Un livre de référence sur le délibéralisme qui propose un cadre théorique aux initiatives solidaires et une alternative scientifique au libéralisme.

Dans le sillage des études polanyiennes traitant des rapports entre l’économie et la société, le duo d’universitaires Éric Dacheux/Daniel Goujon, a livré sa dernière production quelques jours seulement avant le début du confinement en France. Dans le prolongement de leurs travaux conjoints, ils proposent le concept de délibéralisme, qu’ils présentent comme un principe normatif garantissant « la liberté de chacun de participer à la construction collective des désaccords » tant dans la sphère publique que socio-économique.

 

L’économie solidaire contre le capitalisme

Le délibéralisme repose sur un jeu de mots dans lequel il s’agit de quitter le libéralisme, entendu comme le régime de justification du capitalisme, pour entrer dans la délibération. Il articule ainsi : un paradigme économique : les initiatives solidaires et les critiques du marché ; une théorie politique : la démocratie radicale ; une construction scientifique : l’épistémologie de la complexité.

De façon dialectique, le livre commence par exposer les trois impasses du capitalisme, accusé de développer les inégalités, d’affaiblir la démocratie et de détruire l’environnement. Il se poursuit en explorant les solutions mises en œuvre par l’aile marchante de l’économie sociale et solidaire, des initiatives citoyennes, ancrées sur les territoires et porteuses de transitions. Tout est passé en revue, du contrôle de la monnaie aux nouvelles formes de propriété.

On y retrouve pêle-mêle : les systèmes d’échanges non marchands (SEL, banques du temps, accorderies), les monnaies locales complémentaires, la finance solidaire (énergies citoyennes, clubs d’investisseurs locaux, banques éthiques), les foncières solidaires, le mouvement des logiciels libres, l’habitat participatif, le commerce solidaire (commerce équitable, AMAP), l’autoproduction, les zones de gratuité (boutiques sans argent, incroyables comestibles), les pôles territoriaux de coopération économique, les couveuses agricoles bio, les zones à défendre…

Après la thèse et l’antithèse, il y a la synthèse. C’est ici que le délibéralisme est introduit à partir d’une réflexion critique sur la théorie communicationnelle de Jürgen Habermas. L’espace public, pris comme espace de délibération, reste central. Mais il ne se limite plus à l’échange rationnel d’arguments devant aboutir à un consensus. Il devient conflictuel et sensible. La recherche du bien commun se fonde sur la construction de désaccords féconds pour permettre un dépassement dynamique des points de blocage.

 

Les trois dimensions du délibéralisme

Le principe de la délibération posé, Éric Dacheux et Daniel Goujon, en viennent au cœur du sujet : les trois dimensions du délibéralisme. Tour à tour, sont abordés l’épistémologie de la complexité, la démocratie radicale et le paradigme de l’économie solidaire.

Le délibéralisme est d’abord une proposition épistémologique. Rejetant à la fois le positivisme et la neutralité axiologique, il repose sur l’épistémologie de la complexité théorisée par Edgar Morin, laquelle articule le principe dialogique (les rapports entre entités sont à la fois antagoniques et complémentaires), le principe récursif (les effets sont aussi les causes de ce qui les produit) et le principe hologrammatique (la partie est dans le tout qui est lui-même dans la partie). Il en résulte une science engagée qui récuse la séparation entre économie et politique. Elle défend une épistémologie plurielle, inspirée des épistémologies du Sud de Boaventura de Sousa Santos, pour sortir tant de l’histoire des vainqueurs que de l’orthodoxie économique en étudiant les alternatives en présence ou en puissance.

