Cette nouvelle publication de l’article de Hegel sur le droit naturel offre la possibilité de relire un écrit essentiel portant finalement sur les rapports de l’individu et de la cité.

Certains sociologues et de nombreux politistes croient voir se déployer dans nos sociétés, un sentiment courant selon lequel l’individu trouverait sa vérité en lui-même. Si tel est le cas, aux yeux de ces individus, il doit apparaître que l’État pourrait leur être extérieur, et que l’histoire n’est qu’un ensemble d’événements contingents auxquels ils ne devraient se mêler que ponctuellement, un peu comme Fabrice, chez Stendhal (La Chartreuse de Parme, 1839), traversant la bataille de Waterloo sans rien observer. En un mot, un tel sentiment, s’il existe, laisse croire à l’individu qu’il pourrait se suffire à lui-même, et vivre sans relation avec les autres et sans droit.

Ce qui est intéressant dans ces propos de sociologues et de politistes, c’est bien sûr leur fondement, plutôt du côté d’Alexis de Tocqueville (De la démocratie en Amérique, 1835), mais plus encore leur côté répétitif, peu entrevu. En effet, on trouve déjà ce type de constat, mais sur le plan théorique, dans un écrit extrêmement important de 1802-1803 : Le droit naturel. L’écrit, qui constitue un article publié de son vivant, est sous-titré : Sur les méthodes scientifiques dans le droit naturel, sa place dans la philosophie pratique et son rapport aux sciences juridiques positives. Le texte est rédigé par G.W.F. Hegel (1770-1831). Dans le monde historique qui est le sien, Hegel prend pour cible les philosophies du droit naturel ; elles lui paraissent, entre autres, justifier l’opposition simple société/individu. Il ne lâchera pas volontiers cette perspective, puisqu’elle revient dans un cours devenu un ouvrage postérieur (1821) : Droit naturel et Science de l’État, la conjonction de coordination marquant la nécessité de partir de ces philosophies, mais pour les dépasser.

L’édition que nous avons entre les mains a déjà été publiée en 1972, dans l’ancienne collection Idées. Elle méritait vraiment d’être reprise, compte tenu de l’importance des problèmes traités et de la nécessité de rendre le propos accessible à nouveau aux jeunes générations. La traduction n’est pas changée, elle est d’André Kaan (1906), qui signe aussi une préface techniquement très au point, mais peu pédagogique, et les annotations, cette fois placées en fin de volume, plutôt qu’au terme de chaque chapitre de l’article de Hegel.

La science du droit

La question est moins de savoir ce qu’est la science du droit, il faudrait alors produire une analyse historique complète, que de savoir de quoi il est question en elle. Hegel, sur ce point, est très précis. Les questions brassées par la science du droit l’intéressent parce qu’elles renvoient à la vie éthique (les mœurs) qui anime tout ce qui est humain. Disons qu’il y est question d’approcher la cité et la politique, et de les approcher avec cohérence. Dès lors que l’approche en passe par le primat de l’individu, on ne peut revenir à la cité. Dès lors que la cité est posée en surplomb, on ne peut plus saisir l’individu. En un mot, si cette science – et on laisse ici de côté la manière dont Hegel traite ce terme – persévère à se muer dans des dualismes, elle ne pourra jamais traiter du droit scientifiquement.

En lisant ces propos, la lectrice comme le lecteur entendent encore résonner des débats contemporains. Preuve que ce que Hegel voulait dépasser se trouve toujours en train d’alimenter des manières de traiter de la société et de la politique.

Pour Hegel, ce sont des manières inauthentiques de traiter de ces thèmes. Il les renvoie à une opposition symétrique, dont il convient de sortir absolument.

Le droit naturel

Les problématiques du droit naturel sont nombreuses. Hegel s’inquiète des « anciennes manières de traiter de ce droit naturel ». Très concrètement, on pourrait convoquer ici le jusnaturalisme, Thomas Hobbes (1588-1679) et John Locke (1632-1704), notamment, mais aussi bien d’autres philosophes. Il s’agirait alors de ceux qui repensent les rapports de l'individu et de la société, en réaction contre le droit divin et la théologie juridique ; et donc aussi de ceux qui tentent de comprendre les rapports intrinsèques de la société et de l'histoire, si c’est possible.

