L'objectif de cet ouvrage sur le vieillissement est de mettre en question les représentations qu'il suscite et le cercle vicieux qui va de la dépréciation de soi au regard stigmatisant des autres.

Pourquoi écrire encore sur le vieillissement ? Sujet inépuisable qui évoque une confrontation à la mort, il est lié aux thématiques du temps, de la liberté ou de la société. Au moment où paraît cet ouvrage, la pandémie qui secoue le monde rappelle brutalement la souffrance des oubliés dans les EHPAD et place en première ligne les personnes âgées. 

Danielle Rapoport, à partir de son expérience et des témoignages de son entourage, a voulu interroger les sentiments et les émotions de ceux et celles qu'on appelle des seniors en les confrontant aux représentations que leur renvoie notre société. Face à elles, elle nous invite à penser et à conceptualiser ce terme de vieillesse.

Vieillir, est-ce compter le temps ou l 'accompagner ?

La relation au temps marque chacune et chacun d'entre nous, quel que soit son âge, d'une empreinte singulière, qui lui permet d'affirmer son unicité à travers les changements et les ruptures. La vieillesse va faciliter le retour sur un temps à soi, libéré des contraintes du quotidien, des rythmes extérieurs et du regard des autres. Oubliant le temps « objectif », celui de la physique et de la mesure chronologique, qui avait scandé sa vie quotidienne, le senior laisse venir à lui un temps vécu fait de souvenirs mais aussi de perceptions nouvelles et de sensations inconnues. Au gré des circonstances et des stimuli du moment, ce temps fait de parcours de vie, d'actions, de pensées, d'émotions, de sentiments, en même temps qu'il nourrit le présent, revisite le passé et projette comme dans « un bricolage discontinu » la suite à venir.

Daniele Rapoport parle à cette occasion d'un « temps générationnel au cours irréversible où l'humain s'inscrit dans une finitude fondatrice » : il construit une œuvre qui, tout en étant la sienne, le dépasse et dont le prix à payer est celui de mourir pour laisser à son tour place aux générations à venir. Certes, le temps humain s'appuie sur des repères objectifs qui structurent les phases de la vie : à tel âge, on fait des études, à tel âge, on se marie, à tel âge on fait des enfants, à tel âge on prend sa retraite... Pour autant, ce temps légal ne rend pas compte de notre histoire personnelle, de ses méandres, de ses avancées ou de ses reculs, des ruptures familiales, des amours perdues ou retrouvées... Cet écart souvent ressenti entre la volonté de résister au temps, que ce soit physiquement ou intellectuellement et l'étiquette de « personne âgée » qu'on décerne trop vite est de nature à provoquer une « confusion générationnelle ». Ainsi, se dire plus jeune que l'âge de sa carte d'identité, est ainsi une manière de se protéger des stéréotypes, dont les méfaits sur l'estime de soi sont néfastes, et de la ghettoïsation des « vieux » dans nos sociétés occidentales. L'allongement de la durée de vie nécessite de donner un nouveau sens à cette prolongation : ce temps là – au-delà de 65 ans – n'a pas toujours été pensé, reconnu et conceptualisé. Or, ce temps supplémentaire crée parfois un vide angoissant : Que faire ? Le remplir à tout prix ? Le laisser passer sans projet ? Le « gérer » comme un capital ? Comment résister à l 'appel de la modernité et à l'illusion de l'activisme ?

En réponse, émergent progressivement, avec un souci de la préservation environnementale, le désir et l'espoir d'un monde plus lent et de rythmes plus humains. Cet éloge de la lenteur accompagné d'un repli sur la sphère privée a donné lieu à un nouveau courant dit « slow ». Ces temps maîtrisés seraient de nature à séduire toutes les générations et redonneraient à nos anciens ce rôle de guides que connaissent ou ont connu d'autres sociétés. Cette sérénité retrouvée suffira-t-elle pour autant à ralentir le vieillissement du corps ?

Maîtriser le vieillissement du corps

L'attention consacrée au corps dès le plus jeune âge par une société vouée aux exigences de l'esthétisme et de la belle apparence ne peut que rendre plus douloureuse la perception du vieillissement corporel.

