L’artiste est-il toujours l’unique auteur de son œuvre, lorsqu’il est envisagé de créer dans des conditions dans lesquelles des compétences diverses doivent être sollicitées ?

Nul ne peut rester indifférent au fait que la création artistique contemporaine ne passe plus, chez de nombreux artistes et depuis longtemps, par les outils traditionnels. Nul jugement dans cet énoncé. Un simple constat. Qu’il faut prolonger ainsi : la vidéo, le traitement de l’image et les outils de synthèse, la robotique et l’Intelligence Artificielle implique, pour ceux qui y ont recours l’acquisition de nouvelles compétences, et surtout des compétences qui deviennent de plus en plus complexes. S’en est-on vraiment préoccupé ? Non pas pour citer ce fait, mais pour en étudier les composantes, les tenants et aboutissants. Ce n’est pas certains, de nombreux ouvrages portant sur les nouvelles technologies les prennent pour acquises, sans se demander quel type d’effort est nécessaire pour pouvoir s’en servir.

Si Anne Sauvageot peut aller plus loin que d’autres, c’est parce que, sociologue, elle a décidé d’interroger les pratiques de quelques artistes contemporains et de réfléchir à la promotion des nouvelles technologies dans les pratiques artistiques. En l’occurrence sur un point précis : des artistes choisissent désormais de contacter des collaborateurs couvrant les compétences que requiert la réalisation de leur œuvre, afin de la conduire au jour. Ces nécessaires recours à des compétences très diversifiées, précise-t-elle, ne sont pas sans restructurer l’organisation du travail artistique. Elles exigent même des artistes qu’ils développent des compétences de supervision ou de gestion des projets et d’équipes », comme le soulignait déjà Pierre-Michel Menger, en brouillant les frontières entre le travail artistique et la gestion de ce dernier. Dès lors, quelles ressources ces individus-artistes mettent-ils en œuvre pour se comprendre et s’entendre ?

Un mythe sans fin

Ce n’est évidemment pas la première fois que l’on s’attaque au mythe bien établi encore du « génie » de l’artiste, quasi divin. On pourrait d’ailleurs faire de nombreuses remarques à l’endroit de ce mythe et de son usage, voire de sa résurgence dans certaines conditions à préciser. Comme ce n’est pas l’objet direct de son ouvrage, l’auteure passe rapidement sur cet aspect des théories de l’art. Elle indique le moment de constitution du mythe (la Renaissance), et en pose les traits essentiels.

Mais, c’est pour mieux situer sa perspective : retracer la multitude des questionnements et des difficultés rencontrées tout au long de la fabrication d’une œuvre qui ne repose pas sur ces mêmes traits ; laisser place aux propos de ceux qui travaillent autrement et se font une joie de travailler ainsi sans regret de ne pas se poser comme « génie ». Il est vrai que cet aspect des « équipes » créatrices mérite qu’on s’y attelle, d’autant que, pris au sérieux, on s’aperçoit que le partage des compétences imposé pourrait être interprété comme empiètement sur les prérogatives auctoriales.

La comparaison avec les ateliers de la Renaissance, au passage, ne tient pas. Certes, il y fut bien question de partage du travail, d’autant qu’on ne peut peindre à plusieurs et simultanément sur le même espace artistique, mais sous forme de maîtrise ou de corporatisme. Mais de nos jours, les artistes interrogés, comme nous allons l’observer, ne sont pas prêts à considérer cet émiettement des tâches comme une atteinte à l’exclusivité de leur rôle créateur et de l’absolue paternité de leur œuvre.

Des collaborations

Dès lors, l’intérêt de l’ouvrage saute aux yeux. Non contente de soulever un problème, l’auteure d’ailleurs refuse de tenir un propos tellement général qu’il ne concernerait plus personne. Elle fait le choix de travailler sur trois artistes différents, dont la notoriété est acquise, et qui ont accepté de se prêter à des entretiens soutenus. Et elle interroge non seulement les artistes mais les collaborateurs ayant contribué de manière décisive à leur œuvre.

D’une certaine manière, il a fallu aller très loin dans l’analyse, car les nouvelles pratiques en question mettent en cause, au-delà de la notion de génie individuel, les discours sur la transcription dans l’œuvre de la personnalité de l’auteur-artiste, ainsi que les discours sur l’intentionnalité spécifique de l’individu-artiste. Elles réfutent l’impossibilité de travail ensemble au même moment sur la même œuvre. Elles exaltent au contraire des projets qui impliquent une intense activité de connexion avec des personnes et des instances diverses, imposent l’exploration de réseaux divers, instaurent des partenariats, des montages de projets collectifs.

