Un recueil d’articles explorant les modalités et les fonctions de l’écriture de la mort.

La question du pouvoir de l’écriture face à la mort est tout sauf récente. De tout temps, la littérature a cultivé la faculté d’offrir à la fois ce lieu instable où résonnent la douleur et les échos de la perte et cet espace d’action (ou de réaction) qui se saisit de l’absence et tente de la dépasser par l’écrit. Attentif à cette double dynamique, l’ouvrage de Myriam Watthee-Delmotte, professeur à l’Université catholique de Louvain et membre de l’Académie royale de Belgique, explore les fonctions de l’écriture de la mort à partir d’une sélection de textes situés et relus dans leurs contextes respectifs. Déclenché par la perte douloureuse d’un ami, Dépasser la mort figure l’aboutissement d’une quête personnelle prolongée dans le miroir de la littérature : « J’ai eu besoin d’écrire, de trouver un langage pour la sidération, la douleur, l’amitié qui n’avait rien pu pour éviter que le tragique ne s’insère brutalement dans le vécu ». Dans son introduction, l’auteure estime que le développement notoire des écrits sur la mort confirme la vocation de la littérature à « réparer le monde », selon le titre de l’ouvrage d’Alexandre Gefen paru en 2017 : une dimension transcendante et régénératrice revisitée tout au long de l’ouvrage.

Lieux de la mort et de la lecture

Composé de vingt-quatre articles organisés en huit parties, Dépasser la mort se lit comme une traversée des modalités mises en œuvre par les écrivains non seulement pour affronter le choc de la perte, mais aussi pour résister à l’oubli, commémorer la disparition de l’être cher ou négocier diverses formes et manifestations du deuil. Chaque partie s’ouvre sur un court fragment à tonalité poétique dans lequel l’auteure introduit les manières d’« apprivoiser » les lieux, les émotions et les mots qui entourent la mort. Au fil des pages, Watthee-Delmotte articule l’exercice de lecture et d’analyse littéraires aux travaux reconnus de Philippe Ariès, Jean Allouch, Marcel Mauss, Patrick Baudry ou encore José Morel Cinq-Mars. Une manière de penser l’écriture de la mort dans un dialogue continu entre le littéraire et le théorique.

Le corpus choisi par l’auteure a le mérite d’associer des titres célèbres tels que le Tombeau d’Anatole de Mallarmé, Le Livre de ma mère d’Albert Cohen, « La mort du jeune aviateur anglais » de Marguerite Duras ou encore le discours prononcé par Malraux pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon à des textes moins connus mais approchés avec le même niveau d’attention et de sensibilité. La plupart des auteurs étudiés sont belges (Henri Michaux, Henry Bauchau, François Emmanuel, Caroline Lamarche, Yun-Sun Limet) ou français (Yannick Haenel, Sorj Chalandon, Jérôme Ferrari, Laurent Gaudé), avec des ouvertures ponctuelles, notamment sur le Canada (Nancy Huston, Vickie Gendreau) et l’Argentine (Juan Gelman). Cette diversité relative se reflète également dans les genres analysés, qui vont de la poésie à la chanson en passant par le roman, la nouvelle, le récit testamentaire ou encore l’éloge funèbre. Tout se passe comme si les différents modes d’écriture de la mort appelaient d’emblée un éclatement des lieux de lecture, un cheminement entre des mémoires géographiques et littéraires nourries par la variation et le déplacement.

De la réélaboration universelle du sens

D’emblée, il apparaît sans surprise que les textes confrontés à la mort sont à la fois inscrits dans leurs contextes particuliers et ouverts à une dimension universelle qui autorise les parallèles et les rapprochements. Discutés en ouverture, les poèmes écrits par Béatrice Bonhomme à la mort de son père relèvent à la fois du rituel du deuil et du déploiement d’« un sémantisme cohérent et évolutif » autour de la dimension sacrée de la perte. Face à l’expérience-limite de la mort, l’écriture passe souvent par l’interpellation du défunt, créant ainsi « une situation de dialogue virtuel ». Il arrive aussi que soient mobilisées les ressources du mythe, à l’image des allusions musicales autour d’Orphée chez Michaux ou des reconstructions d’Œdipe chez Bauchau.

