La publication de la correspondance entre Francis Ponge et Christian Prigent est l’occasion de redécouvrir tout un pan de la vie littéraire française de l'après-guerre.

Cette correspondance entre Francis Ponge et Christian Prigent constitue une sorte de « nœud des lettres », où deux auteurs proposent, chacun à sa manière, leur « babil » (pour reprendre un mot cher à Prigent) répondant aux discours de « fantômes » qui furent selon eux à l’origine d’une écriture mutique – à savoir Éluard, Aragon, Valéry, Saint-John Perse et Char.

Les deux épistoliers s’entendent sur ce point. Et si Prigent va fouler le territoire de son aîné pour se porter à sa rencontre (étudiant en lettres, il écrit un mémoire sur son œuvre), il n’est pas question pour autant de lui « laisser la main » : comme il l’écrit dans une de ses premières lettres au maître, il se refuse à plonger « dans Ponge jusqu’à en être pongéifié, empongé, pas près d’être é-pongé : et vlan passe-moi les Ponges : Ponge Pilate, Ponge créole, Ponge toujours tu m’intéresses, honny soy qui mal y Ponge. » Tout le style de Prigent est déjà là en germe, avec ses fractures, sa manière de créer des thromboses dans les amas de mots, de s’éloigner de la peau des discours qui obstruent le fond de la chair – mais le tout sans donner dans le lamento spéculaire. Et Prigent justement admire chez Ponge son refus du lyrisme subjectif qui englue la poésie, et son écriture, sinon matérialiste, du moins matérielle.

Certes, les voix et voies des deux auteurs ne se confondent pas ; et le livre permet de comprendre l’écart qui existe entre la revue TXT (que Prigent lance avec Jean-Luc Steinmetz) et ses aînées : Tel Quel (à laquelle Ponge participe dès le premier numéro), Critique, Promesse, Art Press, Esprit et bien d’autres. Néanmoins, le numéro 3/4 de TXT sera entièrement consacré à Ponge. Car Prigent estime, avec semble-t-il un peu de hardiesse, que son apport à la littérature est « au moins aussi radical que celui de Bataille ou d’Artaud ». C’est en cela que cette correspondance est passionnante : les deux auteurs font preuve l’un envers l’autre de respect et d’affection, ce qui ne les empêche pas d’être parfaitement conscients de leurs désaccords. Ponge critique l’aspect « carnavalesque » de certains poèmes de son correspondant, et n’est pas toujours en osmose avec lui. Mais la différence d’âge n’y est pas pour rien – à quoi il faut ajouter que la pensée politique de Ponge brouille un peu les cartes.

Ce dernier est passé d’un engagement communiste dans les années 40 à un fervent soutien au gaullisme et à une revue (Tel Quel) où Mao-Tsé-Toung est abondamment loué. Les deux auteurs ne cachent pas leurs divergences en la matière, mais ils ne font pas de la politique un casus belli. Ponge se contente d’indiquer aux collaborateurs de TXT qu’il y est venu afin d’inciter le collectif « à méditer sur l’historicité de notre langue », dont il les «  défie bien de [s’]évader jamais ». Prigent relèvera le défi – à sa façon – en publiant Quevedo, Philippe de Beaumanoir et les auteurs de proverbes médiévaux, et en donnant par ailleurs des textes de création éminemment dissidents.

Toutefois, à partir de 1973, les relations entre les deux hommes se distendent pour des raisons littéraires. Ponge n’apprécie pas la façon dont Prigent « tire la langue » à ses propres œuvres, et lui reproche d’être trop psychanalysant dans ses critiques à son égard. Au colloque de Cerisy qui lui est consacré, il supporte mal les transferts que son commentateur se permet entre « anal » et « analyse » à propos de ses textes. Dès lors, la rupture est consommée, et non sans violence. Prigent la qualifiera d’ « anecdote assez farce qui a fait déborder la coupe qui se remplissait peu à peu de venin œdipien (pour moi) et de bile paternaliste déçue (pour lui) ».

À quoi s’ajoutent quelques désaccords littéraro-financiers qui s’achèvent sur des excuses du cadet. La hache de guerre est alors enterrée. Les deux compères projettent de se revoir. Mais le décès de Ponge ne le permet pas. Prigent en éprouve « l’un des grands regrets de sa vie », car il sait tout ce qu’il lui doit. Et ce livre représente en quelque sorte le plus bel hommage de l’auteur de Chino à son aîné.