Les trois artistes étudiés sont Miguel Barcelo, Eduardo Kac et Céleste Boursier-Mougenot. Le premier a produit des vitraux en tandem avec le verrier Jean-Dominique Fleury. Le deuxième a réalisé une œuvre en partenariat avec Thomas Pesquet lors de son séjour dans la Station spatiale internationale. Le troisième a réalisé une œuvre avec un constructeur.

Trois récits

Les enquêtes se déroulent sans systématisme. L’auteure sait diversifier ses approches en fonction des personnalités et des objets à étudier. Elle restitue les propos des uns et des autres et ne néglige pas de citer les difficultés.

En l’occurrence, il est clair qu’une œuvre résultant d’une collaboration requiert du temps, le temps de la rencontre des personnes, le temps de maturation du projet, et à l’échelle choisie, par exemple, par Barcelo, le temps d’obtenir les accords de réalisation dans un lieu particulier (une chapelle), le temps de calculer techniquement les structures à mettre en place (échafaudages), bien avant de s’intéresser au temps de réalisation de l’œuvre. En particulier lorsque l’artiste aime les improvisations.

On notera aussi que ces collaborations permettent d’inventer de nouvelles techniques, compte tenu du fait de leur ampleur.

Néanmoins, pour revenir sur le thème général à traiter, la création artistique dans ces nouvelles conditions, on ne peut éviter d’insister sur le fait que ces collaborations constituent une véritable éducation nouvelle pour chacun. Pour l’artiste qui, dans les conditions actuelles, reste éduqué à agir en personne. Pour les collaborateurs qui doivent se méfier des intuitions inappropriées de l’artiste. Les uns comme les autres ne peuvent collaborer que si chacun fait un pas vers l’autre, et si chacun accepter de tenir compte de son absence de compétence sur tel ou tel point.

Barcelo est obligé de reconnaître que, se lançant dans une aventure de vitraux, il ne connait rien au verre. Son verrier de son côté est entraîné d’abord vers un échec. Parfois chacun est au seuil de la rupture avec l’autre. Mais l’osmose arrive. Et l’effervescence créative revient. Bien sûr, nous simplifions ce que raconte fort bien Anne Sauvageot, mais il s’agit bien de cela, des avatars d’une manière collective de créer (Barcelo ne clame pas partout les vertus de son ego). Ce que Barcelo renouvelle avec son intervention sur la coupole de la Salle des droits de l’homme et de l’alliance des civilisations au Palais des Nations Unies à Genève, dans une collaboration cette fois avec des ingénieurs du CERN, des entrepreneurs, des spécialistes de la restauration des fresques, etc.

Lorsque l’artiste américano-brésilien sollicite Thomas Pesquet, il est tout de même déjà engagé dans des travaux collaboratifs. Mais la réponse est aussi une fonction d’une certaine ouverture d’esprit, puisque le laboratoire de Pesquet est ouvert au monde culturel, et offre des résidences à des artistes. Double ouverture d’esprit par conséquent. Et cela pour que Pesquet réalise une œuvre dans l’espace en filmant ses fluctuations en apesanteur (un poème réalisé en apesanteur, une poésie spatiale à deux titres). C’est dire aussi s’il a fallu requérir de nombreuses autorisations pour une œuvre art-science inédite. L’auteur nous détaille toutes les procédures engagées. Le partage des rôles est examiné en détail.

Le travail de Céleste Boursier-Mougenot nous porte ailleurs. Il s’agit cette fois d’une chorégraphie de trois pianos à queue qui évoluent dans un espace de musée. Ils vont et viennent et se croisent, se rencontrent, se heurtent, s’évitent. Leur comportement cependant n’a rien d’aléatoire. On voit donc où se situe la collaboration : moteurs électriques, détecteurs, jeux sur le son, etc. Mécanique et électronique prennent part à l’exposition. Bref, un travail collectif, là aussi évident requis tant pour trouver les moyens mécaniques à mettre en œuvre que pour les modalités de téléguidage des pianos. Là aussi, après enquêtes et interviews, l’auteure nous fait part des rêves et des désillusions des uns et des autres.

Il faut conclure, et l’auteure nous accompagne. Trois œuvres, trois modes de partage et de collaboration. Néanmoins un point commun entre les trois : la mise en question de la forfaiture quasi systématique des professionnels de l’art quant à leur manière de passer sous silence ce et ceux qui pourraient porter ombrage à la sacralisation et à la starisation de l’artiste. Barcelo aime d’ailleurs travailler en collaboration, et il affirme même que la vie d’un artiste n’est même qu’une suite de collaborations.