L’écriture de la mort, comme le montre Watthee-Delmotte au fil des pages, est une réponse au « besoin de réélaborer du sens » face à la perte. La profondeur historique de certains genres, tels que l’éloge funèbre, atteste que cette réélaboration nécessite le recours à des outils rhétoriques visant l’héroïsation du défunt et la fédération de la communauté autour des valeurs qu’il/elle incarne. Qu’il s’agisse de donner libre cours à la mélancolie comme avec Lamartine, ou de prêcher le stoïcisme comme le fait François de Malherbe, l’écriture mortuaire transmet « une force significative qui répond à notre besoin de sens » et se prolonge à travers la circulation des textes et de l’effet qu’ils produisent sur le lecteur.

Ambivalence et fictionnalisation

Le texte funèbre est aussi le lieu de l’ambivalence et du dédoublement des mouvements d’écriture. À l’image de ce que fait François Emmanuel dans Portement de ma mère (2001), l’écriture cherche à la fois à admettre la séparation et à retenir l’être cher par l’évocation du passé et du manque : « Je n’ai pas pris le temps de contempler le temps, j’étais comme tant d’autres dans le trébuchement de vivre », constate l’écrivain belge. Si l’écriture d’Emmanuel permet de saisir la « force agissante » des rites funéraires, éléments structurants d’un nouveau rapport au monde, celle d’Albert Cohen offre « un exutoire au remords » ressenti par l’auteur en raison de ses négligences passées. De son côté, l’œuvre de Bauchau associe la perte de la mère à un « processus d’apprentissage fondamental » qui se prolonge dans la mise en récit d’autres pertes, autant de hantises nourries par le cortège des mourants, ces « initiateurs » de la survivance et de la transmission.

Face à la mort, « l’agir de la littérature », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, passe également par l’exercice bien connu de la commémoration. L’élévation d’un tombeau littéraire, à l’image de celui que consacre Nancy Huston à Romain Gary en 1995, peut s’autoriser une reconstruction fictionnelle autour d’« une fraternité en esprit » qui honore le disparu et suscite l’émotion du lecteur. Les discours de « panthéonisation », quant à eux, poussent l’exercice jusqu’à « une forme de mise à l’écart » de l’individu qui se retrouve ainsi distingué et différencié du commun des mortels. L’écriture commémorative peut aussi investir les blessures de l’Histoire, comme dans les romans Jan Karski (2009) et Drancy la muette (2013) de Yannick Haenel, deux explorations de destins individuels et collectifs qui favorisent la « réactivation » du sens en revisitant le lien entre le passé et le présent.

Intertextualités et déplacements génériques

Watthee-Delmotte observe à juste titre que « certains textes sont des stèles dressées vers une lumière retrouvée après avoir été perdue ». En effet, les auteurs confrontés à la mort écrivent contre l’oubli mais aussi contre le néant. En reconstituant l’identité d’un oncle disparu dans son récit Joseph (2012), Yun-Sun Limet enrichit le travail mémoriel d’« une fonction anthropologique ». Pour sa part, en dialoguant à distance dans sa Lettre en abyme (2016) avec le poète argentin Juan Gelman, Marc Dugardin inscrit l’écriture poétique dans une intertextualité qui renouvelle le souvenir de la mère disparue. De même, dans Le Quatrième Mur (2013), Sorj Chalandon mobilise le lien intertextuel avec Antigone d’Anouilh pour explorer « le pouvoir empathique » de la fiction ouverte sur la pluralité des points de vue mais aussi sur la position délicate du témoin.

