novembre, qu’il considérait la France en guerre contre le terrorisme. C’est une inflexion majeure dans les discours, dans les politiques et dans les représentations collectives en Europe. Est-ce le début d’une « américanisation » de la lutte anti-terroriste en Europe ? L’avenir le dira.

Dans les cultures politiques nationales spécifiques de l’Inde et de la Russie, l’anti-terrorisme exprime les réflexes collectifs. En Russie, la tradition historique de la « verticale du pouvoir » traite les actions terroristes comme des actes attentatoires à l’autorité de l’Etat et justifie des actions de répression spectaculaires où la vie des civils n’occupe pas le premier rang. On l’a vu à Beslan en 2004 : réprimer les terroristes est plus urgent que de sauvegarder la vie des otages.

Quand à l’Inde, en butte à plusieurs types de terrorisme endémiques (marxistes, naxalistes, confessionnels, etc.), elle traite le terrorisme selon ses catégories fondamentales héritées de l’indépendance de 1947 : les attentats sont traités par les autorités comme des défis à la cohésion fragile de l’Union indienne.

 

* Cyrille Bret est philosophe et géopoliticien. Ancien élève de l’ENS, de l’ENA et de l’IHEDN, il est l’auteur notamment de Qu’est-ce que le terrorisme ? (Vrin, 2018).