Dans son dernier ouvrage Laurence Hansen-Løve poursuit son enquête sur la possibilité d’un espoir rationnel en l’humanité, par-delà le constat d’une violence qui en semble paradoxalement constitutive.

Il y a des expressions victimes de leur succès. Ainsi, parler de « violence légitime » ne prend pas suffisamment en compte la monstruosité qu’est l’association de la morale à la violence. On a là un oxymore qui a des conséquences dépassant le cadre logique et poétique. La morale peut-elle se solidariser à la violence et en être le traitement ? En ce sens, une non-violence est-elle pensable ? En quoi puis-je espérer, s'interrogeait le philosophe Kant, après avoir sorti la philosophie du champ de bataille dans lequel elle avait sombré. Son ouvrage Vers la paix perpétuelle était une réponse à cette question. Si Laurence Hansen-Løve repose la question, sous la forme inversée, « Faut-il désespérer de l’humanité » c’est pour montrer combien on est encore loin de la solution.

Une question morale

La question se complexifie lorsqu'on se penche sur le sens d'un adoucissement des moeurs. Il n'y a plus, sauf dans les anciens bastions de Daech, écrit Laurence Hansen-Løve, d'exécutions publiques. Les jeux du cirque ne sont plus au goût du jour, et pourtant... Citant Michel Wieviorka (La violence (2004), elle souligne les mutations de la violence, et sa continuelle présence sous des formes éloignées du politique : radicalisation, masculinisme extrême, goût pour une théocracie rigoureuse. Les analyses de René Girard sur le bouc émissaire sont toujours d'actualité. L'individu semble ne pouvoir se dispenser de la violence pour maintenir sa communauté d'appartenance.

Le livre de Laurence Hansen-Løve, sous-titré Faut-il désespérer de l'humanité, s'interroge sur le sens du désespoir. Peut-on en faire un devoir moral ? Elle met en présence les partisans de certaines thèses, les confrontant et réctualisant ainsi de vieilles problématiques philosophiques. Ce n'est pas un à débat insouciant qu'elle se livre. Il y a mort d'hommes et de femmes. Citant l'économiste spinoziste Frédéric Lordon, elle interroge, perplexe, l’insoumission de ce dernier qui consiste à en appeler à « marcher sur le corps » des capitalistes, responsables selon lui de tous les maux de l’humanité.  Elle interroge de la même façon la position de l'essayiste Steven Pinker, qui voit au contraire la violence s'estomper dans le monde contemporain. Position finalement intenable, à laquelle fait écho cette phrase d'Alain Badiou que Laurence Hansen-Løve ne peut s'empêcher de citer, tant elle interroge sur les conséquences d'un renoncement à la morale qu'assume sa position révolutionnaire : « Si réellement il s'agit de fonder un nouveau monde, alors le prix à payer par l'ancien monde, fût-ce en nombre de morts ou quantité de souffrance est une question relativement secondaire »   .  

Définir la violence

L’absence de clarification du concept de « violence » conduit à le confondre avec un impératif moral qui ne se dissocie pas de la violence en lui attribuant la figure de la légitimité. A ce jeu où tout se confond, la morale s’égare. Comme Laurence Hansen-Løve l’a déjà formulé dans d’autres ouvrages, l’examen de la place attribuée à la responsabilité morale de l’humanité n’a jamais été aussi pressante. Les actes terroristes, les dictatures dans des Etats de non-droit, les divers visages de l’esclavage, une crise écologique sans précédent, des féminicides qui se multiplient, sans oublier la pandémie virale suscitant des comportements sortant des limites imparties à la raison, autant de faits d’actualité qui en appellent à la nécessité de penser la violence pour éviter de faire du désespoir le nouvel horizon d’une raison devenue impuissante.

Violence vs violence

L’introduction se fait polémique à l’encontre de la thèse formulée par Steven Pinker dans son livre La part d’ange en nous. Histoire de la violence de son déclin (2017). Pour cet auteur la violence déclinerait. Selon lui, « les cinq ressorts de cette progression irrésistible de l’homo sapiens vers un monde moins violent (la monopolisation de la violence dite légitime par l’Etat, le “doux commerce”, la féminisation des sociétés, le cosmopolitisme qui conduit les êtres humains à étendre le cercle de leur empathie, et enfin l’orchestration d’intérêts bien compris qui poussent les hommes, bon an mal an, à emprunter ‘l’escalator de la raison”) convergent aujourd’hui »   . C'est aller bien vite en besogne. A trop s’en remettre au ressenti de la subjectivité et à la croyance en la puissance des statistiques, Steven Pinker en oublie que l’intolérance à la violence n’a de sens que dans un Etat de droit, donc dans peu d'Etats. D’autre part sa conception de la violence se limite à ce qui porte atteinte à l’intégrité physique de la personne, ce qui réduit là encore le champ d’application du concept. François Cusset propose une lecture inverse dans Le déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence. Selon cet historien des idées, le système capitaliste a fait de nous « des sauvages d’un genre nouveau »   . A cette violence sauvage, il conviendrait alors d’opposer une violence légitime, la violence appelant nécessairement la violence pour la combattre. On ne sort pas de la spirale de la violence. 