Le délibéralisme est aussi une proposition politique. Il critique le libéralisme politique, qui ne conçoit la liberté que négativement et l’individu qu’isolé. La démocratie représentative n’est pas épargnée. Elle est accusée d’une réduction du politique à l’État et d’une dérive oligarchique qui fait surgir des contre-mouvements populistes. Dans ce contexte, l’espace public est dégradé, érodé d’une part par la communication marketing et d’autre part par sa segmentation en une multitude de canaux qui font disparaître le commun. L’apathie citoyenne guette. Pour y faire face, la théorie de la démocratie radicale de John Dewey est mobilisée. Un public, composé de citoyens, se constitue par la délibération collective, conflictuelle, autour de la résolution d’un problème. La démocratie radicale élargit ainsi la délibération à toute la société et non aux seules institutions politiques. Fondée sur une conception positive de la liberté, elle vise l’émancipation collective.

Le délibéralisme est enfin une proposition économique. Contrairement aux tentatives de naturalisation du marché, il postule que l’économique, c’est-à-dire la valorisation des ressources, est défini par l’évaluation, laquelle relève du choix des acteurs, qui reposent sur des valeurs arbitrées par le débat démocratique. À ce titre, les expérimentations de l’économie solidaire sont porteuses d’un nouveau paradigme économique. Les théories qui leur sont liées soulignent que la production peut échapper à la marchandisation (autoproduction), la monnaie peut être un levier de développement local, le contrat d’association fonde l’ordre démocratique, la sobriété heureuse doit être le principal objectif économique, l’échange repose davantage sur la réciprocité que sur l’intérêt, les espaces publics de proximité sont des lieux de co-construction de services ou d’activités. Ces quelques principes tendent à démontrer que la délibération dans l’espace public prime sur le marché pour réguler l’économie.

 

Quelle portée pour le délibéralisme ?

Cet édifice théorique contient en particulier une autre approche de la monnaie caractérisée par sa régulation démocratique, laquelle peut prendre la forme soit des systèmes d’échanges non marchands tels que les SEL qui reposent sur la production des membres, soit des monnaies locales complémentaires qui restent attachées au marché même si elles l’assoient sur une base communautaire.

Éric Dacheux et Daniel Goujon aboutissent à la proposition d’une radicalité concrète : le revenu d’existence par création monétaire (RECRE). Cette allocation universelle converge avec le délibéralisme sur quatre points : la sortie du salariat, le libre choix de vie, la libération du temps pour l’activité politique et l’adaptation à une société de la connaissance. Elle consiste en « un versement mensuel, individuel et inconditionnel d’un revenu permettant de vivre dans la dignité en dehors de toute obligation productive ». Dans le prolongement du revenu d’existence défendu par André Gorz, la logique n’est pas redistributive. C’est un revenu primaire qui repose sur la création monétaire, laquelle est ainsi encastrée dans une délibération démocratique.

Au total, cet ouvrage offre une synthèse des travaux de recherche sur l’économie solidaire, pour les cristalliser dans le concept promoteur de délibéralisme. Deux critiques pourront sans doute lui être adressées. D’abord, s’il énumère un grand nombre d’initiatives, il reste très théorique, comme le démontre la faible assise économique de la proposition centrale de revenu d’existence par création monétaire. Ensuite, un hiatus peut apparaître entre son niveau d’ambition théorique – fonder un nouveau paradigme économique – et la portée réelle des initiatives microéconomiques qui en sont à l’origine. Une montée en généralité des principes de l’économie solidaire est bien sûr possible et souhaitable, mais pour être crédible elle devra s’accompagner du récit (et de chiffres…) de réussites économiques et sociales d’ampleur.

Malgré ces quelques réserves, le livre d’Éric Dacheux et de Daniel Goujon présente l’intérêt d’ouvrir de nouvelles perspectives à l’économie solidaire, qui dépassent la seule théorie de l’hybridation des ressources. Avec le délibéralisme, il l’inscrit plus clairement encore dans un projet politique. Nous ne pouvons qu’espérer que ce nouveau concept favorise l’ancrage de l’économie solidaire (mais aussi de l’économie sociale) dans la démocratie radicale, par exemple en construisant des ponts avec le mouvement municipaliste qui émerge en France.