Une réflexion en dialogue avec la culture de notre temps et celle de Kierkegaard, pour faire prendre conscience de l’intérêt primordial de pensée de ce philosophe danois.

L’ouvrage de Philippe Chevallier démarre sur un constat incontestable et en dresse la généalogie : aujourd’hui, on est dans un monde dans lequel les injonctions à être soi se multiplient. Cette quête du soi a eu un commencement qui a pour nom Descartes. Avant lui, ni le « soi-même » (autos) de la philosophie grecque ni le moi (ego) de la philosophie chrétienne médiévale ne s’était dressé sans aucun vis-à-vis que ce soit le logos ou le Christ. Quand Sénèque au premier siècle ou Augustin au IVème, parlaient d’eux-mêmes, « ce n’était pas dans la nudité d’une affirmation ne devant rien à personne, mais toujours dans la révérence à quelque chose qui les précédait et les dépassait : un Dieu, un principe premier plus ou moins intérieur à l’âme, lequel, comme l’écrivait Sénèque, « observe nos vices et veille sur nos vertus ».

Avec Descartes, on entre dans la modernité c’est-à-dire dans l’âge qui se contente de ce qui récent, contre les préjugés de l’enfance, les choses apprises sans avoir été vérifiées, les opinions reçues de la tradition. Comme le remarque l’auteur, de la formule de Descartes « bâtir dans un fons qui est tout à moi » sont nées deux pensées. Une première, centrifuge, qui a mis l’accent sur le mot bâtir : il s’agissait, à partir de ce fonds, d’aller vers le monde pour le connaître et intervenir sur lui, développer une connaissance objective et partagée des choses. L’autre pensée née de Descartes, centripète, a mis l’accent sur le fonds, où tout avait commencé et où tout était à moi. Il ne s’agissait pas tant de connaître ce fonds comme une chose parmi d’autres, que d’y adhérer, y demeurer, se mettre à son écoute, et coïncider toujours plus avec lui, ou, pour reprendre les mots de l’auteur, d’« avoir en toute chose et à chaque instant le souci de ce moi plus essentiel que la possession et la valorisation des biens terrestres. Même si le moi excède toujours ce que l’on croit en savoir, même s’il n’est pas tant plein que vide, perpétuelle déréliction plutôt que stase, il s’agit de vivre une existence authentique qui ne se dissolve pas dans les mouvements de masse, ne se perde pas dans la fascination pour l’histoire collective ou les résultats d’une science sans conscience ».

Chez Kierkegaard, s’attache à expliquer l’auteur, la quête de soi prend un tour nouveau : il s’agit de penser l’individu comme ce qui est résolument unique, mais d’une unicité constituée par quelque chose d’extérieur. Rien en moi n’est unique, y compris l’illusion que j’ai de l’être en me murant dans ma solitude. Pour Kierkegaard en effet, « il nous faut trouver cette unicité tant cherchée en dehors de nous-mêmes, dans un appel ou une vocation particulière. Quelque chose ou quelqu’un m’appelle au-dehors, une parole m’est adressée à moi et à moi seul, à laquelle je ne peux complètement me dérober car elle n’est pas une simple maxime morale ou un lointain idéal collectif : voilà ce qui me fait unique ». Et la difficulté rencontrée est de savoir comment parvenir à devenir lui-même.

En effet, Kierkegaard reproche au cogito de Descartes de n’être qu’une tautologie et de ne nous apprendre sur l’existence réelle. Il reproche aussi au savoir objectif (science, philosophie, théologie) qui impose sa loi dans tous les aspects de la vie, non pas d’être inexact, mais de ne pas aider l’individu à poser un acte vraiment libre et personnel. Il écrit ainsi : « Et de quoi me servirait-il pour cela de découvrir une vérité soi-disant objective (…) de combiner un tout, de construire un monde où je ne vivrais pas, mais que je ferais seulement miroiter aux yeux des autres (…) ? De quoi me servirait-il que la vérité fût pour moi froide et nue, indifférente de voir que je la professe ou non, et faisant naître un frisson d’angoisse plutôt qu’un confiant abandon ? Certes, je ne nie pas que j’admets encore un impératif de la connaissance et qu’on peut par ce moyen exercer une action sur les hommes, mais la connaissance doit alors être accueillie en moi de façon vivante, et c’est cela que je reconnais maintenant comme l’essentiel ». En effet, pour lui, bien plutôt, « il s’agit de trouver une vérité, qui soit vérité pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir ».

Comment être soi ?

