Maurice Thorez a été pendant plus de trente ans le principal dirigeant du Parti communiste français. Il a tenu pendant plusieurs années un journal.

Né en 1900 à Noyelles-Godault dans une famille de mineurs, Maurice Thorez reste à la tête du Parti communiste (section française de l’Internationale communiste à la faveur de la stalinisation de l’appareil) jusqu’à sa mort en 1964, y compris pendant son séjour soviétique de 1940 et 1944. Il a écrit des notes pendant une grande partie de sa carrière politique. Une partie est accessible dans les fonds du Komintern aux Archives sociales et politiques de la Fédération de Russie, et une autre est en France et a été déposée par ses héritiers aux Archives nationales, dont le journal est un extrait. Tenue entre 1952 et 1964, date de sa mort, cette source relève initialement de conditions particulières d’écriture participant de sa thérapie, après son attaque cardio vasculaire. Sa forme évolue légèrement au fil du temps. D’abord très brèves, ces notes quotidiennes sont plus développées au fil des années. Ce journal s’inscrit dans une tradition commune à de nombreux dirigeants politiques – communistes ou non – comme Marcel Cachin, Georgi Dimitrov, Emilian Yaroslavski, pour ne citer que quelques dirigeants communistes.

La publication de ce type d’archives est toujours passionnante, les documents pouvant constituer parfois des mines d’or pour le chercheur mais elle peut laisser le lecteur non averti perplexe. D’autant qu’aujourd’hui Maurice Thorez ne provoque plus l’enthousiasme ou la désapprobation, comme il avait pu les susciter au XXe siècle. Son journal s’articule autour de quelques grands thèmes : les entourages, les analyses politiques et l’actualité et la fidélité à l’URSS.

Famille, amitiés, contre-société

Annie Kriegel utilisait pour qualifier le communisme français de contre-société. Le journal en est l’illustration. Avant même 1952, les communistes vivent dans un entre-soi. D’abord par les liens familiaux, puisque toute la famille au sens large est membre du Parti et les enfants sont eux-mêmes socialisés dans la contre-société communiste.

Une partie du journal évoque ce cercle familial. Ses relations avec Jeannette Vermeersch, l’épouse, mais aussi la responsable politique. Souvent, Thorez passe de l’un à l’autre racontant une anecdote sur la vie quotidienne puis évoquant la participation à une réunion publique. Les enfants et les petits-enfants sont ensuite au centre de ses notes. L’aîné, Maurice Thorez junior, est le fils d’Aurore Membœuf, une militante communiste du Nord, avec laquelle il est séparé depuis 1931. Maurice junior rend visite à son père, puis au grand-père, accompagné des petits-enfants. Le journal évoque également les questions du Parti et de son appareil comme cette allusion au rôle de son fils dans la préparation des élections dans les Basses Alpes. Grand-père et père, les notes sur ses trois enfants sont quasi quotidiennes allant des résultats scolaires aux sorties, en passant par leurs voyages dans les stations balnéaires pour les enfants de la nomenklatura soviétique. La comparaison entre les souvenirs du fils Paul Thorez, Enfants modèles et Une voix presque la mienne, montre des convergences sur des anecdotes et des divergences fortes dans la perception de l’URSS. Les deux autres enfants du couple Thorez Vermeersch, Jean, l’aîné, et Pierre, le cadet, sont aussi au centre des préoccupations scolaires puis professionnelles. Une partie de l’éducation des enfants Thorez est épaulée par les cadres communistes. Ainsi, le dirigeant communiste et normalien Georges Cogniot aide Jean à apprendre le latin, pour préparer les concours, tout en initiant au passage son père à partir de 1954.

La lecture du journal permet de souligner la force de la contre-société communiste. Si tout membre d’un groupe politique a tendance à se retrouver par affinité, elle est la marque au PCF de l’organisation et de la garantie de son bon fonctionnement. Elle est aussi le signe de la culture de l’amitié. Il est possible de la voir s’exercer dans le cercle étroit du Parti et des milieux proches, comme en témoigne par exemple la relation avec les peintres communistes Pablo Picasso, Nadia Léger et Georges Bauquier ou celle avec le couple Portalet, député communiste des Alpes Maritimes et ancien membre de l’appareil clandestin du Parti à la fin des années 1930, que Thorez reçoit dans sa résidence estivale. De même, les cadres du Parti viennent régulièrement rendre visite au Secrétaire général pour des réunions de travail mais également pour partager des temps de loisirs.