Un champ de bataille

Une première lecture trop hâtive du livre de Laurence Hansen-Løve laisserait accroire qu'il rassemble un catalogue d’opinions sur la violence. Il n’en est rien. C’est bien plutôt la violence qui crée un véritable champ de bataille, que la lecture de l’ouvrage de Laurence Hansen-Løve tente d'organiser, confrontant les diverses thèses à leur examen critique par la raison . Son texte se construit par un jeu de citations au début de chaque chapitre. Loin d’être dogmatiques, ces propositions – pour reprendre la terminologie de Kant dans l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique cité dans l’introduction de l’ouvrage – sont des affirmations que la suite du texte déploie afin d’en examiner la légitimité.

La logique des moyens

La violence est difficile à cerner et délimiter parce qu’elle est gouvernée par un principe d’inversion lui permettant d’apparaître sous diverses formes, ne redoutant pas la contradiction. Elle fait de la raison un moyen, de la même façon qu’elle transforme un moyen en raison, ou les effets en causes. Or, explique Laurence Hansen-Løve, on ne peut pas définir la raison comme le fait Steven Pinker, en mesurant seulement ses effets. La confiance aveugle de ce dernier en la démarche objectiviste, à la limite positiviste vouant un culte aux chiffres, est une bonne illustration de la conscience naïve prise au piège de cette puissance rusée. La violence c’est l’hybris, l’incommensurable. Un exemple extrait des Pensées de Pascal montre sa force de perversion. Il s’agit de la violence que l’amour ordonne, qui « s’abolit aussitôt en tant que violence »   : « C’est comme un enfant, que sa mère arrache d’entre les bras des voleurs, doit aimer, dans la peine qu’il souffre, la violence amoureuse et légitime de celle qui procure sa liberté, et ne détester que la violence impétueuse [injurieuse] et tyrannique de ceux qui le retiennent injustement »   .

On ne peut pas plus ramener la violence à une donnée naturelle. A moins de la confondre avec l’agressivité, la violence se donne dans de multiples apparitions et formes. Laurence Hansen-Løve cite le philosophe Eric Weil : « La roche tombante qui écrase une maison avec ses habitants, le lion qui tue et dévore sa proie, ne sont violents que pour l’homme qui, parce qu’il a l’idée de la non-violence peut voir la violence dans la nature. Il n’y a du non-sens que du point de vue du sens »   . Ce sont ces diverses apparitions que dévoile le livre de Laurence Hansen-Løve, dans une démarche qui se donne comme phénoménologique.

L’homme debout

Que faire face à la violence ? L'exemple de la Turquie est instructif. En 2013, pour contourner l’interdiction de manifester, un homme reste debout, silencieux et immobile au milieu d’une place. Il est suivi par de nombreux autres. Refuser la violence c’est refuser d’abdiquer notre humanité. « L’adieu aux armes ne vaut pas approbation du système »   insiste Laurence Hansen-Løve. Et d'ajouter que le travail de la justice est toujours réalisé par un tiers, extérieur au conflit. Incapable de construire un ordre politique juste et durable, animée par une fureur capable de détruire rationnellement, la violence est justifiable, mais elle ne sera jamais légitime, même en prenant des teintes idéologiques défendant une fraternité qui ne dure qu’en surface, jamais bien longtemps.

La haine fabrique un ennemi imaginaire et fantasmatique, s'attache à un leader, qui lui « fait miroiter la possibilité de se passer de représentation, mais également de contre-pouvoirs »   , écrit Laurence Hansen-Løve. Faire de la haine le ressort du politique, c’est délier les citoyens au nom d’un entre-soi problématique. La haine délie mais aussi détruit son objet.

La violence désespère de l’humain

Si l’humanité est ouverture à l’altérité, violence et haine s’associent dans le désir régressif d’un retour impossible car lui-même fantasmatique, à l’identité sans identification réduite à l’identique à soi. Freud, dans L’abrégé de psychanalyse   , disait de ce désir qu’il est désir de retour à l’inorganique. La violence est une pathologie de la faiblesse humaine. Laurence Hansen-Love nous invite à ce propos à lire ou relire La Boétie, La servitude volontaire.

On peut combattre la violence autrement que par la violence, en la transformant en politique. L’objet du politique, dans sa dimension noble, n’est-il pas de réguler ce que Kant nommait « l’insociable sociabilité » des hommes ? Obtenir la concorde en organisant la discorde pour éviter qu’elle ne dégénère en violence, c’est prendre au sérieux la pensée comme constitutive de l’humain.

 

Pour aller plus loin :

Laurence Hansen-Løve, Simplement humains. Mieux vaut préserver l'humanité que l'améliorer, par Maryse Emel

Le panorama des idées sur la révolte publié par Nonfiction explore ce thème, crucial pour penser notre rapport à la politique.