On comprend bien que la psychologie, quelle que soit sa rigueur et sa portée ne pourront suffire à répondre à ses attentes. Il s’agit moins de savoir qui je suis moi-même, que de le sentir – d’un mot, de le vivre. D’où la nécessité existentielle de trouver le rapport à soi authentique qui permette d’être véritablement soi-même. Aussi Kierkegaard met-il en garde contre les malfaçons par lesquelles on voudrait parvenir à ce juste rapport. Ainsi Kierkegaard analyse-t-il, dans La Maladie à la mort, la maladie la plus dangereuse, celle où le moi cherche par lui-même à être lui-même. Cette maladie, il l’appelle le désespoir. Car le moi n’est qu’une inquiétude perpétuelle qui s’affole d’elle-même, du fait qu’il ne trouve nulle part en lui-même le point d’équilibre lui permettant de se rapporter en paix à lui-même. Le moi est un mauvais infini, car il est un infini de rêve qui promet plus qu’il ne peut offrir. Une autre mauvaise solution serait de s’éparpiller au-dehors, et de ne pas se tenir « chez soi », au sens d’être « à la maison » ou dans sa « patrie » ; mais ce « chez soi est problématique », il n’est pas immédiatement donné à celui qui se regarde en dedans. Il est même loin d’être toujours facile de trouver, ce terrain où l’on est chez soi. Pour certains, la difficulté n’est pas grande, car ils possèdent d’évidentes aptitudes dans des domaines précis « qu’elles se développent, comme l’écrit Kierkegaard, tranquillement dans la voie qui leur est ainsi assignée sans jamais être troublée par la pensée d’une autre carrière plus propre à les solliciter ». Tel est le cas, par exemple, des grands artistes – mais ce cas demeure à bien des égards, exceptionnel et ne peut valoir comme règle générale. D’autres s’en remettent complètement à leur entourage du soin de les guider, qu’ils ne savent où ils vont, ce qui désole Kierkegaard. Ce que soutient Kierkegaard et qu’analyse Philippe Chevallier, c’est que ce « chez soi » que tout homme aspire à trouver ne se trouve ni au-dedans du moi, dans une vérité primitive que chacun de nous pourrait découvrir par introspection, ni dans la simple imitation d’autrui ou des mœurs du moment.

Aussi, pour Kierkegaard, je ne saurai qui je suis vraiment que dans la mesure où j’aurai découvert ce que je dois faire de ma vie – non pas en général, mais moi en particulier. Il est remarquable, comme le souligne fortement l’auteur, que la vie individuelle, rassemblée dans une unique vision, soit objet de devoir et non pas seulement les actes volontaires qui la composent. Or ce devoir qui doit informer mon existence, que Kierkegaard nomme la « vocation », induit une notion d’extériorité, qui vient arracher le moi à lui-même et à son souci immanent. Le devoir est ce qui vient à ma rencontre. Aussi la vocation n’est-elle pas un libre choix, mais une condition particulière que je dois assumer. Or on comprend bien que ma vocation particulière qui donne consistance au moi authentique que je recherche risque d’entrer en conflit avec ce qu’on considère communément comme bon ou toléré. Tel est le cas d’Abraham qui doit sacrifier son fils à Dieu : ce geste, qui apparaît monstrueux à chacun de nous, ne peut être compris que de celui qui a entendu la voix qu’il a entendue.

Kierkegaard fustigerait-il alors la médiocrité commune de la masse, son engluement dans un aliénant quotidien ? Pas du tout. Certes, en chaque homme demeure toujours la possibilité inquiétante d’être appelé à une tâche plus élevée que celle, ordinaire, dont il s’acquitte quotidiennement. Mais, bien loin de mépriser l’homme qui s’efforce de vivre sous les valeurs partagées par une communauté, Kierkegaard souligne la grandeur de cette mission. Celui qui se dérobe à cette exigence normative est critiqué, c’est l’esthète, l’homme qui se replie sur sa seule originalité, celle de ses humeurs ou de ses talents, cédant à ses caprices ou ses passades, pour se construire un moi véhémentement réelle et sans consistance (Don Juan en est un modèle). Au contraire, c’est seulement en participant d’une manière personnelle, et donc toujours singulière, à un effort collectif qu’un homme ordinaire devient véritablement un individu (au sens kierkegaardien fort de ce terme). Plus qu’une vie sociale régie par des conventions, la catégorie du « général » désigne chez Kierkegaard un monde partagé, celui dans lequel règnent normes, valeurs ainsi que certaines formes de communicabilité et de commensurabilité. Cela est rendu possible par l’adoption de mesures communes initiant une mise en forme définie qui contraint notre vie intérieure spontanée. Ainsi, le langage permet aux membres d’une même communauté de communiquer, moyennant la perte de connotations personnelles que nous associons aux mots pour n’en conserver qu’un sens général, peu propre à l’expression du plus subtil et de plus singulier. Il est à noter que la dimension positive de la sphère du général chez Kierkegaard tient au soulagement que ressent l’individu qui sent en faire partie. Aussi le général se présente à ceux qui vivent sous son régime comme un devoir, correspondant relativement précisément à ce que Hegel – dont on a fait l’adversaire absolu de Kierkegaard – nomme « le monde éthique ».