En plus de l’intertextualité, cette lutte contre le néant peut s’appuyer, comme chez Gaudé ou Duras, sur la remise en scène des morts à la faveur d’un équilibre entre la reconstruction de leur présence et leur maintien à distance dans le texte. En associant la quête de cet équilibre à « l’inavouable » de la torture en contexte de guerre, Où j’ai laissé mon âme (2010) de Ferrari ouvre la voie à une pensée de la vie par-delà l’irrémédiable de la mort. Enfin, quand elle anticipe la mort résultant d’une maladie comme dans Testament (2012) de Vickie Gendreau, ou donnée à soi comme avec Suicide (2008) d’Édouard Levé, l’écriture engendre une réflexion sur le passage de vie à trépas, lieu d’une autre ambivalence, cette fois entre l’apologie du vivant et la désacralisation de l’instant et du rituel social de la mort.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, Watthee-Delmotte démontre que le déplacement de l’écriture de la mort vers d’autres genres permet de penser de nouvelles modalités d’interaction avec l’expérience de la perte. Barbara et Stromae, par exemple, confirment que la chanson peut accueillir un large panel d’émotions, de la déploration à la commémoration en passant par l’hommage ému ou joyeux. De même, les espaces numérique et urbain déploient d’autres manières de penser la récurrence de la mort violente (John Barber et Françoise Chambefort) ou la commémoration publique des poètes (Ernest Pignon-Ernest). Dans le premier cas, l’outil numérique donne l’impression d’« une automatisation aveugle et sans fin de la mort donnée », alors que dans le second, la performance de rue utilise l’étrangeté et l’éphémère de la représentation pour régénérer « la force d’ébranlement » de l’œuvre artistique.

Dynamiques rituelles et transitives

Certes, le corpus retenu par l’auteure offre des perspectives complémentaires et instructives sur la mort écrite. Cela étant, il aurait peut-être été pertinent d’interroger la manière dont le genre littéraire influence la lecture et la réception des textes. Réagit-on de la même manière face à un poème élégiaque, un tombeau littéraire, un hommage fictionnel ou un discours commémoratif ? Par ailleurs, force est de constater que l’écriture de la mort se heurte à des difficultés récurrentes, qu’il s’agisse d’un « manque linguistique », d’« un sentiment d’insuffisance à parler du défunt », ou encore de cette « illusoire maîtrise de la situation » qui accompagne la restitution de l’absence. Dans quelle mesure ces difficultés entravent-elles la dimension active ou réparatrice des textes littéraires ? L’écrivain est-il vraiment « un point fixe dans le vertige qui nous prend au moment de l’adieu », ou n’est-il qu’un simple « officiant » qui ne peut offrir qu’« un simulacre de la présence manquante » ?

Si ces questions restent en suspens et que les analyses de l’auteure tombent occasionnellement dans des généralités autour de la fatalité de la mort ou de l’exutoire de la lecture, l’ouvrage a néanmoins le mérite d’éclairer la vitalité inhérente à la littérature funèbre. C’est que l’écriture de la mort, comme l’explique Watthee-Delmotte dans le dernier chapitre, relève d’« une dynamique de type rituel » qui crée, autour de l’écrivain et de ses lecteurs, une « communauté » d’émotions et de valeurs, perpétuant ainsi la mémoire, l’héritage, voire les mythes, qui entourent les disparus. Le défunt est bien ce « miroir » qui éclaire non seulement « le locuteur qui l’évoque », mais également le lecteur qui le reçoit.

En traversant cet ouvrage hybride où s’entrecroisent l’analyse littéraire ou poétique, la contextualisation historique ou biographique et les fragments d’expériences et d’écrits personnels, le lecteur se trouve souvent impliqué dans la reconstruction du sens. Il y a là un processus transitif et collaboratif qui, tout en investissant les particularités et l’universalité de la mort, invite en filigrane à repenser les liens entre la littérature et le vivant.