Cela étant, ces références sont moins prégnantes dans cet écrit, que les références à Immanuel Kant (1724-1804), aux empiristes, et à Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), toutes faisant allusion par conséquent aux philosophies qui procèdent par déterminations abstraites. Le Kant évoqué ici est essentiellement celui de la raison pratique et de l’universalité vide des maximes ; le Fichte est celui du socialisme d’État déployé (et dans l’opposition liberté de l’individu, liberté universelle) dans Fondements du droit naturel (1796).

Pour aller droit au but et à l’aspect central du débat politique, le droit naturel, en effet, se fonde sur un volontarisme juridique : l'idée que l’ordre social est le fruit d'une décision des volontés individuelles. Consacrant le primat de l'individu (ou de la seule volonté), affirmant que la liberté est la simple réflexion du sujet en lui-même, ces philosophies laissent croire que l'appartenance sociale est une question de choix : il serait facultatif d’appartenir à un état social. Afin de soutenir cette perspective, elles ont du s’appuyer sur une fiction de l'imagination : un « état de nature », et sur une notion abstraite : la nature humaine. La soudure entre l’état de nature et l’ordre culturel s'accomplit grâce à la notion de « contrat ». Dans tous les cas, l’État, la culture, les relations sociales paraissent extérieures à l'individu (non-nécessaires, indifférents).

Toutes ces philosophies recourent à des principes de recherche abstraits. Elles commencent par séparer les éléments de réflexion, puis n’arrivent plus à les englober dans un tout cohérent.

Un programme

Évidemment, Hegel ne réduit pas le problème à si peu de choses, qui sont pourtant inévitables dans une brève présentation d’un ouvrage central, nous l’avons dit, pour la réflexion et le critique du droit. Hegel présente les théories naturalistes autant à partir d’exemples concrets qu’à partir d’une exploration du formalisme et de l’empirisme des théories du droit. Dans tous les cas, il relève comment ces théories aboutissent à séparer l’exercice du commandement et les sujets obéissants, comment elles construisent les dualismes dont elles se réclament (nature-société, force-droit, unité-diversité, etc.).

Au demeurant, c’est bien aussi autour des rapports entre l’unité (d’une cité) et la diversité (les individus) que le droit naturel tourne, oubliant par exemple ce qu’il en va des coutumes, des histoires de chaque peuple, etc. Concernant, d’ailleurs, l’unité de la cité, on ne saurait se résoudre à accepter les deux seules significations de l’unité proposées dans le droit naturel : ou l’unité conçue comme domination de l’un sur le multiple, ou l’unité comme addition empirique des multiples. Ces deux modes de compréhension, cependant, ne doivent pas être rejetés, si ce rejet signifie ignorance de leur place historique ou mécompréhension de leur logique.

Elles doivent être suspendues, afin de sortir du cercle dans lequel elles enferment les philosophes. Même si, dans cet écrit, le Hegel de la phénoménologie et de la dialectique n’est pas encore entièrement présent, le philosophe n’en creuse pas moins une voie qui doit commencer à résoudre le problème de l’inadéquation entre l’individu et la cité. On reconnaître de nombreuses similitudes entre plusieurs écrits oscillant entre la question du destin du christianisme (le préfacier s’y attarde longuement) et la phénoménologie. Il suffit d’évoquer pour finir, et insister sur l’intérêt de cet opuscule, la question de la cité antique, telle qu’elle est évoquée ici : cette cité antique considérait l’individu comme une ombre et n’était pas concernée par lui. Et cet examen de la cité antique nous reconduit à son inverse, la cité moderne, dans laquelle les individus sont au contraire conscients du caractère éphémère des institutions, du fait qu’ils se prennent désormais au sérieux.

Mais entre l’individu absenté et l’individu souverain, ne faut-il pas glisser une autre conception de la société et de la politique. C’est ce à quoi la lectrice ou le lecteur vont se heurter avec un tel écrit. Bien sûr, avec plus de complexité hégélienne.