Rappelons que dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel fait du monde éthique le dépassement et l’accomplissement de la conscience morale individuelle dans des normes objectives et universelles. Lorsque la volonté trouve en elle-même l’idée du bien et tente d’y conformer sa vie, elle se rend compte que cette idée, trop intérieure, ne correspond à aucune réalisation ou situation concrète qui pourrait apaiser sa conscience. Elle ne peut y parvenir que dans un cadre institutionnel socialement et historiquement marqué, et non détaché de tout contexte collectif et historique : l’Etat moderne, entendu comme libre participation des individus à la vie de la cité encadrée par une constitution. L’assesseur Wilhelm incarne le stade éthique, qui persévère dans sa tâche. Par sa bouche, Kierkegaard explique que pour devenir véritablement un individu (à nouveau au sens fort que Kierkegaard donne à ce terme), il faut choisir ce que l’on est, car ce que l’on est apparaît d’abord comme pure facticité, comme ce qui est contingent mais définitif : être né à telle époque, dans tel milieu, dans tel pays, etc. Pour Kierkegaard, comme l’expose Philippe Chevallier, je dois m’en sentir et m’en déclarer pleinement responsable. Dès lors cette liberté n’est plus synonyme de créer de l’inédit, de l’initial, mais d’assumer ce qui est déjà. Par ce choix et cette acceptation on devient vraiment soi-même, on s’accepte pleinement. Et ce mouvement réconcilie l’individue avec la communauté humaine en deux sens : d’abord parce qu’il est en notre pouvoir à tous d’accomplir ce mouvement, indépendamment de notre personnalité et de notre force de caractère ; et ensuite, parce qu’en me choisissant, je ne choisis pas un moi abstrait, mais le moi éminemment concret que je suis, inscrit dans une histoire et un milieu qui lui donnent sa forme particulière. Je me choisis donc toujours en rapport avec des autres.

Du général au religieux

L’analyse de Philippe Chevallier fait également la part belle à la dimension religieuse de l’œuvre du penseur danois. Il montre en particulier comment Kierkegaard, contre un certain enthousiasme et le danger qu’il peut faire surgir (ainsi de ceux qui, à l’instar d’Abraham, pourraient prétendre que c’est une voix divine qui les fait commettre un infanticide), prétend que la vérité religieuse doit pouvoir être capable de se défendre d’elle-même, sans le recours au charisme ou aux subtilités d’un rhéteur. Il propose ainsi de distinguer le génie de l’apôtre. Le génie est celui qui a reçu de la nature un certain nombre de dons qu’il peut librement s’approprier et développer au long de sa vie en acquérant de ce fait une conscience toujours plus vive de lui-même et de sa place dans l’histoire. Le simple fait qu’il ait reçu ses dons est le signe suffisant qu’il participe à un mouvement plus large qui épouse la courbe du temps. Sa génialité peut sembler provocante à certains de ses contemporains, mais il sait que l’avenir lui donnera raison : son œuvre est à la fois en avance sur son époque et en phase avec ses rouages les plus secrets.

A l’opposé la vocation apostolique doit être le signe d’une étrangeté. Pour cette raison, elle n’est le résultat chez l’élu d’aucune intelligence historique particulière et n’épouse nulle secrète maturation du temps. Elle est sans histoire, tout en faisant son apparition dans l’histoire humaine : quelqu’un – l’apôtre – est un jour saisi par une vérité plus haute qu’il a pour tâche d’annoncer. Mais contrairement au génie, l’apôtre n’y a pas été préparé et n’a aucune qualification pour cela. Il a beau être « envoyé », il n’en devient pas plus savant ou plus fort pour autant. Si l’apôtre reste ce qu’il est, il demeure à distance du message dont il est porteur, sans pouvoir exactement le faire sien. Ce n’est pas une défaillance de sa vocation, mais la condition, au contraire, pour qu’il puisse l’accomplir sans tromper ses auditeurs : l’apôtre ne peut ni ne doit se prétendre le digne propriétaire ou le brillant représentant de la vérité nouvelle, puisqu’il n’en est que le témoin ou le passeur. Car une vérité nouvelle, qui prétend défaire l’ordre ancien ne doit s’armer et ne s’autoriser que d’elle-même, sinon, elle n’est qu’une réclame publicitaire, un piège pour les faibles. C’est la force de la vérité elle-même qui doit triompher, pas celle de ceux qui la défendent. La vérité n’est pas plus vraie parce que son témoin est habile et convaincant.