La vie politique

Le journal est un outil utile pour comprendre la ligne du Parti. Il concerne autant la vie politique en France, que l’élaboration des consignes politiques ou l’analyse des rapports. de force électoraux. L’objectif général reste l’instauration d’un régime de type soviétique fondé sur la dictature du prolétariat, comme l’indiquent les notes de décembre 1954 sur le manuel d'économie politique. Ensuite, viennent les considérations politiques tactiques et stratégiques suspendues à cet objectif général. L’année suivante, ces notes montrent son opposition radicale avec le socialisme démocratique. C’est à cette période qu’il élabore progressivement la définition de la thèse de « la paupérisation des masses ». Les carnets montrent aussi la double inscription dans la vie politique à travers les mécanismes de prises de décision internes au PCF. La voix de Thorez est prépondérante dans la vie du Parti. Les militants et les cadres viennent le consulter pour valider la justesse de leur analyse. Sa participation aux instances décisionnelles n’est plus aussi nécessaire que par le passé même si, dès qu’il le peut, il est présent. Député, il participe aux séances de l’Assemblée nationale. Chaque apparition publique est par ailleurs l’occasion d’en faire une communication politique et de manifester la ligne du Parti.

L’URSS comme horizon

Le journal vient enfin souligner doublement la fidélité des liens avec l’URSS. Elle est multiple et marquée par la défense inconditionnelle de l’URSS, comme il le note à propos de la Révolution hongroise de 1956 : « la contre révolution hongroise est écrasée avec l’aide de l’Armée rouge. […] Nous élaborons ensuite une déclaration pour le BP [bureau politique] approuvant les travailleurs hongrois et l’Union soviétique ». Elle est aussi décisionnelle, la majeure partie de la direction du PCF fait un certain nombre de choix en conseil ou en collaboration avec les Soviétiques. Elle est en outre humaine. Thorez doit tout à la direction du Parti-Etat Soviétique. Promu à la faveur de la stalinisation, accueilli pendant toute la Seconde Guerre mondiale, soigné en URSS à la suite de son accident vasculaire, il est considéré comme une personnalité de premier plan et conserve une confiance absolue dans les dirigeants.

Son journal montre que Thorez ressemble parfois à un dirigeant soviétique, avec lequel il partage les privilèges liés aux fonctions : visites, vacances. Ses notes sur son séjour de 1957 sont révélatrices. Après avoir pris le bateau au Havre, le 21 juillet 1957, il arrive à Leningrad où il est reçu dans une visite protocolaire. Il rencontre les cadres du Parti de la ville. Il prend le train pour Moscou où il est accueilli par les cadres du département international du PCUS, avant de se rendre au festival mondial de la jeunesse et de recevoir Kroutchef, tel qu’il est orthographié dans les carnets, qui vient « en voisin accompagné de ses enfant et petits-enfants » et de partir en vacances en Crimée. L’URSS offre pour les hiérarques de la contre-société communiste des avantages. Une partie de la direction du PCF se retrouve, ainsi que des dirigeants du mouvement communiste international, en Crimée. Ho Chi Minh passe saluer Thorez au même titre que Walter Ulbricht. Thorez rentre le 7 septembre pour la fête de l’Humanité. Les mêmes scènes se répètent d’été en été. Tout au long de la période, en dépit de son désaccord sur le rapport Khrouchtchev, il reste d’une fidélité sans faille à l’URSS. Le journal laisse percevoir cependant une tendance à suivre l’orthodoxie sino-albanaise, mais les liens et la fidélité au parti de Lénine et Staline étaient plus forts que les divergences politiques dans le mouvement communiste.

Au total, l’édition de ce journal, si elle ne contient pas de révélations, permet d’apporter des compléments d’informations sur le processus décisionnel. Elle vient montrer la puissance du système communiste international, la force d’organisation de la société communiste ainsi que le fonctionnement de l’aristocratie des égaux qu’a représentée sa direction.