L’activité philosophique peut-elle se dispenser d’une grammaire, au moyen de laquelle rendre ses propositions universelles ?

Que la lectrice ou le lecteur ne se rebelle pas d’emblée devant un tel titre : Grammaire philosophique, en se reportant à ses vieux souvenirs scolaires. Si lWittgenstein ajoute un adjectif à « grammaire », c’est qu’il a quelque chose de spécifique à nous dire. Certes, il y a tout de même des points communs entre les deux grammaires : il y est toujours question des règles d’un langage. Mais une grammaire peut être normative, une autre réflexive. Habituellement, nous connaissons mieux les premières. Et celle de la langue française a été établie pour partie autour de Vaugelas, puis remaniée et ajustée aux mœurs linguistiques d’une France qui a une histoire inscrite dans sa langue.

Il n’est pourtant pas question de cela dans cet ouvrage, déjà publié en langue française en 1980, et donné à nouveau à lire dans cette version plus abordable financièrement. Cette édition réjouira donc les lecteurs de Wittgenstein qui souhaite lire à nouveau cet ouvrage ; elle devient accessible aux étudiants qui abordent les questions de logique en cours universitaires ; elle se prête à toutes les lectures sur intérêt des un(e)s et des autres.

Il convient d’ajouter que l’ouvrage est traduit de l’Allemand par Marie-Anne Lescournet. Il est aussi présenté par elle, et surtout il contient en Annexe une Note de l’éditeur qui éclaire fort bien la manière dont cette édition a été conçue, et parfois rendue pédagogique, en imposant au texte une numérotation servant à mieux suivre les déploiements de la pensée de l’auteur. Certains crieront au scandale « pédagogique ». Cela ne nous a pas paru déplacé (évidemment, il s’agit de l’application à cet ouvrage des règles que Wittgenstein avait choisies pour le Tractatus logico-philosophicus, de 1914).

Ludwig Wittgenstein (1889-1951)

Ce n’est pas le lieu de dresser une biographie de l’auteur. Disons qu’il est au moins connu comme philosophe, architecte, pianiste, et pour s’être contenté d’un poste de maître d’école avant de chercher à se retirer afin de méditer plus aisément. C’est de sa retraite que le tire Bertrand Russel pour lui permettre d’enseigner à Cambridge. Même si ces références sont insuffisantes, elles disent bien que le philosophe n’a cessé de tenir à la tâche qu’il s’était fixée.

Quelle tâche ? Celle de donner corps à un refus de la métaphysique traditionnelle, des valeurs imposées avant réflexion et du recours à une « essence » pour toutes choses dont on voudrait discuter. Comment conduire cette tâche ? En s’attaquant au langage, et mieux encore en ramenant le langage à la logique.

Là encore, nous simplifions sans doute, mais la lectrice ou le lecteur qui voudrait s’intéresser à Wittgenstein retrouvera cette thématique dans l’ouvrage présenté ici.

Ajoutons encore que trop souvent on confond le travail de Wittgenstein avec celui de l’École philosophique appelée « le Cercle de Vienne ». La lectrice ou le lecteur doivent donc demeurer vigilants pour ne pas se laisser submerger par les présupposés au moment de la lecture de l’ouvrage.

Une grammaire spécifique

Afin de s’aider dans sa lecture, la lectrice ou le lecteur peuvent recourir au Dictionnaire Wittgenstein : par Hans-Johann Glock, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2003. L’ouvrage cependant n’est pas si difficile à lire, s’il faut toutefois se concentrer sur le propos. Wittgenstein se méfie de la grammaire scolaire. Elle travestit la forme logique des propositions. Cependant, il conserve ce terme pour son projet, parce que « grammaire » renvoie à l’idée de règles constitutives du langage. Cette fois, bien sûr, non pour le normer ou le soumettre à des enjeux sociaux, mais afin de résoudre les questions de logique qui sont donc aussi des questions de grammaire, de règles pour l’usage des mots.

S’intéressant donc à la manière d’user ou d’utiliser les expressions linguistiques, l’auteur rend compte de la différence entre le « vrai » et le « correct ». Il est possible d’utiliser un terme en accord avec des règles linguistiques sans dire quelque chose de vrai. Mais un terme n’est pas utilisé de manière sensée si on ne peut l’appliquer à des objets conformément à la vérité.

D’autre part, le sens d’une proposition n’est pas enfermé dans la proposition. Il est lié à la place de la proposition dans un système qui détermine les relations logiques entre les propositions. Là encore, nous rencontrons bien des systèmes de règles déterminant largement ce qu’il est possible de dire et d’entendre dans une proposition.

En fin de compte, l’axe général de cet ouvrage est celui-ci : qu’est-ce que comprendre ? Sachant, par ailleurs, que cette formule a valeur universelle, chaque langue ayant un mot équivalent à celui-ci, pour énoncer la question de la signification du langage.

Une conception de la philosophie

Si la comparaison avec la grammaire scolaire ne fonctionne guère (cependant Wittgenstein y tient à certains égards), il n’en reste pas moins vrai, nous l’avons dit, que Wittgenstein, du point de vue philosophique, insiste sur le fait que parler un langage revient à s’engager dans une activité guidée par des règles. Il lui arrive parfois de maintenir une distinction entre grammaire superficielle (scolaire) et grammaire profonde (philosophique).

Cela importe évidemment en ce qui regarde la philosophie. Il est nécessaire, dans cette optique, de rendre compte des règles grammaticales qui sont pertinentes pour la philosophie. L’auteur met donc l’accent sur certains aspects de la pratique du langage. Ce sont ceux qui concernent justement la philosophie. Pour Wittgenstein, la philosophie tient « le livre de compte du langage », elle produit des analyses et des remarques qui nous reconduisent à la manière dont nous utilisons les mots. Elle spécifie ce qui peut être dit de manière sensée à propos de telle ou telle chose.

C’est au titre de la grammaire philosophique que Wittgenstein entreprend l’analyse des rapports entre mathématiques et logique, ce pour quoi il est aussi bien connu. La Deuxième partie de cet ouvrage est entièrement consacrée à ce rapport et à la nécessité d’éclairer aussi la notion de « jeu » souvent mise en perspective pour parler des règles (des maths ou de la philosophie). Mais ce qui est intéressant, dans ce cadre, c’est l’insistance de l’auteur sur le fait qu’il ne peut pas être détourné de s’adonner à des pensées et des doutes qu’il déploie justement à cette occasion. Il refuse même de passer outre ces doutes : « Et je dis à ces doutes refoulés : vous avez parfaitement raison, demandez et exigez que la lumière soit faire ! ».

Note de l’éditeur

Insistons enfin sur l’Annexe au texte de Wittgenstein. L’éditeur a raison de nous renseigner sur la « fabrication » de l’ouvrage. S’agissant d’une édition posthume, due aux soins de Rush Rhees, il faut souligner cependant que l’auteur tenant beaucoup à cet ouvrage. Il parle de « mon livre », il prévoit son titre, il a même peur que ce dernier « sente le manuel ». Mais surtout, l’éditeur nous précise la source principale du texte, un important cahier dactylographié, rédigé pour l’essentiel en 1933. À quoi s’ajoute que l’auteur n’a cessé de remanier son texte, de corriger, réviser, raturer tel ou tel passage. Ce qui fait de cet ouvrage un travail vivant autour d’une question dont on a du mal à se départir : suivant quel critère, le propos d’un philosophe constitue-t-il une proposition ?