De la même façon, Philippe Chevallier reprend le parallèle que dresse Kierkegaard entre Agamemnon et Abraham, qui, extérieurement, commettent un crime similaire : ils tuent pour un dieu un de leurs enfants. Or, pour Kierkegaard, Agamemnon reste dans la sphère éthique en agissant comme il le fait, alors qu’Abraham incarne le stade religieux, dans lequel, comme l’écrit l’auteur, « le plus haut point n’est plus la coïncidence entre l’individu et le général, mais l’interpellation de cet individu par une parole qui le commande absolument. Car ce « Tu dois » ne veut rien savoir de mes sentiments, de ma situation, de mon histoire personnelle, du temps ou des capacités dont je dispose pour accomplir telle ou telle action ». Roi d’Argos et chef des armées qui s’apprêtaient à assiéger Troie, Agamemnon accepta de laisser sacrifier sa fille Iphigénie sans que ses proches lui en tiennent rigueur, bien au contraire. Car il le fit sur les recommandations du devin Calchas, pour apaiser la colère d’Artémis et permettre à ses navires, bloqués faute de vent, de voguer vers Troie. La sphère éthique tolère des écarts que représentent les héros tragiques, à condition qu’ils puissent arguer d’une raison à la fois supérieure et immanente au monde éthique. Pour Agamemnon, la raison invoquée est une campagne militaire : si Artémis se calme, les vents se lèveront et souffleront dans le bon sens pour les navires. Agamemnon est justifié, mais pas immédiatement, et pas n’importe comment. Il l’est d’abord parce qu’il n’a pas décidé pour lui-même, selon sa convenance ou ses désirs personnels, mais par dévotion à ses armées et à sa patrie. Il l’est ensuite parce qu’il ne l’a pas décidé pour lui-même dans son for intérieur, mais en écoutant autrui et parce qu’aucune autre action n’est réputée possible dans son monde. En revanche, Abraham, qui ne dit mot à personne, agit seul dans son coin, et son geste semble absurde : obéir à un dieu qui lui donné un enfant en lui sacrifiant ce même enfant. Aussi, une fois vérifiées ces conditions, la situation semble claire : transpercé par la douleur mais résolu, Agamemnon est au faîte de sa responsabilité vis-à-vis de la Cité, sans qu’on puisse lui reprocher de ne pas avoir été un vrai père.

L’auteur revient finalement sur la figure de Dieu pour Kierkegaard. Dieu, pour Kierkegaard, n’est pas le « Tout-Autre », comme on l’entend parfois dire. Remontant à la source de cette inexactitude, Philippe Chevallier y décèle l’influence, dans la réception de l’œuvre de Kierkegaard, du théologien Karl Barth. Ce dernier, en effet, réunit dans son commentaire de l’Epître aux Romains le nom de Kierkegaard et l’expression qu’il a emprunté à Rudolf Otto qui désignait le sacré, dans un but polémique à l’encontre du courant libéral de la théologie protestante accusé de dissoudre le christianisme dans les sciences profanes. Mais pour Kierkegaard, si Dieu est tout autre, il est aussi immense proximité, car il a choisi de s’incarner comme homme, ce qui est un « paradoxe absolu ». Aussi Philippe Chevallier nomme-t-il le dieu kierkegaardien « le prodigieux », car il laisse aux hommes un indice de son passage qu’ils aient ou non la foi ; Dieu étonne, réjouit ou effraie mais ne laisse pas indifférent, le prodigieux réunit les événements impossibles et les événements improbables, défiant la causalité (Marie vierge, mère de Jésus) et la statistique (Elisabeth, mère de Jean le Baptist). Comme le dit Philippe Chevallier, « La présence de Dieu à l’histoire humaine n’est donc pas seulement de l’ordre de la fracture, du miracle, de la flèche qui transperce le cours normal des événements, elle peut prendre la forme du rare ou de l’inattendu ».

Ainsi, le très bon ouvrage de Philippe Chevallier réussit le double et difficile pari de rendre claire au lecteur l’entrée dans la pensée réputée – non sans raison – difficile de Kierkegaard et de montrer rigoureusement pourquoi cette pensée rejoint nos préoccupations contemporaines.