Ainsi, 40 % des personnes âgées de 65 à 85 ans affirment qu'il est important d'avoir l'air jeune pour se mettre hors du temps en conservant l'esprit de performance et de compétition, en optimisant ses potentiels et en luttant contre toute forme de dégradation physique par des subterfuges ou des moyens de plus en plus sophistiqués. « A la fois maître et esclave de sa "bonne forme" », le corps est source de plaisir comme de peur, celle de la perte en étant l'élément moteur : perte de sa santé, de sa puissance, de sa virilité ou de sa féminité, de sa séduction, de l'exploitation possible de ses potentiels. Chacun reste libre d'adhérer ou non à ces nouvelles normes et aux modes ambiantes (minceur, énergie, agilité, beauté...), mais devra mesurer le risque de l'artifice et de l'illusion. Mieux vaut peut-être accepter de vivre avec le temps de son corps et en faire un usage créateur de soi.

Car la vieillesse prolongée a ses armes à elle : corps maîtrisés, dignité physique, tendresse et ferveur de l'« aimance » partagée dans une intimité toujours active, nouveaux rapports avec des enfants longtemps présents au foyer et souvent dépendants, mémoires qui racontent un autre siècle, exemples à donner et à illustrer aux générations qui suivent... Cet âge n'a pas renoncé à une vie sexuelle et, même bouleversé par certains éléments d'ordre physique, psychologique et socioculturel, le désir reste prégnant devant le regard parfois étonné des jeunes générations.

En tant que femme, Danielle Rapoport le ressent d'autant plus : « ces femmes de 60 à 80 ans et plus, que les mentalités relèguent souvent au placard des causes perdues, sont fières, conscientes, abasourdies par la différence identitaire qu'elles perçoivent entre l'image qu'elles ont d'elles-mêmes et ce qu'elles en voient dans le miroir ou le regard de l'autre ».

Certes, vieillir dans son corps, l'apercevoir meurtri et ridé un peu plus chaque jour ne va pas sans regret ni nostalgie mais il reste ce que plusieurs seniors interrogés appellent « maturation, sens et approfondissement ». Au-delà du visage perçu, Lévinas, parle de celui qui ne se voit pas, ce non-descriptible qui se donne comme un appel à la reconnaissance par l'autre dans son humanité : « le vieillissement, un « autre-que-soi » ne se laisse ni cerner ni réifier et, quelle que soit l'apparence qu'il pourra prendre, donnera à notre propre existence sa légitimité ».

Cette belle liberté nous affranchira-t-elle pour autant de la peur ? Vieillir doit-il faire peur ? Une palette d'émotions est accolée au mot vieillir : mélancolie, jalousie, angoisse, rage ou autres passions tristes. Mais la peur devant la mort, elle, identifie son objet, suppose une prise de conscience, une mise en perspective, une possibilité de relativisation. Je peux affronter une peur, l'évaluer, la combattre et, même parfois, la surmonter, comme si la peur ouvrait le champ de l'acte et du courage.

Existe-t-il des moyens d'accompagner ces changements successifs vers l'inconnu, que les psychanalystes appellent une « catastrophe émotionnelle » ? Sans doute, appartient-il à chacun de construire ses stratégies personnelles, « résurrectionnelles » pour les uns, d'évitement, de prévention ou de réparation pour d'autres. Souvent, cette peur commence avec le départ en retraite, terme significatif par lui-même : on doit s'y préparer comme à un examen, on voit ses capacités diminuer, on se sent mis à l'écart, on éprouve un sentiment d'injustice, on doit trouver un nouveau rapport à l'argent, on est étiqueté senior, ancien, vénérable, troisième âge... Est posée ici une sorte de responsabilité partagée entre le regard porté par la société et la construction de l'image de soi.

Construire une autre image de soi

On pourrait dire du vieillissement ce que Georges Canguilhem dit de la maladie : un « nouvel état du vivant ». La guérison n'efface pas, les traces demeurent. De même, dans le vieillir, irréversiblement, c'est un « autre de soi » qui advient : puisque nous ne retrouverons pas la jeunesse éternelle dont rêvent certains, il est inutile de vouloir suivre à tout prix les injonctions de la modernité : « chevaucher des temporalités à l'encontre de nos temps subjectifs, optimiser, développer, renforcer... ».

Mieux vaut développer ce que Boris Cyrulnik appelle « résilience », une « aptitude à résister à une forte pression et à reprendre, après le coup, une autre direction ». Appliqué au vieillissement, il s'agirait, par son propre cheminement, par le lien social ou par l'accueil de l'autre, de se reconstruire, « de se sauver, de se fuir pour se retrouver, mais de se retrouver en se fuyant, c'est-à-dire en refusant toute identité qui nous serait attribuée ou assignée par avance ». L'autre est là pour apprivoiser une émotion douloureuse, la métamorphoser en une situation qui nous convienne et renforce l'image positive de soi, un aller de l'avant. Le temps de la vieillesse est aussi celui de la « recréation ». On ne s'étonnera donc pas des propos critiques et sans doute fondées que tient l'auteur sur les « sirènes » du jeunisme.

Le mythe du jeunisme : à qui profitent les seniors ?

Force est de constater que vieillir apporte satisfaction à notre économie : le marketing des seniors, alimenté par une publicité abondante, prospère dans tous les domaines (alimentaire, cosmétique, sportif, culturel...). La concurrence entre seniors est rude : qui, homme ou femme, s'habillera le plus jeune ? qui est le plus sportif ou la plus mince ? Qui fait les plus beaux voyages ?

Par exemple, Citroën a fait appel à Iris Apfel, 94 ans, pour être l'ambassadrice de sa dernière DS3. Certains, voulant réhabiliter le terme de senior (du latin senex : vieux, âgé, ancien, déclinant), nommeront ainsi le consultant autour de la trentaine, dont l'expérience et la compétence sont reconnues, à l'inverse du junior qui fait douter de son employabilité. Pour aider les vieillissants à passer des caps parfois difficiles, on parlera de « transition », mot qui évite de parler de rupture, de transformation, d'irréversibilité (ménopause, troubles de l'érection ou de la mémoire, raideurs, surdité...). Pour autant, ces « stratégies de la réassurance » qui nourrissent l'imaginaire consumériste ne consolent pas de la fuite du temps et renforcent une sorte de confusion entre générations et amènent du même coup à questionner la place des seniors.

Quelle place pour les seniors dans notre société ?

Quel droit pour nos « vieux » de vivre ou de survivre dans des espaces et des temps respectueux et partageurs ? Quel espoir de voir s'installer une chaîne intergénérationnelle conciliant la fougue de la jeunesse et la sagesse des plus âgés ? La crise de pandémie – toujours là au moment où s'écrit cette recension - a vu par exemple se nouer des liens intergénérationnels forts entre jeunes confinés et seniors isolés. De même, les drames qui touchent les EHPAD vont modifier brutalement la perception qu'en avait l'opinion en braquant le projecteur sur la souffrance et l'oubli de leurs pensionnaires. On apprend ainsi que 900 000 personnes de plus de 60 ans sont coupées de leur famille ou amis et que 300 000 sont en situation de « mort sociale ».

Danièle Rapoport en nous proposant cette approche pluraliste du vieillissement, veut voir modifié le regard porté sur les seniors. Sans nier la souffrance et la pénibilité de cet âge, elle invite résolument le lecteur à dépasser l'angoisse ou le déni devant le vieillissement de ses proches, pour les aider à y voir tout autre chose : curiosité, sagesse, audace, profondeur, transmission d'expériences, nouveaux apprentissages… En somme une nouvelle vie pour une « aventure au coin de la ride ».

Les témoignages recueillis peuvent paraître d'une excessive sensibilité et son pari trop optimiste : si la vie, dit-elle, est élan, joie et non médiocrité, paralysie et repli sur soi, alors, « il importe de vieillir activement au lieu d'être vieux passivement » (Bertrand Vergely). Ainsi, dans une belle formule, Danielle Rapoport parle des « aventuriers et aventurières de ce temps qui reste » et nous invite à en prendre soin pour qu'il soit et devienne le nôtre ! Cette approche plurielle, étayée de nombreuses références sociologiques et philosophiques, a le mérite de renouveler l'approche du vieillissement en liant témoignages et analyses et en revisitant les concepts de liberté, de mort ou de puissance.